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13 mai 2006 — Le président russe Poutine a brisé un tabou considérable lors de son adresse à la nation du 10 mai. Voici les quelques mots qui justifient ce jugement, dans la présentation qu’en fait The Guardian :
« Responding for the first time to accusations last week by the US vice-president, Dick Cheney, that Moscow had rolled back democracy, Mr Putin said: “Where is all this pathos about protecting human rights and democracy when it comes to the need to pursue their own interests?
» “Here, it seems, everything is allowed; there are no restrictions whatsoever. We are aware what is going on in the world. Comrade wolf knows whom to eat, he eats without listening, and he's clearly not going to listen to anyone.”
» In an apparent reference to suspicions that the US is planning military action against Iran, Mr Putin added: “Methods of force rarely give the desired result, and often their consequences are even more terrible than the original threat.” »
On sait qu’un Hugo Chavez ne mâche pas ses mots lorsqu’il parle des USA. Cette attitude se retrouve parfois chez l’un ou l’autre dirigeant, par exemple l’ami et mentor de Chavez, Fidel Castro, et quelques autres, — mais il s’agit de situations, de dirigeants et de circonstances le plus souvent défensives qui interdisent d’accorder à ces déclarations des effets politiques réels et sérieux. Ce n’est pas le cas de la déclaration de Poutine.
Les mots prononcés par Poutine pour décrire le comportement des USA manquent du plus élémentaire devoir de politesse servile et de respect consciencieux et empressé qui caractérise toutes les déclarations publiques des dirigeants des “pays responsables” lorsqu’ils parlent avec une minutie religieuse des USA et de leurs vertus. Il semble plus facile d’appeler un chat un chat que de décrire avec des mots précis ou des images appropriées le comportement des USA.
(Et il est essentiel de comprendre la portée de ce jugement : “le comportement des USA” et non pas seulement la politique des USA. Une politique est une chose contingente, qui peut changer. Poutine l’a d’ailleurs déjà critiquée avec des mots très durs [« policies based on the barrack-room principles of a unipolar world appear to be extremely dangerous », disait-il à propos de la politique US, en décembre 2004 en Inde]. Un comportement ressort du fondamental : la psychologie, le réflexe naturel, bref l’être de la chose qui se comporte. C’est cela que Poutine met en accusation.)
La Russie, que préside Poutine, est-elle un “pays responsable”, selon les normes internationales tacites qui sont un subtil mélange de force, d’importance, d’inévitabilité de la consultation pour toute décision collective importante? Nécessairement, puisqu’elle est une puissance stratégique de première grandeur (arsenal stratégique nucléaire), un acteur économique en pleine expansion et un des premiers fournisseurs d’énergie du monde au cœur de la crise des ressources, un membre du G8 et un des cinq détenteurs du droit de veto à l’ONU. Quelle que soit l’estime qu’on puisse avoir pour Chavez, sa position stratégique générale n’est pas celle de Poutine ; par exemple, les USA peuvent feindre d’ignorer l’existence du Venezuela sur un nombre très important de questions essentielles ou éviter la plupart des réunions où se trouve Chavez et ne pas le rencontrer dans les réunions les plus importantes parce qu'il n'en fait pas partie ; avec la Russie et Poutine, pas question.
Les déclarations de Poutine peuvent être considérées comme brisant effectivement un tabou. Cette appréciation sur le comportement des USA venant d’un pays d’un tel statut ouvre une nouvelle voie à l’analyse du comportement des USA, en même temps qu’elle ouvre une brèche dans un consensus non-dit dans toutes les bureaucraties et les directions des puissances : le “black out” sur cette véritable appréciation du comportement US. Ce n’est pas rien dans une époque d’intense communication et d’intense conformisme des jugements officiels activés par ces communications.
Nombre de bureaucraties européennes, aujourd’hui, abordent des analyses envisageant de tels jugements radicaux sur le comportement des USA, mais elles se refusent à les diffuser. Nous connaissons l’exemple de certaine(s) bureaucratie(s) où de telles analyses qui sont discutées secrètement à l’intérieur de services spécialisés figurent sur des documents anonymes (sans en-tête) et sont interdites de diffusion électronique à l’intérieur de cette (ces) bureaucratie(s). Le résultat est qu’à l’intérieur de ces bureaucraties, les “fiches de synthèse” et les “talking points” aboutissant aux dirigeants chargés de négocier et de décider ne contiennent rien de ces appréciations essentielles. Le résultat est qu’entre pays proches, ou agissant ensemble, on ignore ce que l’autre (les autres) pense(nt) réellement du comportement des USA.
Les mots de Poutine vont dans le sens d’écarter décisivement ce tabou en dépouillant complètement le comportement US de toute appréciation morale vertueuse, préjugée et axiomatique. Il n’est pas étonnant que ce soient les Russes qui ouvrent cette brèche du langage et de la perception. Ce sont eux qui montrent en général le jugement le plus pessimiste sur les Américains, leur politique et surtout leur comportement qui détermine inéluctablement cette politique. La lecture des commentateurs russes est édifiante à cet égard. Ce sont eux, surtout, les Russes, qui prêtent le plus d’attention à la psychologie américaniste pour analyser le comportement américaniste. Ce sont eux qui, les premiers, ont établi le diagnostic fondamental, en termes psychologiques, de l’après-Guerre froide (déclaration d’Arbatov, directeur de l’Institut des Etats-Unis et du Canada, de Moscou, faite à Newsweek début mai 1988, en avance de la visite de Ronald Reagan à Mikhaïl Gorbatchev : « Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi. »)
(Bien évidemment, l’argument pourrait être aussitôt avancé d’une proximité entre la Russie qui pose ce jugement et l’URSS anti-capitaliste du temps d’avant-1989, qui employait une dialectique très agressive contre les USA et le reste. Justement, il s’agissait de dialectique, c’est-à-dire d’une argumentation fondée sur une idéologie, dont le but principal était la destruction argumentée de l’idéologie adverse ; la dialectique soviétique ne décrivait pas la réalité mais énonçait les jugements de la doctrine. Poutine décrit un comportement à partir de l’observation de ce comportement. Cette incursion dans la réalité américaniste fait une différence du domaine de la substance et justifie qu’on parle de tabou brisé.)
Concluons : ces mots de Poutine ne sont pas dus au hasard. Ils marquent, avec d’autres choses mais d’une façon originale et substantielle, un événement essentiel : le retour, voire la résurrection affirmée de la Russie comme puissance indépendante, — c’est-à-dire la résurrection d’un état d’esprit national, d’une souveraineté nationale s’exprimant notamment par la puissance correspondante. Certains parlent de “néo-Guerre froide” ; il faut les comprendre : hors des stéréotypes du passé, leur pensée s’enrhume affreusement et, comme c’est l’habitude avec le rhume, se bouche. Non, soyons sérieux : la résurrection de la Russie en tant que puissance nationale est un événement essentiel, un événement très actuel du grand changement en cours. On en reparlera.
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