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13 juin 2006 — Une poignée de Marines américains installés près de Simféropol, dans la république autonome de Crimée (Ukraine), achève de quitter les installations où elle se trouvait depuis le 27 mai pour préparer un exercice commun Ukraine-OTAN (“Sea Breeze 2006”). L’exercice est d’ailleurs suspendu, sinon remis, sinon transféré dans une autre zone géographique plus aimable aux entreprises occidentales. (L’exercice constituait évidemment une manœuvre militaro-politique pour accentuer la pression vers l’entrée de l’OTAN. Procédé classiquement banal du Pentagone-OTAN.)
Le digne et extrêmement impartial Times de Londres annonce la nouvelle ce jour, sous le titre suivant, et désolant pour nos âmes démocratiques : « Marines are forced to retreat »
Voici ce que nous apprend ce court entrefilet :
« Ukraine’s drive to join Nato by 2008 suffered a humiliating setback yesterday when US troops left the former Soviet country after a fortnight of anti-Nato protests.
» The last 102 Marine reservists left Crimea before they could start preparing for joint “Sea Breeze 2006” exercises next month. Another 125 had left on Sunday just over two weeks after they arrived in the port of Feodosiya.
» Their departure was seen as a victory for Russia as it plots to undermine President Yushchenko and his plans to lead Ukraine into Nato and the European Union.
» The reservists arrived on May 27 with material and equipment to build showers and lavatories at a Ukrainian military training facility near Feodosiya. But pro-Russian protesters stopped them from reaching the facility, accusing Mr Yushchenko of inviting Nato to set up a base without parliament’s approval.
» A Ukrainian navy spokesman said that “Sea Breeze” would begin on July 16. But Mr Yushchenko must get permission from parliament for foreign troops to take part. »
Ces événements illustrent les tensions diverses actuellement en plein développement, entre la Russie et l’Ukraine, à l’intérieur de l’Ukraine entre les apparatchiks pro-US (les porteurs de l’étiquette “Orange” qui fit pleurer Margot dans les chaumières démocratiques à la fin 2004) et les pro-russes qu’on trouve dans les populations d’origine russe d’Ukraine, et notamment dans la république de Crimée ; enfin, sur un plan plus large, entre la Russie et l’OTAN sponsorisant l’Ukraine.
(Mentionnons également la mouche du coche UE, la Commission européenne, qui étale complaisamment une “politique russe”, — c’est-à-dire anti-russe, — complètement calquée sur l’approche washingtonienne. Cela donne d’excellents résultats concrets, comme on a pu le voir au sommet de Sotchi, — ou Scotchi?.)
(D’une façon plus précise, sur la situation ukrainienne, notamment du point de vue démocratique qui nous est cher, les explications du Times gagneraient à être complétées. Voir notre Bloc-Notes sur cette question.)
Est-ce, comme l’écrit The Times, une “retraite humiliante de la poussée de l’Ukraine pour entrer dans l’OTAN en 2008” ? Il faudrait d’abord que l’Ukraine poussât, et non pas seulement les milieux ukrainiens rétribués par l’Ouest pour le faire. C’est justement là qu’est le problème. Il apparaît désormais que la poursuite de la politique otanienne de la direction ukrainienne risque de provoquer de très graves troubles en Ukraine. Pour le Times, l’explication étonnante est qu’il s’agit d’un complot des Russes, et qu’il est implicite qu’il s’agit d’une chose éminemment mauvaise, incompréhensible et inacceptable ; preuve que les amis britanniques cèdent au charme discret de l’inculpabilité américaniste. Il faut rappeler un de nos textes sur “l’inculpabilité courante”, qui relève ce passage d’un texte récent (8 juin) du député ukrainien (en gras, le passage évoquant cette étrange attitude d’inculpabilité) :
« While commenting on the report of the Council on Foreign Relations (“Russia’s Wrong Direction: What the US Can and Should Do”), well-known American politician Stephen Cohen says that the report applies dual “cold war” standards. To prove his words he refers to the situation in Ukraine. He says that it is astonishing but they in the US say that Russia has no national interests in Ukraine, while the US has the right to do whatever it wants to make Ukraine join NATO. »
Le sérieux et la réalité se conjuguent pour conduire à observer la crise d’une autre façon. La réaction de la république autonome de Crimée et des russophones d’Ukraine renvoie évidemment au renforcement récent de la puissance russe et, surtout, à l’intention de la Russie de faire entrer cette puissance dans sa politique. Les partisans de la Russie en Ukraine prennent cette attitude parce qu’ils sentent, parce qu’ils savent qu’ils ont le soutien de la Russie et que cette Russie est désormais forte et déterminée. De la part de la Russie, ce n’est même pas “de bonne guerre” qu’il faut dire pour qualifier la situation, c’est une attitude politique évidente que les stratèges occidentaux, s’il y en a, auraient évidemment dû prévoir. L’anomalie était la situation observée jusqu’ici d’une Russie ne parvenant pas à figurer dans une situation qui la concerne directement, ni à résister, par absence de volonté, par maladresse ou par absence de moyens, à la poussée otanienne vers l’Est. Les “succès” faciles des révolutions de papiers de différentes couleurs de ces dernières années ont tourné la tête de ces analystes et leur ont fait croire que la question de l’Ukraine dans l’OTAN était résolue d’avance.
Désormais, l’élargissement de l’OTAN, qui était jugé décisif avec l’étape ukrainienne, devient un pari extrêmement risqué. Si cette poussée se poursuit, elle devra le faire, vu l’opposition marquée à cette perspective, dans des conditions de plus en plus scabreuses, avec des moyens semi-secrets et semi-illégaux, notamment l’intervention d’organisations frontistes washingtoniennes de plus en plus dépourvues de la couverture démocratique et la mise en avant de politiciens compromis ou extrêmement vulnérables du point de vue éthique ou, tout simplement, du point de vue du seul fonctionnement de la démocratie. D’autre part, la même poussée otanienne se heurtera à une opposition de plus en plus résolue et de plus en plus “contre-offensive” de la Russie.
(Dans le texte de Kryuchkov, repris dans nos “Choix commentés”, on trouve les précisions suivantes : « There are many proofs that Russia is already considering the tactics and the strategy of its actions if Ukraine joins NATO. One example is the Concept of Relations Between Russia and Ukraine worked out for the Russian Government by the Center for Integration Problems of the Economy Institute of the Academy of Sciences of Russia together with the CIS and Baltic States and Risk and Crises Analysis Centers of the ASR. »)
C’est un sérieux problème qui est inauguré aujourd’hui à l’Ouest, où l’OTAN risque de se voir entraînée d’une façon fâcheuse par l’habituelle irresponsabilité américaniste. Il est possible que l’UE (la Commission européenne) nuance son attitude avant de voir les difficultés devenir très sérieuses. On signale à la Commission, ces derniers jours, la formation d’une minorité dans la bureaucratie pour juger que « l’on va trop loin avec l’Ukraine et qu’il serait temps de réviser cette politique dans le sens d’une plus grande attention portée à la position russe » (selon une de nos sources). C’est une minorité mais, hier, il n’était question que d’unanimité dans l’autre sens. Quant aux nations européennes de l’UE, — on parle des sérieuses, pas des “nouveaux de l’UE”, — elles devraient être conduites à réviser les options en cours pour nuancer très vite l’aventure ukrainienne des institutions occidentales, qu’elles n’ont d’ailleurs suivies que du bout des lèvres.
Le pronostic est que, dans cette affaire, l’OTAN se retrouvera seule, poussée par les Américains, à jouer le maximalisme et qu’elle y laissera des plumes. C’est la meilleure chose du monde qui puisse arriver.
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