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171629 juin 2002 — Paul Krugman avait-il raison? C'est ce qu'il affirme dans sa chronique du New York Times du 28 juin 2002, en se référant à une autre chronique de lui-même, du 29 janvier 2002. Krugman, bien sûr, nous parle des derniers scandales (WorldCom) et de l'ébranlement de tout le système capitaliste américain.
« ... Meanwhile the revelations keep coming. Six months ago, in a widely denounced column, I suggested that in the end the Enron scandal would mark a bigger turning point for America's perception of itself than Sept. 11 did. Does that sound so implausible today? »
(La chronique à laquelle Krugman fait référence n'est disponible sur le site du New York Times que sous forme d'abstract, avec offre d'achat. La chronique était titré « The Great Divide », et le résumé nous dit ceci : « Paul Krugman Op-Ed column on collapse of Enron Corp and lessons Americans can learn from it; says it taught us things about ourselves that we probably should have known, but managed not to see; holds that in years ahead Enron debacle will turn out to represent greater turning point in US society than September 11 terrorist attacks. »)
A l'époque de la publication de cette chronique, nous avions publié dans notre Lettre d'Analyse de defensa une analyse de l'hypothèse qu'avançait Krugman (Enron et les scandales plus graves que 9/11). Ci-dessous, nous publions cette analyse, en date du 19 février 2002, Vol17 n°10.
Encore un tournant, va-t-on dire. La Grande Guerre à outrance, l'Iran en prime parmi les méchants, Bush super-hawk, le Pentagone arrosé de dizaines de milliards, Colin Powell au musée, les démocrates qui renâclent, — y a-t-il dans tout cela de quoi diagnostiquer un grand tournant américain? Paul Krugman nous propose une autre interprétation: oubliez 9/11, l'essentiel est le scandale Enron. Le scandale Enron, dit Krugman, révèle les Américains à eux-mêmes. Examen de cette thèse.
Krugman commence par nous la faire classique, par ces temps de 11 septembre, de la sorte que nul ne peut laisser passer sans aussitôt s'activer à quelques dévotions. « Ce fut un choc terrible. A une vitesse incroyable, la perception du monde et d'eux-mêmes des Américains changea. Il sembla que nous avions vécu jusqu'alors dans une sorte d'innocence aveugle, sans conscience du danger qui rôdait. » Puis Krugman va à la ligne, au deuxième paragraphe de son article dans le New York Times du 29 janvier 2002, pour poursuivre, comme s'il avait retenu son souffle, attendant peut-être que nous reprenions le nôtre : « Non, je ne parle pas du 11 septembre. Je parle du scandale Enron. »
Voilà la thèse de Paul Krugman, thèse inattendue et, en un sens qu'on devine très pressant, thèse extrêmement sacrilège. L'attaque du 11 septembre et, surtout, la réaction américaine, colossale, inouïe, extraordinairement disproportionnée (c'est là notre propre sentiment), ne sont pas des événements essentiels pour l'Amérique. « Le 11 septembre en dit beaucoup à propos du wahabisme, mais bien peu à propos de l'américanisme. » Par contre, soutient Krugman, Enron, qui est dans sa catégorie également un événement colossal, en dit long, il dit même l'essentiel aux Américains sur ce qu'ils sont, sur la façon dont ils voient le monde, dont ils le pratiquent, sur le comportement de ces capitaines d'entreprise parfaitement respectables qui sont des Américains typiques sortis du rang pour faire fortune, accomplir l'american dream raisonnable. (Les cadres dirigeants d'Enron n'ont rien de ces yippees échevelés qui lançaient en trois jours des sociétés-bidon sur Internet.) « Avant que Enron s'effondre, écrit encore Krugman, notre histoire économique semblait plus une comédie qu'une tragédie. Certes, nombre de personnes perdaient de l'argent, mais c'était parce qu'ils se conduisaient follement, — ils achetaient des actions parce qu'ils croyaient que le Nouvel Age économique était arrivé. Désormais, l'histoire apparaît bien plus sombre. Les gens ne se trompent pas eux-mêmes; ils ont été trompés. »
La question centrale que soulève la thèse de Krugman est bien celle-ci: le scandale Enron ouvre-t-il une époque tragique pour l'Amérique ? Avant d'envisager directement une réponse, il faut examiner la situation de l'Amérique sur l'autre front, sur le front dont Krugman nie qu'il soit le front central, sur le front qui est celui, selon lui, où les Américains «se trompent eux-mêmes»
Eh bien, le front soi-disant central n'a jamais été aussi actif, du moins à Washington. Ailleurs, pas du tout. Le problème, c'est qu'ailleurs est là où ça se passe.
La campagne en Afghanistan se boucle dans une certaine confusion, nouveau gouvernement installé à peu près “respectabilisé” avec un Premier ministre parfaitement dans son rôle de marionnette washingtonienne, situation stabilisée du point de vue virtualiste et médiatique mais beaucoup moins dans la réalité, on le sait, avec les “seigneurs de la guerre”-gangsters qui en prennent à leur aise (certains justifiant leurs pillages et la mise à sac de zones diverses par l'affirmation qu'ils sont des « Américains locaux » et que tous leurs actes ont en fait comme finalité la chasse à Al Qaïda) ; avec Ben Laden envolé dans la nature, talibans et guerriers d'Al Qaïda recyclés ou disparus on ne sait où, avec divers points de tension autour de l'Afghanistan apaisés et/ou prêts à redémarrer, avec une querelle USA-Arabie où le vinaigre coule à flots mais où personne ne tient à rompre complètement, avec une zone israélo-palestinienne emportée dans un désordre sanglant dans personne ne voit la fin, ni la moindre espérance d'une approche raisonnable.
La somme de ces observations donne une impression à la fois de complet inaccomplissement et à la fois de “moindre des maux” dans une époque où l'on s'accommode vite des situations approximatives. Ce n'est pas le désordre complet mais ce n'est pas l'ordre non plus, loin de là. Ça aurait pu être pire et ça pourrait être mieux, beaucoup mieux. Ce qui est remarquable, par-dessus tout, c'est l'absence de l'élément tragique que semblaient nous promettre les dirigeants américains entre le 15 septembre et le 7 octobre, alors qu'ils préparaient l'attaque contre les talibans, et cette promesse suggérait la prévision d'un événement immense, la prévision d'un événement à la hauteur de ce qu'on avait fait de l'attaque 9/11.
(C'est notre thèse, dans notre Analyse du Vol17, n<198>08 du 10 janvier 2002, selon laquelle la “guerre” d'Afghanistan aurait du durer plus longtemps, être plus âpre, plus dure, plus coûteuse, pour justifier le théâtre extravagant monté autour des ambitions affichées initialement de partir pour la Grande Guerre du XXIe siècle.)
Depuis cette guerre qui s'est terminée trop vite, le moins qu'on puisse dire est qu'il y a eu cafouillage. Le 15 novembre, tout le monde était convaincu que la phase suivante allait enchaîner aussi vite que possible (autour de janvier 2002), que ce serait du sérieux, autrement dit que ce serait la grande attaque contre l'Irak, la liquidation définitive de Saddam. La pression américaine était telle durant cette période que la thèse fut répétée, selon laquelle Saddam est vraiment, depuis dix ans, un problème mondial sérieux et même un problème fondamental de civilisation. Il y a des experts pour expliquer cela, sans aucun signe d'une nuance, avec un sérieux comme on n'imagine pas et des intonations dramatiques dans la voix, comme ces experts parlaient hier des divisions soviétiques. (Au fait, existaient-elles, ces divisions? N'était-ce pas du toc? Questions ouvertes.)
Puis les choses ont traîné et l'attaque se fait attendre. Les débats à Washington, dans les grands ministères et dans les think tanks qui comptent se sont élargis, ont pris de l'ampleur, sans être jamais décisifs, au contraire, en s'enlisant et en s'enferrant. Les divergences à l'intérieur de l'administration sont réelles et, d'autre part, et ce n'est pas à négliger tant s'en faut, il est vrai que la fameuse “hyperpuissance” américaine dont tout le monde parle n'a pas tant de moyens qu'on croit, surtout avec le luxe de moyens dont elle a besoin pour entreprendre une campagne. Il nous paraît probable qu'elle en manque notablement pour lancer son attaque massive contre l'Irak tout en conservant la pression en Afghanistan et en d'autres lieux. Bref, depuis le 15 novembre, on pinaille. Les dernières estimations occidentales (venues des capitales européennes alliées réduites à tenter de deviner l'énigme washingtonienne qui se garde bien de leur dire ses intentions, qu'elle ignore d'ailleurs elle-même), c'est que l'attaque contre l'Irak pourrait avoir lieu autour d'avril, ou bien à la rentrée, en septembre, et que, de toutes les façons, selon le mot d'un diplomate français en poste à Washington, « l'attaque aura lieu, c'est une certitude, car les Américains sont totalement engagés dans leur volonté de liquider Saddam, c'est une question fondamentale pour eux ». Nous pensons que ces évaluations sont raisonnables, fondées, justes mais que rien du tout, absolument rien ne prouve qu'elles se vérifieront jamais. Atténuons notre propos : il nous semble, sans que nous ayons aucune information précise à ce propos (mais nul n'en a, n'est-ce pas, les gens de l'administration Bush en premier) que ces évaluations n'ont qu'une possibilité assez réduites d'être vérifiées.
D'une façon plus générale, nous ne pouvons pas nier pour autant que l'atmosphère, à Washington, depuis la rentrée au début janvier, est à la mobilisation. Toujours à la mobilisation, dirait-on? Certes, mais avec des mesures, des déclarations, des proclamations, des avertissements. (Jusqu'à ces annonces alarmistes d'une attaque contre une centrale nucléaire, répercutée par GW lui-même dans son discours sur l'État de l'Union, et dont on nous disait quasi le plus officiellement du monde en même temps que le président en parlait, notamment dans un article du New York Times du 1er février, qu'elles étaient fondées sur des informations dépassées de trois mois.). On goûtera un certain sel dans cette étrange situation : certes, on voudrait mobiliser les Américains en même temps que le monde washingtonien qu'on ne s'y prendrait pas autrement ; mais pourquoi faire? Pourquoi mobiliser la population américaine, qui est à 80-90% derrière le président, qui est archi-belliciste, qui déploie un patriotisme incroyable comme vous et moi déployons notre bannière étoilée chaque matin, qui veut qu'on frappe les terroristes là où ça fait mal et ainsi de suite? C'est une bien curieuse question pour une bien étrange situation.
Quoi qu'il en soit, détaillons rapidement les éléments de cette situation de mobilisation de la rentrée de janvier, non sans les assortir de l'appréciation critique qui permettrait, nous l'espérons, de leur assigner leur vraie place :
• Lors de son discours sur l'État de l'Union, GW a montré qu'il était devenu super-hawk. Mais cet homme est-il vraiment quelque chose, existe-t-il vraiment ? L'inconsistance de GW, son incroyable capacité à parader alors que les décisions dépendent du cercle dont on l'a entouré dès l'origine, son inexistence politique propre aussi forte qu'au premier jour (avec le rôle du vice-président Cheney, toujours imposant après un an de présidence, ce qui est tout simplement unique dans les annales de l'histoire politique),– tout cela permet à GW d'être un caméléon, un président sans substance qui peut changer de substance sans crier gare. Depuis le 30 janvier, GW a adopté le style maximaliste en « déclarant la guerre au monde » (selon une analyse du site WSWS). C'est une démarche tellement sollicitée, d'ailleurs déjà annoncée à plusieurs reprises courant septembre et octobre 2001, qu'elle ne nous convainc pas quant à l'orientation réelle de la stratégie américaine. (Mais y a-t-il une stratégie américaine ? Non, bien sûr. Une stratégie washingtonienne, sans doute.)
• ... Du coup, on ajoute l'Iran à la liste des États qui ne perdent rien pour attendre (avec l'Irak et la Corée du Nord, tous les trois rassemblés dans un ensemble baptisé « axe du diable », ce qui rappelle heureusement les images belli- queuses de la deuxième Guerre mondiale, avec l'axe Berlin-Rome-Tokyo, et permet d'en rajouter des tonnes dans le grossièreté de l'évaluation de la menace). Cela fait penser que ce discours n'est pas très sérieux car l'Iran, au contraire, c'est quelque chose de vraiment très sérieux. Cet élargissement du spectre, non pas des suspects mais des condamnés qu'il va falloir faire payer, a quelque chose de suspect. Il est réalisé alors que les USA peinent à remplir l'engagement qu'ils semblaient s'être donnés à eux-mêmes de régler le compte de l'Irak vite fait bien fait.
• Les évaluations sont à mesure. Le 29 janvier, la veille du discours, la Maison-Blanche a fait savoir que son évaluation du nombre de “combattants-terroristes” liés à Al Qaïda avait varié, et pas qu'un peu : de 10.000-15.000 hommes à 100.000. C'est ce qu'on pourrait désigner comme l'adaptation de la menace aux besoins de la réponse à la menace. Il ne fait guère de doute que cette évaluation de 100.000 hommes, qu'on peut juger virtuelle sans beaucoup s'avancer, fait partie de la mise en scène générale de cette rentrée de janvier.
• Le Pentagone est couvert d'une pluie de dizaines de milliards ($48 milliards en plus pour l'année fiscale 2003, voir notamment notre rubrique Journal). C'est une mesure classique dans ces circonstances mais son importance doit nous paraître caractéristique. Il s'agit moins d'être efficace que d'en imposer, alors que l'on sait fort bien que ces $48 milliards sont très loin de ce dont a réellement besoin le Pentagone pour continuer à fonctionner. (Quant à l'efficacité, nous avons beaucoup à penser. En attendant, méditer cette remarque du vice-amiral à la retraite Jack Shanahan, qui exerçait le commandement de la IIe Flotte lorsque Rumsfeld était secrétaire à la défense pour la première fois, en 1975-77 : « Avec un peu de rigueur dans la gestion, on pourrait trouver ces $48 milliards dans des économies sur le gaspillage, sans rien demander aux contribuables. » On sait par ailleurs que le secrétaire à la défense Rumsfeld ne dissimule pas que, dans les comptes actuels du Pentagone, on ne trouve pas trace d'un volume de 25% des transactions effectués en théorie par ce ministère, soit la somme de $2.300 milliards.)
• Au sein du cabinet, Colin Powell est isolé, ou, plutôt, sa ligne est délaissée et l'homme est par conséquent isolé. Powell n'est pas marginalisé, c'est un homme trop important pour le cabinet, mais sa ligne n'a plus guère de crédit. Cela importe-t-il? Pas sûr. Powell montre en général ce qu'on a toujours su de lui : excellent tacticien et piètre stratège. Il est un peu sorti de sa réserve sur la question des prisonniers mais n'a rien obtenu de décisif, et aussitôt rentré dans le rang.
• Les tensions entre démocrates et républicains grandissent à mesure qu'on avance dans cette année électorale. La majorité démocrate du Sénat veut des auditions sur le comportement des différents services et agences de sécurité durant l'attaque du 11 septembre. Cheney et Bush sont intervenus personnellement, d'une façon très inhabituelle, pour exciper que, dans ces temps de guerre, il n'est pas temps d'exposer la sécurité nationale du pays avec des fariboles parlementaires. Pour les démocrates, ces pressions ont un aspect partisan et de manipulation, et cela rejoint leur accusation générale selon laquelle l'administration GW veut utiliser la guerre comme son principal argument électoral pour les élections mid-term de novembre prochain. Pour les démocrates, c'est rompre le pacte tacite qui fait de la Grande Guerre une bipartisan issue.
Voilà. Et le dernier point mentionné, justement, nous fait penser (et les autres ne contredisant nullement, sans aucun doute) que nous sommes en plein “retour à la normale” à Washington (voir aussi notre rubrique de defensa, dans notre numéro précédent), que les bagarres internes reprennent le dessus et ainsi de suite. Dans ce sens, dont on connaît la puissance à Washington, la mobilisation de ce début d'année est d'abord une mesure intérieure et politicienne, dont on attend d'abord des conséquences au niveau politique intérieur.
Là-dessus, voici la thèse Krugman. Ce talentueux économiste et non moins (encore plus) talentueux commentateur a pris, depuis quelques mois, une position critique en flèche face aux événements du 11 septembre et ses conséquences. Krugman pense qu'il s'agit essentiellement d'un montage qui est “offert” au peuple américain. Cette analyse nous intéresse, tant elle rejoint celle que nous faisons souvent.
Avant d'en arriver à sa thèse, il faut rapidement s'attacher à un retour en arrière, disons aux conditions américaines au moment de l'attaque 9/11. Dit en d'autres termes cela donne cette question : la situation américaine était-elle à ce point qu'elle nécessitait qu'on fît un montage pareil, tel que semble le dire Paul Krugman, et que nous-même acceptons comme une des explications fondamentales de la situation américaine? La situation était-elle à ce point qu'elle expliquerait qu'effectivement le scandale Enron est le grand événement que dit Krugman, parce qu'il dit aux Américains « beaucoup à propos de l'américanisme » et qu'on comprend que ce n'est pas triste?
Quelles que soient les explications qu'on avance après coup, les citations passées qu'on ressort fort à propos, les rodomontades du sénateur Lugar rappelant qu'il avait fait trois clips télévisés pour sa pré-campagne électorale de 1996 où il avertissait du danger terroriste contre l'Amérique, ce danger terroriste n'était en aucun cas au coeur des préoccupations américaines. Depuis, le thème a été repris en choeur parce qu'il sied aux préoccupations du temps, et qu'il est finalement bien arrangeant par rapport à d'autres préoccupations plus complexes. Cela ne justifie pas la mémoire courte.
Les préoccupations américaines auparavant (avant le 11 septembre 2001) étaient des préoccupations de société et des préoccupations psychologiques toutes intérieures, à commencer par une énorme crise d'identité de l'Amérique, non liée spécifiquement à la situation économique (qui fut en constante amélioration à partir du début 1992). Cette crise dura de façon très précise jusqu'à l'été de 1996, quasiment jusqu'aux Jeux Olympiques d'Atlanta où, avec une explosion d'enthousiasme nationaliste parfois bien déplacée, un optimisme débridé s'installa, dont Clinton fut immédiatement le bénéficiaire avec sa réélection. Ensuite suivit une période d'exubérance et d'affirmation de puissance, marquée aussi bien par des expéditions militaires que par une extraordinaire activité boursière, autour de la fameuse “nouvelle économie”. On alla même jusqu'à parler d'un Nouvel Age, d'une économie « beyond history » selon le mot fameux de Alan Greenspan, le 10 juin 1998 devant une Commission sénatoriale. Au printemps 2000, la “bulle” creva et la “nouvelle économie” se répandit fort lamentablement, et avec elle le New Age économique. D'ores et déjà, les Américains avaient atteint un stade étrange de leur sentiment national, où leur désintérêt pour la politique et les hommes politiques, leur hostilité à l'establishment washingtonien, leur façon de se tenir de plus en plus en-dehors des préoccupations politiques habituelles avec des taux d'abstention record aux élections, les éloignaient d'une réalité où les frasques de Clinton et l'acharnement des adversaires de Clinton, tout cela à propos de futilités extraordinaires, semblaient être devenus l'essentiel de la marche du monde à Washington. Cette suite d'événements inhabituels fut couronné par l'élection extraordinaire, à 50-50, dans un pays coupé en deux (aussi bien géographiquement qu'électoralement), suivie de péripéties non moins extraordinaires, du 7 novembre jusqu'au 15 décembre 2000, où l'on put mesurer la décrépitude et l'aspect bien approximatif du fonctionnement électoral de la démocratie américaine. Bush fut l'élu par raccroc de la majorité d'une minorité, qui tint à un fil, à quelques bulletins de vote.
Dans ce bilan où se mélangent les tensions psychologiques, l'amertume puis l'enthousiasme de l'humeur, l'appréciation virtualiste du monde (c'est-à-dire l'ignorance du monde au profit d'une construction virtualiste), le développement enthousiaste des pratiques boursières les plus échevelées, il est difficile de voir la moindre préoccupation pour le terrorisme. Pourtant, les actes de terrorisme symboliquement appréciés et mesurés n'avaient pas manqué, la “qualité” suppléant largement à la quantité, entre l'attentat contre le World Trade Center (déjà) en 1993, l'attentat d'Oklahoma City de 1995, les faux-vrais attentats de la période des Jeux Olympiques (la destruction du vol TWA, d'abord apprécié comme un attentat, l'attentat artisanal dans le parc proche du stade olympique d'Atlanta), les attentats contre la base de Dahran (1997) et contre le USS Cole dans le port d'Aden (1999). Diverses mobilisations furent lancées, au nom de menaces diverses dont on n'a jamais pu apprécier le bien-fondé, notamment l'alerte colossale aux USA durant les quelques jours de fin d'année de décembre 1999. Jamais, en aucune façon, n'a-t-on pu enregistrer le moindre signe avant-coureur que ces événements auraient pu déclencher une quelconque mobilisation populaire, répondant à une préoccupation qu'aurait eue la population américaine.
En d'autres termes, seul le “choc” du 11 septembre a pu provoquer ce basculement extraordinaire de toutes les priorités et les préoccupations américaines vers le terrorisme. Il n'a pas effacé le passé pour autant. On connaît la substance de l'événement. En soi, au niveau de l'organisation, l'attaque du 11 septembre n'est pas impressionnante et n'implique aucune organisation extraordinaire malgré les mines entendues des experts à cet égard. La seule surprise de taille est que l'attaque implique des jeunes gens riches, éduqués, occidentalisés, qui ont vécu en “subversifs” dissimulés, parfaitement intégrés dans la société qu'ils détestaient et se promettaient d'attaquer. Cela ne fait que mesurer le ressentiment que les actes de l'Amérique causent chez certains ; si c'est une surprise pour les Américains, et encore quand ils s'en avisent, cela ne devrait pas l'être pour nous. Pour autant, cela ne fait pas du terrorisme une menace disproportionnée, justifiant cette mobilisation monstrueuse à laquelle nous assistons, cette folle prédiction d'une quasi guerre éternelle jusqu'à l'éradication du Mal de la face du monde. La destruction des tours du WTC n'est pas plus un événement qui change la face du monde, par son ampleur événementielle. Cette dimension lui a été donnée par l'ampleur des pertes et l'ampleur des destructions, mais l'on devrait garder à l'esprit que tout cela est d'abord le produit d'une construction hâtive, pur produit de la spéculation immobilière de notre société capitalistique, ne respectant pas les normes de sécurité si cela peut faire gagner des dollars, etc. (Bref, si les terroristes avaient frappé l'Empire State Building construit solidement, ils auraient démoli 4 à 5 étages, fait autant de morts que lors de l'attentat d'Oklahoma City, – qui impliquait tout de même la destruction d'un bâtiment entier, ce qui n'a pas bouleversé le monde – et la question se pose alors de savoir si cela aurait justifié l'étiquette d'« événement qui change la face du monde »?)
Tous ces éléments sont implicitement dans la réflexion de Paul Krugman, qui a déjà écrit, dans des textes précédents, notamment « Alternate Reality », du 25 novembre 2001 dans le New York Times, ce qu'il pensait des événements américains depuis le 11 septembre 2001. Pour lui, il y a eu un montage colossal autour de cet événement, relayé par des moyens de communication d'une puissance inouïe, pour nous faire prendre 9/11 comme un événement fondateur de quelque chose de fondamentalement différent. Nous complèterions cette thèse en disant : certes, et les tourments psychologiques américains, les excès, l'humeur sombre de 1991-96, l'hystérie boursière qui a suivi, l'évocation d'une économie beyond history, etc, nous montrent une tension et une fuite devant les réalités qui préparent parfaitement à l'acceptation du montage autour de 9/11, de ce monde nouveau et monstrueux, fabriqué autour de l'image du terrorisme comme affrontement ultime, l'Armageddon que le complexe militaro-industriel a raté avec l'effondrement du Mur et la dissolution de l'URSS. Pour encore prolonger la pensée de Krugman, et la nuancer éventuellement, nous dirions que si 9/11 « en dit beaucoup à propos du wahabisme, mais bien peu à propos de l'américanisme », il nous en dit beaucoup, sans aucun doute, sur la psychologie américaine.
Par contre, oui, tout ce qui précède nous invite à croire que l'hypothèse de Krugman selon laquelle le scandale Enron est l'événement essentiel de l'époque est assez justifiée. Voici comment Krugman nous présente son hypothèse : « Un des grands clichés en vogue ces derniers mois est que le 11 septembre a tout changé. Je ne l'ai jamais cru. Un événement change tout seulement s'il change la façon dont vous vous voyez vous-même. Le scandale Enron, par contre, nous concerne clairement nous-même, directement. Il nous dit des choses à propos de nous-mêmes que nous aurions probablement du savoir mais que nous nous sommes arrangés pour ne pas voir. Je fais ici la prédiction que, dans les années à venir, ce sera Enron, et non le 11 septembre, qui sera apprécié comme le grand tournant pour la société américaine. »
Ce que nous dit Krugman, si on le comprend bien, et avec le prolongement de nos propres réflexions, cela revient à ceci: présenté comme il fut, avec cet énorme apparat, cette fantastique représentation virtualiste, la formidable mobilisation qui suivit, l'événement 9/11, cela s'appelle “botter en touche” ; ou, si l'on veut, détourner l'attention, crier au feu là où n'est certainement pas l'incendie principal et malgré une impressionnante explosion, pour qu'on ne sente pas le roussi là où cela commençait à sentir le roussi. Pourquoi pas? Nous avons assez dit et assez répété combien le discours de Rumsfeld, le 10 septembre 2001, désignant la bureaucratie du Pentagone, tombait de façon symbolique, la veille du 11 septembre, comme la désignation du vrai ennemi par contraste avec le montage qui commença le lendemain. (Dans notre numéro précédent, dans notre rubrique de defensa, nous rappelions les références de nos analyses sur ce discours et rappelions quelques phrases essentielles à en extraire : « un adversaire qui constitue une menace, une menace sérieuse pour la sécurité des États-Unis. Un adversaire qui est l'un des derniers bastions de la planification centralisatrice. Il gouverne en dictant des plans quinquennaux. A partir d'une seule capitale, il tente d'imposer ses exigences au-delà des fuseaux horaires, des continents, des océans. » Cet adversaire « qui ressemble à ce que fut l'Union Soviétique », qui est « la bureaucratie du Pentagone. Non pas les gens mais le processus ».) La bureaucratie du Pentagone n'est qu'un aspect du système mais c'est le système pur, celui qui, d'un autre côté, engendre Enron et cet énorme scandale dont Krugman nous dit qu'il est le vrai événement de la période. Bref, nous terminerions volontiers en conseillant de garder à l'esprit l'hypothèse de Paul Krugman, en se disant qu'elle est loin d'être sotte.
(Et, en guise de post-scriptum, cette remarque que d'autres en viennent à des analyses et à des conclusions proches de celle de Krugman, comme William Pfaff le 2 février : « La cupidité et la corruption qui caractérisent l'affaire Enron sont une menace bien plus grande pour les États-Unis que ne sera jamais Osama Ben Laden et je serais enclin à penser que nombre d'Américains, au fond d'eux-mêmes, le savent bien. »)