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6 juin 2006 — Puisqu’il est question de débarquement (42ème anniversaire du saint événement du 6 juin 1944), en voici un autre, en sens inverse. Il s’agit d’un article de Richard J. Newman, également de U.S. news & Worl Report, paru dans le numéro de Juin 2006 de Air Force Magazine, Volume 89 n°6 : « The European Invasion — The US now has become the target market for some of Europe's biggest defense firms. »
(On doit connaître Air Force Magazine [AFM]: c’est la revue mensuelle de l’Air Force Association [AFA], c’est-à-dire le puissant lobby officiel de l’Air Force, influent aussi bien dans l’Air Force, dans l’industrie qu’au Congrès. Le plus souvent, AFM relaie des messages de AFA et de l’USAF au travers d’articles qui répondent à une politique bien particulière. C’est notamment pour cette raison “politique” que nous nous arrêtons à cet article.)
C’est la première fois qu’est développé, de façon si circonstanciée et précise, le thème d’une alarme face à une “invasion” des Européens du marché US de l’armement. Il est difficile de n’y pas distinguer des intentions politiques, notamment quoique indirectement dans le chef de l’USAF (et du Congrès et de l’industrie sans doute). Pour l’USAF, il y a sans doute la crainte de voir la direction civile du Pentagone lui imposer certaines procédures ouvrant la concurrence aux Européens, soit certaines pressions pour effectuer certains achats.
L’article développe principalement le cas des ravitailleurs en vol de l’USAF, y compris les péripéties (scandale, corruption, etc.) qui ont empêché Boeing de rafler le marché initialement, sans concurrence. C’est donc EADS (Airbus militaire dans ce cas) qui est directement visé. D’autres possibilités de concurrence, également de EADS, sont évoquées.
On s’attarde surtout longuement aux montages juridiques et structurels développés par EADS pour s’implanter dans le tissu industriel US et pouvoir ainsi arguer d’une certaine “américanisation” pour faire avancer sa cause. AFM cite Ralph D. Crosby Jr., l’Américain qui a pris en charge la mise en place d’une sorte de “EADS-USA” (exactement EADS-North America) : « “We recognized foreign ownership was an issue,” said Crosby. “My activities since the first day have been focused on creating citizenship for us here in the US.” »
Quelques précisions:
« The EADS case is instructive. To compete for the tanker contract, the company created a North American subsidiary, under senior executive Ralph D. Crosby Jr., that would allow it to bid on US contracts not otherwise open to foreign-based firms. Crosby formed plans to open new EADS facilities in a number of states and expand others, generating political support in Congress.
(...)
» [EADS] has been busy building domestic political support for a program that would ultimately involve billions of dollars and thousands of jobs. In 2005, EADS bought a facility in Mobile, Ala., close to a port that can handle oversize cargo. The company has pledged to convert the plant into an Airbus assembly line if the Air Force buys the A330 tanker.
» The aircraft components—wings, fuselage, and tail assembly—would still be built in Europe, but final assembly would take place in Alabama, providing up to 1,000 American jobs.
» EADS also broke ground on an Airbus engineering center in Mobile earlier this year in a ceremony populated with politicians. That center will employ 150 engineers working on interior aircraft designs when it opens in 2007.
» The company also has been recruiting talent with the technical know-how (and political connections) to get deals done in Washington. In 2004, EADS hired retired Air Force Lt. Gen. Charles H. Coolidge Jr., who had just retired as vice commander of Air Force Materiel Command at Wright-Patterson AFB, Ohio, to oversee the tanker program and other Air Force efforts.
» Other retired military officers have come on board. Last year, the company elected Les Brownlee, former Senate Armed Services Committee staff director, and acting Secretary of the Army for 18 months, to the EADS North America board of directors. »
D’autre part, l’arrangement entre EADS et Northrop Grumman est largement commenté, et perçu comme une initiative brillante dans la mesure où elle donne ce qui semble être une institutionnalisation intérieure de l’“américanisation” d’EADS, pour le programme des ravitailleurs (la proposition initiale d’EADS devient ainsi le Northrop Grumman/EADS KC-30, produit qui semble ainsi venir directement de l’industrie US).
Il y a certainement dans l’article une reconnaissance de l’efficacité de la tactique qui revient à faire de l’“entrisme” la règle centrale de cette tactique. Bien entendu, la réussite doit être là pour justifier tous ces investissements, et une réussite à long terme, portant aussi bien sur les ravitailleurs que sur d’autres programmes. C’est à ce point que la question devient politique, comme on le voit plus loin.
En parallèle avec EADS, l’article rappelle le succès de l’Anglais BAE, en voie d’achèvement dans son processus d’“américanisation” (la chose est admise depuis longtemps: il suffit de rappeler l’exclamation du ministre britannique de la défense Geoffrey Hoon en janvier 2003 : « BAE is no longer British »). Il va de soi que BAE est certainement un modèle et l’article nous suggère que, pour EADS, c’est un modèle à suivre, — que c’est le seul modèle à suivre, — au demeurant, si on y parvient…
C’est l’un des aspects que l’on retiendra de cet article, que nous développons ci-après, avec un autre aspect.
En fait, nous ne nous embarrasserons pas des longs et fastidieux détails sur tous les arrangements et démarches effectués par EADS. On ne doute pas que l’énorme société européenne dispose des batteries d’experts qui importent pour toutes ces matières économiques et économistes. Ce qui est plus contestable, c’est de croire le problème de la pénétration du marché US résolu selon les opportunités, grâce à ces habiles arrangements. Nous ne sommes là qu’aux niveaux techniques et financiers, les plus faciles.
Alors, pour mieux comprendre la portée de l’article, nous nous reportons sur deux très courts extraits, qui paraîtraient accessoires et qui sont l’essentiel, — pour qui sait lire.
• En intertitre et dans le corps de l’article apparaît, pour qualifier l’“arrangement” entre EADS et Northrop Grumman, l’expression “Front Organization” : « Some critics have labeled Northrop Grumman a front organization for a foreign-based operation, as it will be Airbus providing the airplane. »
• Le paragraphe de conclusion est celui-ci, où sont mis en parallèle et en opposition le cas d’EADS et le cas de BAE : « “The [EADS] problem is the political links at the top,” one analyst pointed out. “The US and the UK fight together. You can’t really say that about Germany and France.” That may make EADS the ultimate test of whether commerce brings nations together. »
Dans ces deux citations se dessinent mieux qu’au travers un long pensum ce que va être, si ce n’est déjà le cas, le thème de la mobilisation anti-EADS. La grosse usine à gaz franco-allemande ne bénéficiera d’aucun des passe-droits dont a bénéficié BAE pour la raison évidente que le consortium anglo-saxon (c’est-à-dire anglo-américain de plus en plus américaniste) connaît la musique et a tout le loisir de l’interpréter selon la partition du Pentagone. BAE a abandonné toute prétention européenne, évolue comme une société américaine et, — surtout, — est soutenu par la politique la plus américanophile qu’ait jamais pratiquée aucun Premier ministre britannique, malgré la longue expérience et le zèle incontestable de la tradition.
Traduisons : si EADS veut réussir, il faut que les deux gouvernements concernés satisfassent aux normes du Pentagone. (C’est, transposée en langage un peu dru, la signification de ceci : « That may make EADS the ultimate test of whether commerce brings nations together », — “together” signifiant : selon les normes US.) Le message vaut essentiellement pour les Français, eux qui ne sont jamais découragés par les rebuffades américanistes et qui continuent à cultiver l’American Dream de la coopération transatlantique, tout en poursuivant, sans bien réaliser le sacrilège, une politique inconsciemment et naturellement indépendante.
La deuxième expression citée nous indique quelle sera la méthode suivie. L’expression “Front Organization” fait partie du vocabulaire maccarthyste ou stalinien, désignant les organisations-écrans des entreprises de subversion organisées par le Kominterm, la CIA, — ou les Européens... C’est de cette façon que EADS sera traité par ses adversaires les plus résolus, qu’on peut déjà identifier au Congrès (« Boeing retains formidable support among influential members of Congress, such as Republican Rep. Duncan Hunter (Calif.), chairman of the House Armed Services Committee, and Democratic Rep. Norman D. Dicks (Wash.), who sits on the House Committee on Appropriations »). Les néo-conservateurs, qui sont un des faux-nez de Lockheed Martin dans le business idéologique de sécurité nationale, seront également des adversaires d' EADS quand l’heure aura sonné (Richard Perle a déjà donné son obole de lobbyist bien rétribué en faveur des ravitailleurs Boeing). Ils connaissent la musique pour ce qui est de l’intox médiatique.
Cet article indique qu’une entreprise de dramatisation de l’installation d’EADS aux USA est en train de prendre forme. Sur cet arrière-plan politique bien identifié, répétons en plus concise notre remarque déjà faite : que ces prémisses apparaissent dans AFM, avec ses liens avec l’USAF, ne présage rien de bon dans la mesure où EADS vise l’USAF comme premier client US.