Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
125227 mai 2006 — Surprise ou pas, la rencontre GW-Blair s’est terminée par ce qui semblerait un cadeau américaniste de taille, et un cadeau de GW Bush à son vieux copain Tony Blair qui est sur le départ. Dès la formulation de la chose apparaît son extraordinaire ambiguïté. Le programme JSF, — parce que c’est de cela dont il s’agit, — est vraiment une affaire extraordinaire qui révèle tous les aspects du pouvoir américaniste et des relations USA-UK, qui sont très “spéciales” comme on sait.
Au départ, c’est une surprise. Personne n’attendait un “engagement” (nous reviendrons sur le sens du mot) du président GW Bush “en soutien” (nous reviendrons…) de Tony Blair, sur la question du transfert de technologies des USA vers le Royaume-Uni dans le cadre du programme JSF. C’est la pierre de touche de l’édifice, c’est le cœur fondamental de la querelle entre Londres et Washington. (Observons en passant qu’on a ainsi la preuve que cette querelle a été traitée au plus haut niveau pour sembler être résolue, donc qu’elle est fondamentale pour les relations entre les deux pays.)
La presse britannique nous informe à propos de cette surprise, quand elle nous en informe. (Le Financial Times et le Times en parlent ce matin, pas le Guardian, ni The Independent, ni le Daily Telegraph.) Nous ne dirons pas : “salue cette surprise” ou “acclame cette surprise”, alors que ce devrait être les termes. C’est un premier point de taille sur lequel nous reviendrons.
Le Times annonce la nouvelle dans des termes mesurés et assez imprécis, où l’on a du mal à apprendre qu’il s’agit du JSF, où l’on y voit surtout une conséquence de la campagne irakienne, — mais concédant tout de même qu’il s’agit d’une “victoire” pour Tony Blair… « Tony blair last night announced a deal with George Bush that will give Britain access to the secret US computer codes that the Government has insisted it needs to maintain operational sovereignty over the Armed Forces.
» The President and the Prime Minister said that American and British servicemen were “standing together in harm’s way . . . fighting terror in Afghanistan, Iraq and around the world”. It was only fair, concluded the joint statement, that “appropriately cleared” British personnel should be allowed access to the same computer, military and intelligence information.
» The deal comes after an unusually intense diplomatic wrangle between Downing Street and the White House over the development of the Joint Strike Fighter...
(...)
» But last night’s deal nonetheless represents a victory for Mr Blair, who has often been criticised for failing to secure tangible benefits for Britain from his support for America in the war in Iraq. »
Le Financial Times est plus explicite, plus complet. « George W. Bush on Friday threw his support behind Tony Blair over an issue that has clouded US-UK relations. Mr Bush said Britain should have access to sensitive US technology contained in a high profile joint strike fighter project. (...)
» The president’s show of support came at the end of a visit to Washington by Mr Blair, during which Mr Bush repeatedly praised him and dismissed the idea that the prime minister was a lame duck.
» The president’s move on the JSF arguably provided a more tangible reward for Mr Blair, who had personally raised the issue with him. Many British politicians saw US resistance to sharing the aircraft technology as a poor response to the strong UK backing for Washington in Iraq and elsewhere.
(...)
» The statement provides support for the UK’s position as it negotiates a production agreement with the US. A memorandum of understanding with the Pentagon is expected to be negotiated by the end of the year.
» “We are very encouraged by the personal commitment shown by the president on JSF,” said a Ministry of Defence official. “However, there is still some way to go to fully resolve technology transfer issues.” »
GW, rien qu’un acteur de plus dans le show JSF
Il faut tenter de prendre une certaine distance de la nouvelle pour la placer dans son contexte général. Il faut également avoir à l’esprit qu’il s’agit du Président des Etats-Unis et du Premier ministre britannique, chacun pourtant dans des circonstances singulières, — énorme autorité des fonctions en principe, grande faiblesse des hommes.
• Cette affaire nous montre, brièvement mais d’une façon convaincante, la décadence extraordinaire du pouvoir politique, principalement aux États-Unis dans ce cas. Le programme JSF est une affaire qui dure depuis cinq ans (engagement britannique dans le JSF en janvier 2001), dont on connaît l’enjeu précisément depuis un an (transfert de technologies pour la maîtrise de leur “souveraineté opérationnelle” par les Britanniques), où GW est personnellement impliqué depuis six mois (interventions personnelles de Blair à propos du moteur Rolls Royce), où la menace existe clairement depuis quatre mois d’un retrait britannique. Pourtant, tout nous montre que le communiqué commun n’implique que le « personal commitment » du Président, ou le « president’s show of support ». Comme si l’affirmation de la première et suprême autorité politique du pays n’impliquait qu’un point marqué par les Britanniques dans une partie qui est loin d’être gagnée : « The statement provides support for the UK’s position as it negotiates a production agreement with the US ». Comme si le Président ne pouvait faire de cet “engagement personnel” et de cette “manifestation de soutien” une décision présidentielle qu’on devrait alors considérer comme devant désormais orienter tout le travail de l’administration dans le cas impliqué.
• Ce que nous nommons “décadence extraordinaire”, c’est la signification manifeste que, dans cette affaire, le facteur technique (le Pentagone au premier plan) tranchera et non le facteur politique (le Président). GW Bush est un acteur de plus dans le show JSF. Il n’est en rien l’autorité suprême ni le deus ex machina.
• Encore y a-t-il d’autres acteurs qui ont déjà parlé et qui parleront à nouveau : l’industrie, le Congrès. Le Times affirme que le rôle de l’industrie (souligné par nous en gras dans cette citation) a été et reste très important, contre les exigences britanniques, — ce qui est une certaine surprise : « The US Administration, under pressure from defence manufacturers led by Lockheed Martin, had refused to allow the British access to stealth technology used in the fighter jets on the grounds that it could mean commercial secrets being lost. » Le Financial Times cite le rôle négatif du Congrès : « US officials had already said they hoped for a solution that would allow sharing. But there is an obstacle posed by members of Congress who worry that US secrets may leak out from Britain. In a response to these fears, the statement said both governments “agree to protect sensitive technologies” in the programme. »
L’humeur bien sombre des Britanniques
• En se tournant du côté des Britanniques, on observe, remarque complémentaire de ce qui précède, combien le ton des rares organes de presse qui parlent de l’affaire est lugubre et bien peu incliné à l’enthousiasme. La réaction du MoD, rapportée par le Financial Times, est également très sceptique si l’on tient compte de l’importance de l’annonce, à la limite du respect pour les auteurs de l’annonce si l’on tient compte de l’importance politique de leurs fonctions : « “We are very encouraged by the personal commitment shown by the president on JSF,” said a Ministry of Defence official. “However, there is still some way to go to fully resolve technology transfer issues.” »
• Ce scepticisme est l’indication d’un climat. Il existe aujourd’hui une crise de confiance entre Américains et Britanniques, principalement de la part des seconds vers les premiers. Cette crise de confiance est la conséquence naturelle, une réaction radicale des Britanniques en sens inverse de la trop grande confiance mise par eux dans le programme JSF depuis 2001, jusqu’à ne prendre aucune des précautions qui s’imposaient pourtant. (Il faut garder à l’esprit l’importante précision qui nous fut rapportée en début d’année, importante et combien inattendue lorsqu’on a l’habitude de l’habileté manœuvrière britannique, de leur sens tactique et de leur prudence : « Commodore Simon Henley, who headed the programme for the UK until mid-January 2006, added that the UK “has no Plan B” if it is not allowed the access it requires and admitted that if the terms of the JCA procurement “become unacceptable, then we need to look again”. Speaking at the Defence Acquisition and Procurement Reform conference in Brussels on 25 January, Cdre Henley admitted that the MoD funding stream “assumes JSF success” and no funding has gone into studies of alternatives after the System Development and Demonstration MoU was signed in 2001. » [Jane’s Defence Weekly, 2 février 2006])
Enfin, le facteur politicien
• Le dernier domaine à signaler est celui de la situation politique des deux hommes : que vaut l’engagement sur un programme qu’on dit devoir durer jusqu’en 2040-2050 et impliquant tous les centres de pouvoir de Washington d’un Président soutenu par 29% des Américains et qui s’en va en janvier 2009, fait à un Premier ministre soutenu par 26% des Britanniques et qui s’en va peut-être dans quelques mois. Ce dernier point, surtout, est à souligner ; il est manifeste qu’aujourd’hui, tout ce qui vient de Tony Blair est suspect pour les Britanniques, y compris pour les milieux dirigeants.
• Il semble manifeste que l’implication personnelle a beaucoup joué. GW Bush semble personnellement très reconnaissant à Blair de son soutien indéfectible. Il est très probable qu’il a voulu personnellement l’en remercier avec cet engagement. Ce faisant, Bush sollicite peut-être exagérément ses propres capacités d’influence et son autorité sur la machinerie gouvernementale, puisque l’une et l’autre sont à la fois substantiellement érodées par l’évolution du régime et conjoncturellement affaiblies par sa propre position. En quelque sorte : plus la promesse est belle, moins elle est tenable?
• Du côté britannique, Blair est encore un homme plus seul que GW à Washington. Son successeur est déjà en place, auquel on conseille comme stratégie de succession une politique de rupture avec l’administration GW. Gordon Brown a toutes les raisons de considérer avec méfiance le “cadeau de GW” que lui rapporte Blair : un cadeau qui redonne à Blair une gloire inespérée sans rien garantir de la suite puisqu’il n’a pas dans sa musette, comme le fait remarquer implicitement le MoD et explicitement le Financial Times, ni l’accord du Pentagone ni celui du Congrès. Et ce “cadeau” porte sur un avion dont le prix vertigineux a tout pour déplaire à l’actuel Chancelier de l’Échiquier et futur Premier ministre…
L’étonnante surprise du 26 mai ne règle rien dans la saga du JSF, section USA-UK. Elle en accroît le caractère dramatique, éventuellement la complication. C’est une belle scène de plus rajoutée à la pièce. Le metteur en scène a le génie de l’improvisation. Le happy end n’est pas garanti pour autant.