Crise de confiance

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Crise de confiance

7 juin 2006 — Personne (même pas nous...) n’aurait cru qu’au milieu de l’année qui devait voir le dernier pas de l’engagement allié dans le JSF se faire paisiblement, dans la logique presque centenaire (on exagère à peine) de l’alignement transatlantique traditionnel, des mots aussi durs et aussi pleins d’émotion exacerbée pourraient être imprimés pour décrire l’état de ces relations transatlantiques. Pour cette fois, nul ne peut soupçonner la France ni crier haro sur un Schröder retiré des affaires.

Des mots ? Quels mots ? Des mots comme ceux-ci: « Losing Faith in U.S.? »… « This is Washington’s last chance »… Ou encore ce constat : « Some industrialists say that, barring a wholesale change of heart on technology transfer, America has already lost the trust of potential defense-industrial partners around the world. »... Et cette autre citation:

« British officials are so frustrated that many are convinced that if a binding agreement isn’t struck by the June 15 deadline proposed by Deputy Defense Secretary Gordon England, London should begin canceling contracts, then start getting cozier with allies in Europe.

» American officials dismiss such threats at their own risk... »

Ces mots et ces phrases sont extraits de deux textes de Defense News, parution du 6 juin 2006. Nous les reproduisons par ailleurs, dans “Nos choix commentés”, car ils méritent d’être lus avec attention. Au-delà des informations elles-mêmes, — contradictoires, hésitantes ou incertaines, — c’est le climat qui importe. La frustration, la fureur si longtemps contenues des Britanniques donnent le ton, au point où un de leurs amis hollandais, le ministre de la défense adjoint chargé de l’acquisition Cees van der Knaap est obligé de proclamer, le 2 juin : « What we need right now is calm in the program. »

Ce qui se déroule aujourd’hui sous nos yeux est une énorme, une monstrueuse crise de confiance entre l’Europe atlantiste et l’Amérique. Le JSF en est l’objet mais c’est toute la question de la coopération transatlantique entre les fidèles et le maître qui est posée. Au-delà de la crise de confiance, c’est l’état d’incompréhension qui caractérise les rapports actuels. Les Américains ne peuvent accepter une idée qu’ils ne conçoivent même pas, — l’idée de la rupture, avec les Britanniques et avec les autres par conséquent. (« American officials dismiss such threats at their own risk... » écrit Defense News, toujours avec cette fureur à peine contenue [« …at their own risks »]. Defense News, qui s’est toujours montré très partisan de la coopération internationale et surtout transatlantique, assiste avec accablement et fureur à la détérioration accélérée du climat et à l’incompréhension régnant entre les partis en présence.)

On lira dans les textes les rencontres prévues, les résultats qu’on en attend et, — surtout, — les craintes qu’on nourrit. “The devil in the details”, disent les avisés Britanniques, et l’adage résonne de façon sinistre lorsqu’on lit le titre de l’article de Defense News : « With JSF Accord in Hand, U.K., U.S. Wrestle Over Details. »

Le programme JSF est au bord du gouffre. Ce qui le menace n’est pas tel ou tel point technique mais bien, désormais, ceci qui est fondamental : la confiance. Face à une direction américaniste autiste, enfermée dans sa psychologie si particulière que nous caractérisons par cette attitude d’“inculpabilité”, les partenaires perdent ce sentiment si précieux sur lequel repose l’alliance avec l’Amérique : la confiance, ou bien la foi dans l’Amérique (« Losing Faith in U.S.? »).

On ne dira jamais assez, surtout à l’intention de ces milieux dirigeants qui se targuent de rationalité et de réalisme jusqu’au cynisme, combien l’alliance américaniste est fondée sur le sentimentalisme, que ce soit une foi aveugle ou une fascination aveuglante. Chez les Britanniques qui se targuent de cynisme et d’habileté tactique, c’est encore plus vrai que nature, — à l’image du fondateur de cette alliance, Winston Churchill, qui appuya l’idée des special relationships sur un sentimentalisme de midinette. Aujourd’hui, le programme JSF est en train d’arracher le faux-nez du Prince charmant.

Depuis la fin 2005, l’inévitable rencontre des réalités dans le programme JSF, dans une atmosphère générale chauffée à blanc par l’Irak, par les diverses péripéties de la guerre contre la terreur et par la schizophrénie de Blair dans ses conceptions de l’alliance avec Bush, a conduit à une brutale prise de conscience. L’atmosphère s’est détériorée, depuis décembre 2005-janvier 2006, avec une rapidité qu’on n’aurait pas cru possible. La gravité de l’affrontement est à la mesure de toutes les humiliations subies par les uns et les autres, et surtout par les Britanniques, depuis des années, voire des décennies. Il faut véritablement parler de frustration (dans le chef des Britanniques, comme le note Defense News) dans le sens le plus nettement psychologique car cette affaire se joue, aujourd’hui, encore plus au niveau de la psychologie qu’au niveau des questions techniques, industrielles et militaires.

Les questions qui se posent sont particulièrement déstabilisantes :

• Comment peut-on espérer arriver à un accord solide sur une matière aussi insaisissable, dans l’environnement technologique de la structure dite du “system of systems” où la centralisation est extrême (et revient aux USA évidemment), à moins de décisions radicales (de la part des USA) qui semblent exclues, et qui nécessiteraient de toutes les façons une forte confiance entre les partenaires?

• Dans l’hypothèse où, pourtant, une telle décision serait atteinte, comment espérer qu’elle apaise les relations alors que le programme JSF est notoirement en difficultés et qu’il va se trouver de plus en plus contrôlé par le Congrès, lequel Congrès est hostile à un transfert de contrôle trop important vers les coopérants (dont les Britanniques)?

• Même si tout se déroule tant bien que mal dans le sens de l’arrangement d’ici la fin de l’année, comment imaginer que les difficultés américano-américaines (Congrès versus Pentagone notamment) ne conduisent pas à de nouvelles divisions, à de nouveaux affrontements avec les coopérants extérieurs, essentiellement les Britanniques, qui essuieront les plâtres (coûts en augmentation, délais, etc.) sans avoir leur mot à dire et en étant à peine informés, — dans un tel climat de défiance?

• Dans tous les cas envisagés, la partie se joue finalement, du côté US, avec une bureaucratie du Pentagone dont chacun sait que plus personne ne la contrôle vraiment. Comment espérer autrement après avoir entendu un discours comme celui de Rumsfeld le 10 septembre 2001, étant entendu que rien n’a pu être fait dans le sens d’une amélioration de la situation puisque, dès le lendemain du 11 septembre, nous étions engagés dans la plus grande guerre qu’ait connue l’humanité ? (Mais quel dirigeant politique britannique, quel haut fonctionnaire britannique de la défense connaît seulement l’existence de ce discours?)

Et ainsi de suite…

Il est sans précédent de voir de telles négociations se dérouler, in extremis, dans des domaines si essentiels, avant les signatures finales sur les commandes de production exigées par le maître d’œuvre, dans un programme où les uns et les autres se trouvent engagés en commun depuis cinq et quatre ans ; il est sans précédent de voir des chefs de gouvernement (Bush et Blair) signer de tels “accords” (ceux du 25-26 mai) qui devraient être ceux qui fixent les conditions de la coopération, à un tel stade d’avancement de la coopération ; il est sans précédent de voir s’engager une réflexion pour fixer l’orientation de matières aussi essentielles que la place de la souveraineté nationale dans le contrôle des systèmes, qui devrait être conduite à son terme dès l’origine, comme fondement de l’engagement des partenaires, et cela cinq et quatre ans après l’engagement des partenaires… Mais tout cela était fait, d’ailleurs! Simplement, chacun a compris ce qu’il voulait bien comprendre, chacun a joué l’“apaisement” en espérant sans doute qu’une “main invisible”, — à l’image de celle qui ordonne le marché dans les conceptions capitalistes extrêmes, — mettrait bon ordre, évidemment à son avantage, lorsque l’heure serait venue.

Curieuse aventure, devenue un piège implacable. De deux choses l’une : ou bien l’accord n’est pas atteint et la rupture qui s’ensuivra secouera jusqu’au tréfonds les relations transatlantiques ; ou bien l’accord est atteint au forceps et le JSF sera institué comme l’abcès de fixation de toutes les rancoeurs, de toutes les querelles jusqu’ici dissimulées entre les USA et leurs alliés privilégiés. D’ores et déjà, on peut annoncer que le JSF est, en matière technologique et politique, l’oxymore par excellence : jamais un programme de coopération n’aura engendré et n’engendrera entre ses membres autant de divisions, et exclusivement des divisions.

Il eût été préférable d’en rester au F-16 du bon vieux temps.