Référence kissingérienne

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Nous évoquons pour Condi Rice, dans le cadre de la décision US d’accepter des entretiens avec l’Iran, la référence de Henry Kissinger, — dans notre F&C du jour. Nous prenons soin de signaler que la référence Kissinger implique une gestion réaliste du déclin de la puissance américaniste.

Pour expliciter cette appréciation, nous publions ci-dessous un extrait de notre rubrique Analyse, de la Lettre d’Analyse de defensa, numéro du 10 mars 2006. Le sujet était la question de l’hégémonie du dollar et nous rappelions les conditions dans lesquelles avait été prise la décision de l’abandon de la référence-or, le 15 août 1971. Il s’agit ici de l’évocation de la situation stratégique des Etats-Unis générale de l’époque et l’on y trouve les principaux éléments pour caractériser l’action de Kissinger.

« A-t-on, en 1971, cette sensation d'une manoeuvre habile et sans scrupule, d'un climat offensif pour faire perdurer l'hégémonie américaine? Peu de choses sont officiellement actées de ce point de vue, dans les milieux gouvernementaux. Tout est détourné, dans l'ordre de l'analyse et du commentaire, par l'ombre du Watergate qui est une crise ponctuelle interne au système. On est ainsi poussé à croire que, du point de vue des grandes options stratégiques dont fait évidemment partie la décision du 15 août 1971, le système américaniste poursuit ses entreprises sans douter de leur réussite. Il n'en est rien.

» Nous citons à cet égard un intéressant document, un document peu intéressé par le jugement de l'Histoire qui entache les autres témoignages de l'époque du soupçon de maquillage des circonstances. Il s'agit des mémoires de l'amiral Zumwalt, On Watch, publiés en 1975 et retraçant principalement ses quatre années (1970-1974) passées à Washington comme chef d'état-major (Chief of Naval Operations) de l'U.S. Navy. Zumwalt est un personnage inhabituel. C'est à la fois un faucon du point de vue stratégique, face à l'Union Soviétique, conformément à la position classique des militaires; mais il est également libéral d'esprit, comme il le montra en imposant des relations “sociales” et raciales nouvelles à l'intérieur de la marine, dénouant ainsi (en 1970-72) une très grave crise interne qui avait vu des événements proches de la mutinerie à plusieurs reprises. Kissinger (alors conseiller spécial du président Nixon puis secrétaire d'État) le définira involontairement en grommelant, à la suite d'un entretien avec Zumwalt: “If there's one thing I can't stand it's an intellectual admiral!

» Justement, les relations Zumwalt-Kissinger sont au centre d'une partie des mémoires de l'amiral Zumwalt. Elles sont chaotiques, radicales; elles sont d'abord excellentes, elles sont ensuite pleines de chausse-trappes et de trahisons. Quoi qu'il en soit, Zumwalt recueillit de Kissinger des confidences révélatrices, en même temps qu'il exprimait lui-même un très fort sentiment qu'on retrouve latent partout: la décadence accélérée de la puissance américaine, — à cause du Viet-nâm, des contraintes budgétaires, de la désunion civile proche de la guerre civile dans les années 1960, des scandales culminant avec le Watergate, etc. Kissinger entretient Zumwalt à plusieurs reprises de ses sentiments profonds sur la situation américaine. Le 28 novembre 1970, Zumwalt note le compte-rendu d'une rencontre avec Kissinger:

» “K[issinger] feels that U.S. has passed its historic high point like so many earlier civilisations. He believes U.S. is on diwnhill and cannot be roused by political challenge. He states that his job is to persuade the Russians to give us the best deal we can get, recognizing that the historical forces favor them. He says that he realizes that in the light of history he wiull be recognized as one of those who negociated terms favorable to the Soviets, but that the American people have only themselves to blame because they lack stamina to stay the course against the Soviets who are ‘Sparta to our Athens’.

» Le 7 mai 1972, Kissinger emploie quasiment les mêmes termes pour émettre à nouveau un jugement de décadence irrémédiable de l'Amérique face à l'URSS. Zumwalt n'est pas d'accord avec la méthode Kissinger de négocier des accords SALT avantageux pour les Soviétiques qui impliquent que l'Amérique accepte son sort; il voudrait que Nixon, qui partage l'analyse de Kissinger, rende publique cette préoccupation catastrophique pour obtenir un sursaut du peuple américain). Répétons-le, Zumwalt est, par contre, d'accord sur le fond de l'analyse. Pour son domaine, il estime en 1973 que l'U.S. Navy est dans une situation tellement catastrophique qu'elle n'a que 30% de chance de l'emporter si elle affronte la marine russe dans une guerre conventionnelle.

» Le sentiment est général, même s'il n'est pas vraiment exposé publiquement. L'Amérique est en déclin accéléré. C'est un phénomène psychologique considérable qui affecte alors l'entièreté de l'establishment américaniste. C'est l'époque où même le Big Business américain, pourtant d'habitude bien peu organisé tant sa puissance semble aller de soi, s'accorde collectivement d'urgence sur un programme radical et massif, avec des consonances politiques évidentes, pour tenter de retrouver cette puissance mise en cause par les événements. (C'est l'épisode du “Manifeste Powell” de 1971, tel que nous l'avons détaillé dans notre rubrique Notes de Lecture, à la date du 23 août 2002.) »


Mis en ligne le 5 juin 2006 à 15H42