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4 juin 2006 — Notre lecteur “Knell” a donné une contribution très intéressante à notre texte F&C du 30 mai sur l’“irakisation de l’Afghanistan”.
Voici le texte de cette intervention (*):
« Pour avoir passé un peu de temps là-bas, assez récemment (Fin 2002 pour être exact) je me permet de réagir a votre article car je pense que votre intervention est teintée d un peu trop d anti-américanisme. Non pas que cet anti-américanisme ne soit pas justifié dans la plupart des cas, mais plutôt qu il fausse un peu l’analyse de la situation que vous pouvez faire.
Autant on peut effectivement déplorer “tant d'incompréhension des réalités du monde” autant l’étendre à la totalité des contingents qui sont là-bas est faux.
» Il est sûr que la relative sécurité ou le relatif calme dont jouissait l’Afghanistan jusqu’à présent était dû en partie à l’implication partielle des Américains, implications par ailleurs essentiellement aérienne au début des opérations. Par contre les autres contingents sur le terrains, dont je fis partis, avaient et ont encore je pense, plutôt bonne réputation, et sont ou ont été favorablement accueillis par la population (dont une grande partie des élites ou des gens de plus de 40 ans sont francophones ou au moins francophiles)
» S’il y a bien un problème en Afghanistan c’est le problème de la communication et le problème de respect d une autre culture. Le passé colonial français fait que la communication avec des cultures étrangères est un fait acquis dans les armées françaises. Les contacts sont donc facile à défaut d’être parfois tout a fait francs, mais il y a une “bonne intelligence”. Nonobstant, bien sur les extrémistes de tout poils qui ne sont pas l’exclusivité de l’Afghanistan.
» Loin de moi l’idée de prétendre que l’Afghanistan est donc une contrée sûre, mais il suffit d’un peu d’ouverture d’esprit et tout de suite beaucoup de difficultés s’aplanissent.
Dans le cas particulier des accidents de la route, j’ai connu ce genre d accidents avec d’autres contingents que le contingent américain et si les réactions furent aussi vives parmi les témoins, l’ambulance de l’ISAF qui évacua le gamin et les parents du gamin vers l’hôpital de l’ISAF n eut pas le moindre problème. Les traducteurs présents eurent aussi tôt fait de calmer les plus vindicatifs et aucunes représailles dans un sens ou dans l’autre ne fut à déplorer.
» Le problème de cette région, comme celui de beaucoup d’autre pays non occidentalisés, vis a vis des Américains, est que ceux-ci n’ont absolument aucuns respect pour des gens qu’ils considèrent comme étant inférieurs à eux. L’éducation américaine, totalement égocentrée (pour éviter l implosion de sa mosaïque humaine) n’apporte aux soldats aucun éléments de valorisation pour des cultures autres que la leur. C’est cette inculture totale, faite de clichés parfois profondément racistes, voir d’ignorance absolument totale, alliée a un protectionnisme culturel forcenée (impossible de manger autre chose que des hamburger ou de regarder CNN sur une base américaine) qui pose problème, et qui entraîne tous les autres.
» Voila le principal danger en Afghanistan, plonger dans le “sécuritarisme” paranoïaque qui nous ferait nous fermer aux autres. Si nous tombons, nous alliés ou pas des Américains, alors l’irakanisation de l’Afghanistan sera inéluctable.
» Si nous évitons ce piège la, si nos soldats continuent a dire bonjour ou à répondre aux invitation des “malleks”, petit a petit nous gagnerons. Ce sera long, mais victorieux, sans aucun doute. »
D’abord, deux remarques “défensives” :
• La première, sans aucune malice de notre part : sur le fait de notre anti-américanisme, que notre lecteur nous reproche d’être un tout petit peu exagéré (il est très attentif à la plus extrême modération dans son jugement et nous l’en remercions). Nous pensons que nous ne l’avons pas été assez. Notre lecteur redresse la balance, parce que le tableau qu’il fait des Américains au travail là-bas rendrait un Glucksman ou un Baverez anti-américain sommaire, si un Glucksman ou un Baverez avaient le temps de s’intéresser à la réalité des souffrances du monde. Nous l’en remercions (notre lecteur) car c’est ainsi qu’il faut être : l’anti-américanisme est aujourd’hui la seule marque de civilisation qu’il nous reste (le reste nous a été ôté par les caricatures du virtualisme). Mais nous nous entendons bien, n’est-ce pas : “anti-américanisme” signifie qu’on est systématiquement contre un système (le système de l’américanisme) et non contre un peuple, contre une culture, etc. (Lisez sur ce site ce que nous disons de la littérature américaine : quant à l’engagement politique vital, considéré du point de vue des événements actuels, nous n’en dirions pas autant de la littérature française.) Nous sommes contre un système inhumain et notre opposition ne va pas faire à cette saloperie le cadeau de l’humaniser. Nous plaignons nos frères Américains, fussent-ils les pires des imbéciles, d’être enchaînés. Nous pleurons sur la grande culture américaine, d’Orson Welles à Edgar Allan Poe et à Jack Kerouac, d’être livrée à la médiocrité de son évaluation marchande. Nous savons d’ailleurs que les meilleurs critiques actuels du système, les plus radicaux sans aucun doute, se recrutent chez les Américains, même et surtout d’anciens militaires et partisans du Pentagone (voyez Bacevitch).
• La seconde remarque porte sur le fait que nous n’avons jamais accusé les autres contingents d’avoir les mêmes comportements que les Américains. (L’allusion concernant les Canadiens porte plus sur le gouvernement canadien que sur le contingent lui-même.) Nous prenons soin, systématiquement, de faire, avec les troupes US, un cas très différent du reste. Ce qui suit (et ce qui s’est passé à Haditha) le justifie.
Sur le fond, nous avons beaucoup à dire.
Tout ce qu’écrit notre lecteur est bel et bon, sur le comportement des contingents non-US comme sur le comportement US. Que cela se passe en Afghanistan n’implique aucune limite temporelle ou géographique, nous le comprenons tous, et vaut évidemment aussi bien pour l’Irak. Notre lecteur décrit l’état d’esprit, l’enfermement psychologique où se trouvent les forces armées US, non pas à cause de circonstances accidentelles mais en raison d’un état de fait fondamental, qui a ses racines fondamentales dans la structure et la culture américanistes, et qui atteint son point de crise. Notre lecteur décrit un état d’isolement culturel et psychologique sans précédent et sans équivalent pour aucune armée au monde et dans l’histoire.
Involontairement mais comme prémonitoirement, notre lecteur apporte des éléments intéressants en commentaire aux affaires actuelles de massacres en Irak. Il apparaît évident que l’état d’esprit et le comportement des troupes américaines sont la conséquence, dans ce qu’il y a de plus grave dans cet état, des caractères psychologiques fondamentaux de cette armée. S’il y a sur chaque théâtre d’opération des causes circonstancielles diverses dues à des comportements de circonstance, il y a surtout les caractères structurels fondamentaux de ces forces qui sont le terreau où ces comportements de circonstance peuvent proliférer et résulter en des actes de pure barbarie. Ce sont les Américains qui « n’ont absolument aucun respect pour des gens qu’ils considèrent comme étant inférieurs à eux. », avec leur « inculture totale, faite de clichés parfois profondément racistes, voir d’ignorance absolument totale, alliée a un protectionnisme culturel forcené… »
Nombre d’analyses sont faites aujourd’hui, à la lumière sanglante du massacre d’Haditha, sur le moral et l’équilibre de l’armée américaine. The Independent parle, le 3 juin, d’une armée “épuisée et désenchantée” (« For an exhausted, disenchanted army there is still no end in sight »). L’ Observer consacre un long article, ce 4 juin, à la “culture de violence” des soldats américains, reflétant cette même culture générale de la société américaine (« US confronts brutal culture among its finest sons — In the wake of the Haditha massacre come further allegations of outlaw killings in Iraq. They add to growing unease about US military culture that fails to distinguish civilian from insurgent »).
Même si elles sont justes, ces observations sont loin de nous satisfaire. Elles font le constat des conséquences plutôt que des causes, — toujours pour la même raison : cette crainte de mettre en cause le fondement de l’américanisme, qui est aussi celui du modernisme. Ce désenchantement, cet épuisement, cette culture de la violence sont les conséquences du comportement et de la psychologie imposés par le système. L’isolement psychologique américain, cette sorte d’“autisme de l’esprit américain” est l’explication fondamentale ; et ce n’est ni un accident ni une maladie même si cela finit par prendre des allures pathologiques (la pathologie est là aussi la conséquence).
Par contraste avec The Closure of the American Mind (titre du livre fameux de Alan Blum, qui dénonçait l’action des libéraux dans la culture US), l’“autisme de l’esprit américain” est une conformation de la psychologie américaniste. La superpuissance qui prétend soumettre le monde à sa loi et à ses mœurs, comme Rome avant elle, est essentiellement caractérisée par la négation structurelle devenue pathologique de l’existence du monde. Cela ne peut marcher que le temps d’une illusion (virtualisme). Les conséquences apparaissent très vite, que nous observons chaque jour dans la décadence accélérée et catastrophique du système de l’américanisme. Elles sont évidemment dues aux “contradictions internes” du système, dans une mesure que ni Marx ni Lénine ne distinguèrent jamais.
(*) NDLR technique, à propos de cette citation d’un message d’un lecteur. Nous avons rétabli l’interlignage normal. Nos lecteurs qui nous adressent des messages ne doivent pas oublier de laisser dans leur texte deux interlignes au lieu d'un seul entre chaque paragraphe.