La bureaucratie victorieuse, ou le “coup d’État postmoderne”

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La bureaucratie victorieuse, ou le “coup d’État postmoderne”


10 juin 2006 — L’article de Andrew Bacevitch, déjà évoqué dans notre “Bloc-Notes”, apporte une lumière particulièrement intéressante sur la situation fondamentale des USA dans le courant de la guerre contre l’Irak et la logique qui y conduisit, — avec l’éclairage des conséquences aujourd’hui. Dans son article, Bacevitch développe et commente les thèses contenues dans le livre Cobra II: The Inside Story of the Invasion and Occupation of Iraq, de Michael Gordon et Bernard Trainor.

Expliquant la guerre contre l’Irak comme le “Premier Front” d’un vaste projet de restructuration de la puissance US, la thèse complète ce schéma avec un “Second Front” : les batailles internes qui devaient être menées pour installer les changements dans la structure du pouvoir américaniste nécessaires à la poursuite du projet général. Cette interprétation implique que toutes les mesures prises au niveau intérieur répondent à un but général qui est la réduction radicale des pouvoirs et des droits qui ne dépendent pas directement de l’exécutif d’une part, la réduction et l’élimination de tous ceux qui, à l’intérieur de l’administration, s’opposent à ce projet.

L’activisme dans ce sens fut considérable, dès les premiers jours après 9/11 auprès du Congrès. Bacevitch assimile de facto cet activisme à un “coup d’État”: « In other words, unleashing American might abroad implied a radical reconfiguration of power relationships at home. On this score, 9/11 came as a godsend. The hawks, citing the urgent imperatives of national security, set out to concentrate authority in their own hands. September 11 inaugurated what became in essence a rolling coup. »

La bataille sur le Second Front se déroula également à l’intérieur de l’administration, avec les affrontements bureaucratiques pour obtenir l’élimination de tel ou tel dirigeant, pour obtenir des réductions ou des avantages de puissance et de prépondérance bureaucratiques. Voici un passage où Bacevitch décrit cette phase spécifique et propose une conclusion à la description de la bataille intérieure:

« Within the executive branch itself, however, efforts by Cheney and Rumsfeld to consolidate authority in their own hands have encountered fierce resistance. Here Cobra II confirms much of what we already know. During the months leading up to the Iraq war, Rumsfeld and his aides waged a bureaucratic battle royal to marginalise the State Department and to wrest control of intelligence analysis away from the CIA. Colin Powell was one casualty of that bruising fight. George Tenet, eased out as CIA director, was another. Whether that battle has ended is another matter. With Rumsfeld himself lately under siege and Condoleezza Rice enjoying Bush’s confidence as Powell never did, and with efforts to silence the CIA having yielded a criminal indictment of the vice-president’s former chief of staff, a declaration of victory on behalf of the Cheney-Rumsfeld axis might be premature. The overall conclusion, however, is as clear as it is disturbing. To the extent that any meaningful limits on executive power survive, they are almost entirely bureaucratic. This administration has eviscerated the constitution. »

Nous avons souligné en gras le point qui nous paraît essentiel dans cette citation, et qui apporte une lumière nouvelle sur la situation à Washington. Il s’agit du résultat final de cette bataille du Front Intérieur : « To the extent that any meaningful limits on executive power survive, they are almost entirely bureaucratic. »

Cette approche explique effectivement l’évolution du pouvoir à Washington, — “ce qui reste de pouvoir” serait d’ailleurs une expression plus appropriée. Parlant des “limites significatives [à apporter] au pouvoir exécutif”, — effet nécessaire de contrôle du pouvoir selon le principe check & balance, — Bacevitch constate que la Constitution (la Loi, si l’on veut) n’en apporte plus guère à la suite des initiatives des activistes et idéologues. Il conclut par la description de la situation qui s’est installée par défaut: ces “limites significatives […] sont presque entièrement bureaucratiques”.

D’autre part, nous avons souvent développé, ces derniers mois, l’analyse selon laquelle le pouvoir exécutif actuel connaît un affaiblissement accéléré, aussi bien à cause des échecs extérieurs (Irak) que des tares internes de l’équipe au pouvoir (corruption, tant psychologique que vénale, scandales divers, références totalement irréelles pour les décisions politiques [virtualisme], faiblesse des personnalités ou affaiblissement radical des personnalités fortes [Rumsfeld]). Cet affaiblissement est aussi la conséquence d’une politique erratique favorisée par l’échec irakien, reflétant les fortunes diverses des divers clans en activité plutôt qu’une politique précise conduisant à une transformation nettement définie du pouvoir.

(La CIA est un cas en pointe : en 2004, Tenet, démissionnaire, a été remplacé par Porter Goss. C’était aller dans le sens indiqué par Bacevitch et Gordon-Trainor, impliquant un investissement de la CIA avec purges à la clé. Goss a très récemment démissionné, remplacé par le général Hayden. Comme première mesure, Hayden rengage le n°2 de la CIA qui avait démissionné après l’arrivée de Goss, pour protester contre cette nomination. L’arrivée de Hayden représente sans aucun doute une poussée dans le sens inverse au schéma précédent : une poussée pour redonner à la CIA une efficacité opérationnelle aux dépens d’une orientation idéologique. Le résultat de ces coups et contre-coups est surtout l’installation d’un désordre chronique au sein de la CIA.)

L’affaiblissement du pouvoir exécutif par ses querelles et contradictions internes conduit par élimination et pour rencontrer la remarque de Bacevitch au constat qu’aujourd’hui le maître du jeu à Washington est la bureaucratie. Mais s’il s’agit d’un pouvoir puissant, il s’agit d’un pouvoir passif, qui agit soit dans le sens d’un blocage, d’un frein d’autres initiatives, soit dans le sens d'un renforcement constant des avantages et des pouvoirs déjà établis, dans un sens conservateur qui écarte les vertus de cette orientation et en conserve toutes les tares jusqu’au plus complet immobilisme. Pour prendre un exemple précis que nous suivons avec la plus extrême attention, notre hypothèse selon laquelle c’est la bureaucratie qui détient la clef du développement du programme JSF (notamment pour la question vitale des transferts de technologies vers les partenaires non-US) se trouverait entièrement confirmée par cette interprétation.

Le “rolling coup” perpétré par l’administration GW Bush, et, particulièrement, par les idéologues et les activistes de cette administration, constituerait alors un événement paradoxal et, de toutes les façons, sans précédent ni équivalent. Il s’agirait du premier “coup d’État postmoderne”, perpétré au sein des structures d’un système entièrement caractérisé par le cancer bureaucratique. L’échec du “coup” par rapport aux intentions de ses auteurs est en effet manifeste et il est dû essentiellement à l’impossibilité de manipuler, de transformer décisivement les structures bureaucratiques. L’erreur des instigateurs de ce “coup d’État postmoderne” est qu’ils ont raisonné en fonction des données bureaucratiques qui caractérisent l’univers où ils évoluent, et qui sont des données complètement virtualistes ; ayant appliqué ces données au monde réel, ils ont connu l’échec qu’on sait (l’Irak) ; l’échec irakien a provoqué ses effets en retour qui ont totalement brouillé les intentions des auteurs du coup, accentué le désordre jusqu’à l’incohérence, abouti à la victoire par défaut de la bureaucratie, — c’est-à-dire le symptôme même de la paralysie systémique postmoderne.

Par exemple, ce qui ressemble de plus en plus aujourd'hui à un échec de la politique iranienne des idéologues bellicistes n’est-il pas également le fruit de cette prise du pouvoir ? Les fuites calculées (notamment sur la préparation d’une éventuelle attaque nucléaire US contre l’Iran), la “révolte des généraux” contre Rumsfeld, en partie faite contre les supposés projets d’attaque contre l’Iran, tout cela ne fait-il pas partie de l’action du “nouveau pouvoir” bureaucratique né du “coup d’État postmoderne” ?

Mais comment définir le “coup d’État postmoderne” ? Dans le cas décrit, est-il un échec ou pas ? Le “coup” des partisans d’un changement impérial des USA a échoué, certes, mais tout cela aboutit à installer la bureaucratie comme pouvoir principal. N’est-ce pas là l’essence du “coup d’État postmoderne” ? Nous sommes dans une curieuse situation, où nous pouvons admettre l’hypothèse qu’il y a eu “coup d’État” mais où nous ne pouvons déterminer précisément quelle sorte, s’il y en a eu un ou plusieurs, si l’échec de l’un n’a pas finalement alimenté la réussite de l’autre…