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2774On a déjà exploré certaines modifications importantes de la Russie ces dernières années, avec une accélération ces derniers mois, particulièrement depuis le début de l’année — et même, jusqu’à ces derniers jours. Le facteur essentiel est l’affirmation d’une puissance politique que donne à la Russie la puissance financière nouvelle de son État et ses capacités considérables d’exportateur d’énergie. Les événements sollicitent une analyse un peu plus synthétique et un peu plus en profondeur.
Nous proposons cette hypothèse au départ de notre analyse, qui est pour nous si probable qu’elle en est presque un constat : les changements en cours en Russie sont fondamentaux et organisent un grand événement, peut-être “le premier événement important du XXIème siècle”. Nous justifions ce jugement par le fait que l’émergence de la Russie en puissance régénérée est un des événements importants du processus en cours vers une transformation des relations internationales en une véritable multipolarité, après l’épisode de l’unipolarité factice des USA, tentative avortée de transformer à leur profit la soi-disant bipolarité de la Guerre froide. Nous le justifions également par la logique qui sous-tend cette réémergence, qui est l’identité et la souveraineté nationales engendrant évidemment l'indépendance nationale, et nullement l’affirmation d’une volonté de puissance hégémoniste (identité et souveraineté nationales étant une tendance opposée à celle de l’hégémonie, qui est par essence destructrice d’identités [celle des autres, mais le principe en est touché parfois mortellement]).
Il y a de la logique dans l’évolution générale : la bipolarité de la Guerre froide n’était qu’un faux masque dissimulant l’unipolarité US régnant sur le monde, mais alors beaucoup plus habile puisque présentée comme si elle avait été sollicitée par le reste du monde. La tentative de transformation de l’unipolarité sophistiquée (USA pendant la Guerre froide) en une unipolarité brutale, à l’occasion du 11 septembre 2001, s’est soldée par un échec piteux. Le 11 septembre 2001 semblerait donc organiser le paroxysme américaniste qui va marquer la fin de l’American Century “officiellement” commencé le 7 décembre 1941 (attaque de Pearl Harbor) et annoncé quelques mois plus tôt par le fameux article de Henry Luce dans Life (« The American Century »).
Nous en revenons donc à la Russie.
Désormais, les Russes nous parlent droit, — non, plutôt que “nous”, ils parlent droit aux Américains et à leurs consignes américanistes. La maladresse et l’affligeante pauvreté du discours Cheney à Vilnius le 4 mai ont servi de détonateur. (A moins que Cheney ait joué le provocateur pour compromettre la recherche d’un compromis avec l’Iran en tentant d’éloigner la Russie de l’Occident. Mais le “à moins que” ne s’impose pas vraiment : on remplacera simplement “maladresse” par paranoïa, ce qui revient au même en pire, tout en gardant précieusement la pauvreté d’esprit.)
Nombre de commentateurs russes appellent désormais un chat un chat et ne prennent plus de gants pour dire leurs faits aux Occidentaux, et particulièrement aux américanistes. Parfois, c’est très poli, parfois ce n’est pas loin de la colère pure et simple, parfois c’est le bras d’honneur. C’est la nouvelle réalité russe, c’est Poutine approuvé par un Soljenitsyne et soutenu par son peuple d’une façon que les gérontes (intellectuellement parlant) de Washington sont à des années-lumières d’imaginer puisque eux-mêmes ne l’ont jamais expérimenté (sauf Roosevelt en 1936).
Un texte intéressant sur cet état d’esprit nouveau de la Russie est celui de Piotr Romanov, de Novosti, paru le 11 mai et que nous reprenons dans “Nos choix commentés”. Deux extraits, ci-après, nous paraissent en livrer l’essence.
Parlant d’abord des diagnostics de “néo-Guerre froide” aussitôt portés sur la situation après le discours de Cheney et avec les réactions russes, Romanov commente : « A mon avis, ils ont tous tort. Cheney n'est pas Churchill, il n'est pas à même de changer le cours de l'histoire. Qui plus est, la Russie est dirigée aujourd'hui non pas par Staline, mais par Poutine. Et la Russie de Poutine n'a pas l'intention d'ériger un nouveau mur de Berlin, au contraire, elle s'ouvre de plus en plus au monde occidental aussi bien sur le plan économique, ce dont témoignent les projets énergétiques russes, que sur le plan politique: la Russie ne partage pas toujours, loin s'en faut, l'avis de l'Occident, mais elle est prête à discuter sur n'importe quel sujet et à rechercher des compromis. Pour une bagarre, il faut au moins deux opposants. Autrement, il s'agit d'un combat contre une ombre. »
Mais que se passe-t-il donc ? Évoquant l’habituelle tactique brutale et primaire des américanistes, consistant à imposer une pression pour forcer à des concessions, et cela durant cette période parce qu’elle précède le sommet du G-8, Romanov commente : « Ces propos montrent on ne peut mieux que l'élite politique des Etats-Unis a raté un moment très important: après s'être trouvée pendant près de vingt ans sur l'orbite de l'Occident, la Russie a partiellement récupéré ses forces et a retrouvé enfin, à l'instar d'une planète, sa propre trajectoire. Puisqu'il en est ainsi, l'Occident, et les Etats-Unis en particulier, doivent revoir sérieusement leur ton protecteur à l'égard de Moscou et leur manière de parler. Cela était surtout évident après les récents sermons prononcés par Condoleezza Rice et Dick Cheney qui ont essayé, pour une énième fois, d'apprendre aux Russes à devenir de véritables démocrates. Ils étaient un peu ridicules, comme quelqu'un qui crierait en direction d'un train qui s'éloigne. »
Fort bien. Puisque nous avons l’appréciation sur ce qui se passe en Russie, voyons maintenant comment et pourquoi, et dans quel sens.
Revenons d’abord sur un point déjà mentionné, qui est le soutien du peuple russe à Vladimir Poutine. L’accusation d’anti-démocratisme portée contre Poutine rend compte de la désormais habituelle hypocrisie occidentale qui s’agrippe à la lettre de la chose comme à une ultime bouée de sauvetage, pour ne pas sombrer avec l’esprit de la chose qui est, dans ce cas, le concept utopique de la démocratie à l’occidentale. Cette hypocrisie est l’habituel truc des élus par raccroc et fraudes diverses (voir les USA), soutenus par la propagande, qui évoluent à des 25%-30% de satisfaction des électeurs, qui sont haïs par leurs peuples, qui dispensent des leçons de démocratie. Passons.
Sur le point de l’esprit démocratique de Poutine, c’est-à-dire le soutien par son peuple, voyez le texte de Nikolas K. Gvosdev (Américain d’origine russe, précision utile, et éditeur de The National Interest), paru dans The Los Angeles Times. (Texte si intéressant : nous l’avons repris dans “Nos choix commentés”.) Il fait justice de la fable du Poutine anti-démocrate pour l’essentiel, qui est l’esprit de la chose, — dans ce cas , que Poutine s’oppose aux USA parce qu’il est anti-démocrate et s’oppose ainsi à la volonté évidemment pro-américaniste du peuple russe : « And would a more democratic Russia be more amenable to U.S. interests? Opinion polls suggest that more than 60% of Russians see the United States as having a negative influence in the world; more than half believe that the U.S. is unfriendly to Russia. And although many Americans comfort themselves with the illusion that these figures must be weighted in favor of the elderly with Cold War hang-ups, the reality is that it is the young, college-educated elites in Moscow and St. Petersburg — Russia's wealthiest and most liberal cities — who are the bastion of anti-U.S. sentiment in the country. »
Le texte de Romanov (également dans “Nos choix commentés”) est également intéressant parce qu’il ne fait pas qu’exposer une défense. Il présente des éléments clairs de la conception qu’ont les Russes de leur système, de leur façon d’appliquer leur notion de la démocratie. Ce n’est pas sans intérêt pour nos démocraties en perdition.
Le système russe peut effectivement être décrit comme une pseudo-démocratie si l’on veut en juger selon des principes idéologiques qui font l’objet chez nous d’une exégèse pompeuse et qui paraît s’abîmer dans les délices d’une rhétorique sans fin pour retarder aussi loin que possible le passage à l’acte. Historiquement, ce système russe qui constitue manifestement une évolution du système communiste finissant présente des singularités intéressantes.
Cette méthode de continuité de facto entre le régime communiste finissant et l’actuel a contribué, d’une façon extraordinaire et profondément mystérieuse, à débloquer des situations pour le bien objectif de la Russie, — malgré les épreuves imposées par les transitions.
• En mars 1985, c’est la gérontocratie totalement paralysée du PolitBuro qui désigne Gorbatchev comme secrétaire général pour remplacer Tchernenko. C’est Gorbatchev qui va liquider le système, accomplissant ainsi exactement le contraire de ce que désiraient ses mandants du PolitBuro, et libérant l’URSS et l’Europe de l’Est du communisme. Qu’il ait voulu explicitement ou pas cette libération et cette rupture du système n’est qu’un dossier de plus pour alimenter les procès d’intention dont nous sommes si friands à défaut de juger des faits. L’Histoire tranchera en faveur de ce qui fut accompli par Gorbatchev, qui est un événement historique considérable.
• La transition/élection d’Eltsine de 1990-91 est un cas trop exceptionnel pour être pris en compte. Il n’empêche : Eltsine vient au pouvoir contre son prédécesseur, ce qui est une rupture de la continuité. Le résultat est un régime corrompu, totalement acquis à la catastrophique pénétration du capitalisme sauvage de l’Occident. Eltsine réussit la performance de faire regretter à un nombre substantiel de Russes le régime communiste.
• Mystère des grands courants historiques et reprise de la méthode qui nous avait donné Gorbatchev. Eltsine coopte un dauphin sorti de l’ombre, l’ex-officier du KGB Vladimir Poutine. Résultat : un grand restaurateur de la puissance russe, qui va complètement renverser le courant catastrophique de désintégration de la puissance et de la souveraineté nationale sous Eltsine.
• Dernière remarque : l’importance du KGB dans ces divers événements : Gorbatchev, homme de Iouri Andropov, président du KGB devenu secrétaire général du PCUS en 1982 ; Poutine, ancien officier du KGB… En général, en Amérique, à l’extrême-droite anticommuniste, et en Europe (en France) chez les “anti-antiaméricains” qui ne trouvent de meilleur argument pour vanter le régime américaniste que de ressasser des leçons d’histoire en version maximaliste sur le régime communiste (cela s’explique par le nombre d’anciens pro-communistes ou marxistes chez ces “anti-antiaméricanistes”, qui ont beaucoup à se faire pardonner), on agite cette mention du KGB (auparavant Tchéka, OGPU, GPU, NKVD et MGB) pour faire peur aux petits enfants le soir, s’ils refusent de dormir. La réalité est que le KGB fut toujours (un peu à l’image de la CIA) un service très ambivalent ; d’un côté, une branche répressive d’une férocité inouïe, essentiellement pendant la période lénino-stalinienne (Goulag, déplacements de populations, liquidations massives, avec des psychopathes sophistiqués comme Dzerjinski [président de la Tchéka, 1918-24] ou des psychopathes primaires comme Iéjov [président du NKVD pendant la grande terreur, ou Iejovtchina, de 1936 à 39]); d’un autre côté une branche réformiste, de laquelle on rapproche des hommes comme Béria dans sa seconde période et Andropov, et qui fut à la base des initiatives réformistes en URSS. L’histoire du KGB, surtout à partir des années 1950, est un balancement entre les deux tendances : le KGB fut l’initiateur de la chasse aux “dissidents” dans les années 1960-70 mais il fut aussi opposé (sans succès) à l’invasion de l’Afghanistan en 1979 et il empêcha l’invasion de la Pologne en 1980-81.
Les critiques idéologues de Poutine, qui marient l’hystérie courante aujourd’hui à une grande obsolescence historique (spectre de la Guerre froide, du communisme, du KGB pour effrayer les petits enfants), devraient se garder de la marche des événements. L’attaque contre le manque de démocratie en Russie commence à approcher du stade dangereux du ridicule dès lors qu’elle s’appuie, en référence, sur un modèle démocratique occidental en lambeaux, à la fois décadence, imposture et caricature pathétique de l’esprit de la chose. Le citoyen occidental, impossible à dissoudre par décret pour l’instant, l’a bien compris, qui fait fonctionner son propre système par ukases, que ce soient les sondages ou les votes négatifs à tel et tel référendum.
Le fonctionnement du système russe, tel qu’il se dessine, pourrait bien offrir une formule de sauvegarde, alternative au système occidental fracassé. Ce que Poutine a été capable de faire en sept ans est au moins autant une reconnaissance de la validité du système et des moyens que ce système donne aux hommes, qu’un tribut pour les qualités de l’homme.
Le système russe en formation offre d’une part une pérennité remarquable de la politique, d’autre part il combat efficacement les influences extérieures déstructurantes en réduisant au minimum minimorum le système de la “particratie” (système des parties). C’est un bon moyen pour tenter de régénérer l’hégémonie du politique sur l’économie, dans une époque asphyxiée par le nihilisme économiste. Les sept années de Poutine ne montrent d’ailleurs rien d’autre. La re-nationalisation, ou la nationalisation quand c’est la première fois, des matières premières stratégiques va évidemment dans ce sens de la réhabilitation du politique. (La matière stratégique définie au niveau de l’intérêt national, si l’on comprend la signification du qualificatif, ne peut être soumise à la logique économiste du marché. Ce n’est pas une matière destinée à la rentabilité d’elle-même mais destinée au renforcement de l’intérêt national.) La remarque vaut pour le gaz russe ou le gaz bolivien, et le reste.
Le système russe n’est pas une démocratie. C’est un système présidentiel contrôlé. Par ailleurs, certaines situations, en Occident, présentent des similitudes. Le système présidentiel gaulliste, s’il marchait bien, irait dans ce sens. Malgré les derniers avatars dus à mai 1968, Pompidou était le “dauphin” coopté par de Gaulle (c’est en ces termes entendus mi-figue mi-raison qu’il fut “remercié” en juin 1968 par le Général) et c’est lui qui a succédé au premier Président de la République au nom de “l’héritage”. Au Royaume-Uni, la situation actuelle présente quelques similitudes, avec une cooptation Blair-Brown en cours, — mais, là aussi, avec beaucoup de difficultés qui ont moins à voir avec la rigueur démocratique qu’avec les ambitions et les vanités des uns et des autres.
Autre point à noter : la Russie réarme, et sans complexe. Elle le clame haut et fort. La maladresse occidentale, — si l’on suppose que l’“Occident” (les USA, bien sûr) ne voulait pas de ce réarmement, — reste un grand mystère de notre époque, dans sa poussée constante pour réveiller ceux que les Américains considèrent comme leurs adversaires effectifs ou potentiels, — et les Russes en font évidemment partie. Ce sont les spéculations des experts US sur la “supériorité nucléaire” que devraient affirmer les USA qui ont constitué, ces dernières semaines, un incitatif majeur pour confirmer et accélérer le réarmement russe. Le discours de Cheney a encore accéléré la tendance, bien entendu. La “provocation”, si c’en est une, est une réussite.
Poutine a donné des précisions sur ce réarmement, le 10 mai dernier, devant la Douma. Voici quelques notes de Novosti, qui montrent l’accent jusqu’au détail mis sur les forces stratégiques nucléaires : « Nous devons avoir des forces armées capables de combattre en même temps dans un conflit global, régional et, si nécessaire, dans plusieurs conflits locaux'', a déclaré Vladimir Poutine.
» L'équipement de nos forces nucléaires stratégiques doit être augmenté substantiellement dans les cinq prochaines années. En 2006, la Russie mettra en service deux sous-marins atomiques stratégiques dotés de systèmes de missiles ultra-modernes Boulava, a annoncé le président. Cinq régiments des Forces de missiles stratégiques sont déjà dotés de nouveaux missiles Topol-M stationnés en silos, a-t-il dit. En 2006, ces missiles à stationnement mobile viendront équiper nos forces armées, a ajouté le président.
» Parlant du budget du ministère de la Défense, le chef de l'Etat a fait remarquer que les dépenses militaires de la Russie devaient être comparables à celles des autres puissances nucléaires, mais pas au préjudice de l'économie nationale. “Nos dépenses de défense par rapport au PIB sont analogues à celles des autres puissances nucléaires, par exemple, de la France ou de la Grande-Bretagne”, a indiqué Vladimir Poutine. Ces indices ne sont pas comparables à ceux des Etats-Unis où le budget militaire dépasse de 25 fois le budget militaire de la Russie en chiffres absolus.
» “Conscients de toute l'importance de ce problème, nous ne devons pas répéter les erreurs commises par l'Union Soviétique à l'époque de la ‘guerre froide’ en matière de politique et de stratégie défensive”, a souligné le président.
Les Occidentaux, essentiellement les USA, vont éventuellement tirer l’alarme devant ce réarmement. Mais la critique a peu de prise sur le fond, avec la référence évidente à la souveraineté nationale (Poutine n’a qu’à reprendre les discours là-dessus, de De Gaulle à Chirac, pour justifier sa politique). Au reste, la rhétorique “néo-Guerre froide” peut être aisément réduite à rien par la rhétorique anti-terreur. Dans ce cas, les Russes arguent qu’ils font ce que les Américains demandent à tous les pays “civilisés” : s’armer le plus et le plus vite possible. Les Russes se servent de cette dualité à leur profit, puisque l’ancien ennemi de la Guerre froide peut aussi bien prétendre être un allié dans la guerre contre la terreur.
Malgré ce réarmement, l’armée reste un énorme point noir pour la Russie actuelle. Son incohésion, son inefficacité, la corruption et la brutalité qui y règnent, etc., la mettent dans une position de grande fragilité et appellent des réformes fondamentales. C’est un chantier essentiel pour les dirigeants à venir. La Russie doit absolument se débarrasser des structures sclérosées et corruptrices qui ont marqué l’Armée Rouge à partir des années 1960. Cette tâche fait partie de la restauration nécessaire de la souveraineté nationale.
L’autre faiblesse c’est la démographie, qui est une tragédie nationale de première dimension. Ce n’est pas pour rien que Poutine l’a désignée comme la première priorité de son action en proposant un programme nataliste de grande ampleur (primes très importantes pour les naissances).
Cette politique est un autre élément qui rapproche le régime russe actuel du régime gaulliste des origines de la Vème République, qui avait lui aussi institué une politique nataliste très volontariste. La ressemblance est d’autant plus judicieuse que la politique nataliste de Poutine se réfère directement à la réaffirmation de la sécurité nationale.
La politique de l’Europe (au niveau institutionnel de la Commission) face à la Russie représente une surprenante addition d’erreurs et d’aveuglement dans l’analyse, éventuellement avec l’hypocrisie qui va avec. Il y a surtout une obsolescence révélatrice du jugement. Il est surprenant de voir ces armées d’experts et de spécialistes continuer à parler de l’irrésistible super-puissance américaniste au moment où cette puissance révèle de toutes parts ses faiblesses et sa sclérose, et par contraste considérer avec mépris la puissance de la Russie. C’est le produit d’une culture limitée aux éditoriaux du Financial Times et à la lecture studieuse et quotidienne (sauf le week-end) de l’International Herald Tribune.
La sclérose de ce jugement général des structures européennes, de cette inculture des véritables événements techniques, de cette incompréhension des stratégies, de cette ignorance des fondements des véritables enjeux de notre crise générale, est l’autre événement qui le dispute à la réémergence de la puissance russe pour le titre de grand événement du début du siècle. L’inculture politique des actuels dirigeants européens est un phénomène qui a l’allure sociologique des grandes tendances mécanistes, et presque un aspect pathologique dans l’entêtement des jugements.
C’est le surprenant Barroso qui a convaincu Poutine d’aller de l’avant dans sa prospective de gros contrats gaziers avec la Chine. Le président russe avait eu, avant cette décision, une rencontre avec le Président de la Commission. Suivant aveuglément ses “talking points”, Barroso avait chapitré Poutine sur les droits de l’homme et la démocratie, et aussi, et encore plus finement, sur les impératifs du marché libre. Poutine en était sorti convaincu que rien de sérieux ne pouvait être fait avec des gens de cette sorte, avec un système qui place de tels hommes à ce niveau.
Pour les dirigeants européens, la Russie, comme le reste d’ailleurs, ne peut être jugée que de deux points de vue : du point de vue économique de l’orthodoxie libérale et du point de vue du moralisme séculariste occidental. La Russie ne passe aucun de ces deux tests selon les critères virtualistes et les réunions internes de la Commission. Elle doit donc être traitée comme une partie inférieure qu’il faut au mieux éduquer, au pire isoler et condamner aux ténèbres extérieures. Barroso a obtenu ce résultat d’une habileté rare de faire se tourner la Russie vers la Chine et les fonctionnaires de la Commission ont pris l’habitude de menacer, dans les mêmes réunions internes et en petit comité où l’on roule des mécaniques, la Russie de leurs foudres. Tout cela fait partie de l’écume de l’époque. Passons outre.
Les vrais rapports de la Russie avec l’Europe sont au niveau des nations. On l’a vu avec l’Allemagne. Espérons que la France songera un instant à écarter Clearwater pour s’intéresser aux Russes. Cette orientation est au reste assez normale et suit le processus de régénérescence de la souveraineté nationale d’une part, le processus de dégénérescence de l’ensemble européen au profit des souverainetés nationales d’autre part. La Russie trouvera sa place en Europe avec des nations, pas avec des institutions supranationales.
On conclut qu’il est inutile de regretter cette mésentente entre la Russie et l’Europe institutionnelle et d’esprit économiste et supranationale, compensée selon les opportunités par une entente entre la Russie et certaines nations ouest-européennes. La démarche russe est politique et nationale, elle s’appuie sur l’affirmation de l’identité et de la souveraineté nationales. L’entente profonde ne peut être trouvée qu’avec des entités nationales fortes, c’est-à-dire les nations.
L’intérêt du processus russe ne doit pas être principalement mesuré en termes de puissance, comme font les comptables anglo-saxons, au Pentagone ou à la City. L’intérêt est qu’il s’appuie sur le renforcement de la souveraineté et de l’identité, qu’il conforte le principe essentiel des forces structurantes face à la poussée déstructurante globale. En cela, il est bénéfique, d’une façon générale, au mouvement de résistance à la déstructuration globalisante lancée contre la civilisation.
Comme on l’a vu, l’absence de la France est notable dans ce tableau, comme partenaire naturel de la Russie, encore plus au niveau des principes structurants que du point de vue de la géopolitique (même l’un n’exclut pas l’autre). Cette absence est circonstancielle. Une autre circonstance, en sens inverse, doit faire revenir la France dans le circuit des liens avec la Russie. Fondamentalement, la France ne peut trouver qu’avantage à une proximité russe, dans l’état présent du processus russe.
Le reste, les chicaneries gémissantes et menaçantes sur le degré de démocratie venues de forces fondamentalement perverses n’a qu’une importance secondaire. Elles comptaient du temps d’Eltsine, lorsque la Russie était à genoux, car c’est dans cette position que les bonnes âmes tapent sur leurs cibles avec le plus de courage et de force. On peut être assuré que la Russie, avec sa nouvelle puissance, trouvera de plus en plus de ces bonnes âmes humanitaires pour modifier leurs jugements à son propos, et à son avantage. La force renouvelée inspire le révisionnisme positif aux bonnes âmes humanitaires (le “révisionnisme” devient alors une vertu). C’est une habitude apprise dans la fréquentation assidue du Pentagone. Cela ne change en rien la problématique russe et l’aspect positif de son développement actuel. Cela en donne a contrario une bonne mesure : la lâcheté intellectuelle occidentale est désormais une valeur de référence a contrario pour les autres.