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7 mai 2006 — L’intervention du vice-président Cheney à Vilnius, qui fait beaucoup parler à Moscou d’une “nouvelle Guerre froide”, est une intervention “en catastrophe”. C’est une intervention essentiellement due à des “intérêts particuliers” et elle ne peut être prise en aucun cas comme l’indice ou l’amorce d’une “grande politique” dont les Etats-Unis sont aujourd’hui totalement incapables, que ce soit du point de vue de la conception comme du point de vue des moyens. Elle a été faite directement sur l’inspiration, ou sur les instructions si l’on préfère, des lobbies pétroliers US, dont Cheney est le représentant le plus sûr dans l’administration, avec les inévitables néo-conservateurs en flancs-gardes idéologiques.
Le discours de Cheney a été construit autour de l’intention de tenter de bloquer par tous les moyens l’affirmation russe en Europe, essentiellement une affirmation par l’influence que donnent à ce pays ses moyens énergétiques. Plus précisément, Cheney est mandaté pour bloquer certains projets d’expansion de l’exportation de l’énergie russe par le Caucase. Les médias russes ont réagi en comparant ce discours à une véritable déclaration de guerre (de “néo-Guerre froide”), notamment en le comparant au discours de Churchill à Fulton, en mars 1946.
(Sur ce discours et ce qu’il annonçait, l’Histoire en a fait rétrospectivement quelque chose de différent de ce qu’il fut lorsque Churchill le prononça. Voir notre Bloc Notes du jour.)
Il n’y a évidemment aucun rapport entre les deux événements, Vilnius et Fulton. Cheney, bien qu’il soit vice-président des Etats-Unis, a parlé en homme d’affaires corrompu, mandaté par ses employeurs. Churchill avait d’autres ambitions ; quoi qu’on puisse penser de lui et de sa politique, il s’agit d’une autre dimension et d’un monde différent.
Le ministre russe des affaires étrangères est intervenu fortuitement à propos du discours de Cheney, d’une façon qui tend à réduire radicalement le crédit qu’on peut accorder à l’événement. D’une façon très caractéristique, qui n’est pas sans justesse et qui est peut-être involontaire, le Russe a quasiment ridiculisé les intervenants (Cheney précisément) et la valeur de la référence (Churchill et son discours de Fulton) pour le discours de Cheney en observant : « I would rather not compare these politicians or give this sort of ratings »
Voici quelques remarques sur la réaction de Sergei Lavrov : « Russia's foreign minister Friday played down media speculation that a speech by the American vice president was a modern-day version of Winston Churchill's famous ‘Iron Curtain’ speech.
» An article in leading business daily Kommersant said Dick Cheney's speech Thursday at a regional summit in Lithuania, in which he voiced harsh criticism of Russia, was similar to Churchill's speech in Fulton, Missouri, which many in Russia see as heralding the start of the Cold War. “I would rather not compare these politicians or give this sort of ratings,” Sergei Lavrov said.
» Addressing an international conference in Vilnius, Lithuania, called ‘Common Visions for the Common Neighborhood’ and attended by heads of states from the Baltic and Black Sea regions and NATO and EU representatives, Cheney said Russia had been backsliding on democracy and using its vast energy resources to blackmail its neighbors.
» “No legitimate interest is served when oil and gas become tools of intimidation or blackmail, either by supply manipulation, or attempts to monopolize transportation,” Cheney said. »
On retiendra également comme commentaire du discours de Cheney l’introduction et la conclusion du texte que nous proposons aujourd’hui dans “Nos choix commentés”, de l’expert russe Alexei Makarkine :
« The speech made by U.S. Vice President Richard Cheney at the Baltic and Black Sea Summit in Vilnius has shown that the United States is ready for a continued complication of relations with Russia.
(...)
» The U.S. is ready to take the risk [to alienate the Russians] because the Bush administration fears the growing influence of Russia in Europe. The swelling capitalization of state-owned energy giant Gazprom and Russia's increasing economic independence, including active repayment of foreign debts, the growth of gold and international reserves, and the accumulation of the Stabilization Fund, may strengthen the Kremlin's foreign policy ambitions. This is why the U.S. has opted for a highly risky strategy of “pre-emptive deterrence” in regard to Russia, with the key part assigned to the Euro-Atlantic integration of Ukraine. »
Les deux phrases-clés du commentaire de Makarkine sont “continued complication of relations with Russia” et “to take the risk”. L’intervention de Cheney implique effectivement une complication considérable (pour tous, notamment en Occident) des relations avec la Russie et elle est marquée par des risques considérables. Comme d’habitude, les Américains ne savent pas où ils vont mais ils y vont…
La “coalition” réunie à Vilnius, avec les appendices qui vont avec (Pologne et Commission européenne notamment, — la Commission tenant le rôle du comique de service) est hétéroclite et elle-même complètement disparate et contradictoire. Le seul acteur qui sait ce qu’il veut dans cette coalition est la Pologne, et ce que veut la Pologne se réfère à la fois à une vision obsessionnelle et passionnelle des relations internationales, et à une perception complètement dépassée d’un antagonisme anti-russe remontant à la Guerre froide et même au pacte Ribbentrop-Molotov. C’est peu pour lancer une nième “néo-Guerre froide”.
L’incohérence du propos est complète. Provoquer un antagonisme supplémentaire avec la Russie alors que l’Ouest a besoin de la Russie dans la crise iranienne, alors que l’Europe a besoin de la Russie pour l’énergie, alors que certains acteurs européens de l’UE et de l’OTAN sont activement engagés avec la Russie contre d’autres acteurs européens de l’UE et de l’OTAN (l’Allemagne aux côtés de la Russie contre la Pologne), — tout cela relève de la stratégie désormais célèbre, à la fois néo-conservatrice et hyper-capitaliste du “chaos créateur”. On en goûte chaque jour les résultats en Irak.
(Ceux qui admirent les vertus de “chaos créateur” de la politique US devront expliquer l’intérêt pour les Américains d’introduire de tels ferments supplémentaires de division au sein de l’OTAN, alors qu’ils cherchent à transformer aujourd’hui cet “outil” et qu’ils ont besoin de la coopération de tous les membres de l’Organisation pour cela, — qu’ils étaient loin d’avoir, même avant le discours de Vilnius. Mais peut-être le “chaos destructeur” est-il aussi destiné à l’OTAN elle-même.)
La politique US aurait un sens tactique (pour la stratégie, c’est autre chose) face à une Russie encore affaiblie et encore isolée, comme elle l’était durant les années 1990. Aujourd’hui, la Russie n’est plus isolée ni affaiblie, c’est même tout le contraire. L’offensive de Cheney marque surtout, — mis à part les intérêts des pétroliers texans, — la faiblesse actuelle des Etats-Unis en même temps que le vide conceptuel de leur politique. La méthode est à mesure. Le discours Cheney a été fait en consultation avec des néo-conservateurs aussi incontrôlables qu’un Michael Ledeen ou qu’un Frank Gaffney, et sans consultation avec les services concernés du département d’État (mise à part l’ambassadrice US à l’OTAN Victoria Nuland, elle-même néo-conservatrice et épouse du néo-conservateur Robert Kagan). La méthode ne fait que rendre compte de l’atomisation du pouvoir à Washington.
Ce que ne cessent de faire les Américains, notamment avec une initiative comme celle du discours Cheney, c’est d’une part d’offrir aux Russes des occasions d’affirmer de plus en plus leur puissance nouvelle et d’autre part de poser des jalons pour d’énormes crises pouvant diviser le camp occidental. Dans cette logique, on peut avancer que la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN va non seulement devenir un cas majeur d’affrontement entre la Russie et certains à l’Ouest, mais aussi un cas majeur de division en Occident même. C’est une bombe à retardement de plus glissée au Conseil de l’Atlantique Nord, où cette affaire pourrait devenir un motif d’affrontement entre un front USA-Pologne d’une part, un front Allemagne-France de l’autre, avec les autres pays choisissant leur camp selon leurs choix généraux.