L’Afghanistan vers la barbarie postmoderniste

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L’Afghanistan vers la barbarie postmoderniste

30 mai 2006 — Les spécialistes militaires français parlent d’“irakisation de l’Afghanistan”. Le néologisme est tentant, bien qu’il soit barbare. C’est effectivement de barbarie dont il est question, et nous savons bien de quelle barbarie nous parlons. Le colonel Ralph Peters, à qui il faut reconnaître le don de la prémonition ou bien s’agit-il de quelque chose qui est ancré profondément dans l’inconscient américaniste, la décrivait dans ce texte de 1997 que nous avions défini comme la vision d’un “barbare jubilant”.

Ce n’est pas pour rien que Kaboul s’enflamme, hier, à la suite du comportement d’un convoi de soldats américains dans la ville. Ce n’est pas pour rien que le même texte du New York Times (International Herald Tribune) que nous citons nous donne cette information indirecte extraordinaire sur le comportement US, qui en dit long, en plus, sur l’estime entre alliés, — particulièrement entre Britanniques et Américains : le général anglais commandant le détachement de l’OTAN annonçant, pour se gagner “the hearts and the minds” de la population, qu’il a rien à voir avec les Américains, qu’il n’agira pas comme eux, qu’il ne leur livrera pas les prisonniers de l’OTAN, etc. :

« For months anger at American troops has been growing across many parts of Afghanistan.

 

» Last month, when Lieutenant General David Richards of Britain took command of the NATO force in Afghanistan, saying NATO would not adopt some methods used by the Americans. He said NATO would not hold detainees, nor hand them over to U.S. detention facilities. Instead, it would pass them to the Afghan law enforcement agencies.

 

» Richards also said that NATO troops should not raid houses if there was any doubt about the necessity. »

(Ajoutons, pour faire bonne mesure, que les Canadiens ont aussi mauvaise réputation en Afghanistan. Cela fait sans doute partie de la politique du nouveau gouvernement conservateur, d’inspiration très néo-conservatrice, qui a proclamé comme but d’une “grande politique étrangère” un engagement maximal en Afghanistan. Il s’agit d’un engagement civilisateur “à l’américaine”, comme nous l’indiquent ces précisions : « Canadian troops have also been criticized. In April, four Canadians were killed by a roadside bomb in Kandahar. Nearby residents said that villagers organized the bombing out of anger at the Canadians' practices of bringing dogs into the village mosque and people's homes, and for conducting intimate body searches. »)

L’Occident, — si l’on tient, comme le font tant de nos intellectuels psychologiquement dépravés, à faire de l’américanisme la doctrine de l’Occident postmoderniste, — l’Occident est pathétique dans ses entreprises de rétablissement de l’ordre mondial. La vanité du triple langage occidental qui préserve nos illusions de vertu le dispute en folie au comportement des légions occidentales et particulièrement anglo-saxonnes envoyées un peu partout de par le monde pour établir la civilisation postmoderne. Rarement un tel degré de cruauté aveugle et gratuite marié à tant d’incompréhension des réalités du monde n’aura été aussi systématiquement atteint dans le comportement de forces étrangères. On ne mesure pas l’aveuglement et la gratuité de la cruauté aux seuls effets mesurables de cette cruauté mais aux buts de la politique qui dispense cette cruauté. Les buts affirmés par l’Occident rendent totalement insupportable la politique qui est appliquée dans les pays envahis, qui passe par une si complète incompréhension des réalités de ces pays.

Jusqu’ici, l’Afghanistan avait été relativement épargné parce que les Américains ne s’y impliquèrent que modérément, laissant la part belle aux diverses alliances passées avec divers “seigneurs de la guerre” et ayant “leur homme” (Karzaï) prêt à l’emploi, à mettre en poste à Kaboul. Tout, dans ces esprits monolithiques animés par la psychologie américaniste, était concentré sur l’Irak. Aujourd’hui, le désastre étant chose acquise à Bagdad, on songe à observer d’un peu plus près l’Afghanistan pour y découvrir que nous sommes proches, là aussi, du stade final du désordre dispensé par la barbarie postmoderniste.

Pour la situation des alliés occidentaux, les conditions opérationnelles sont potentiellement pires qu’en Irak. Les Américains se retirent peu à peu, non sans avoir fermement établi les conditions de l’explosion dont nous observons aujourd’hui les premiers effets. Ceux qui porteront le gros du fardeau, ce sont les “porteurs d’eau” : les Britanniques, bien sûr, toujours inspirés par cet étrange partisan de l’“internationalisme humanitaire” qu’est Tony Blair ; l’OTAN, absolument terrorisée d’être fourrée dans ce guêpier ; les Français, dont on se demande encore pourquoi ils s’y trouvent (mais nos intellectuels [français] ont déjà choisi leur camp : ils préfèrent s’interroger sur les raisons de la présence française en Algérie ou en Afrique il y a trois quarts de siècle ; c’est meilleur pour le moral).

Les potentialités politiques de l’évolution de la situation en Afghanistan (la situation des alliés occidentaux par rapport à l’Afghanistan) sont également plus incertaines que celles de la situation en Irak parce que l’engagement occidental y est lui-même beaucoup plus incertain. La schizophrénie américaniste est réservée à l’Irak et, comme on l’a déjà vu, des possibilités d’abandon complet de l’Afghanistan par les Américains sont déjà évoquées. Une évolution US dans ce sens produira un effet de plus en plus démobilisateur chez les alliés européens de l’OTAN restés sur place, effet exacerbé bien entendu par l’aggravation de la situation dans le pays si celle-ci se poursuit dans le sens observé ces dernières semaines. (Il est difficile d’avancer l’hypothèse d’une orientation inverse tant, là aussi, les conditions semblent d’une irréversible détérioration.)

Dans un tel cas (démobilisation des alliés européens), les réactions américaines devraient être violentes, comme à l’habitude, avec accusations diverses contre les Européens, leur couardise, leur goût insuffisant pour la castagne guerrière, etc., toutes choses courantes de la pathologie américaniste. On se trouverait dans une situation potentielle de rupture au sein de la “coalition” occidentale, de façon beaucoup plus dramatique qu’en Irak (de nombreux “alliés” ont déjà quitté l’Irak sans soulever de réel problème dans leurs relations avec les USA). L’Afghanistan est, beaucoup plus que l’Irak, le test de la solidarité occidentale dans la “guerre contre la terreur”, version washingtonienne. Ainsi les Américains voient-ils les choses. A la différence de l’Irak, où l’aggravation de la situation concerne essentiellement les USA seuls, éventuellement avec des effets internes importants aux USA, l’aggravation de la situation en Afghanistan concerne directement la cohésion des alliés occidentaux. C’est alors qu’on dirait qu’à quelque chose malheur est bon.