Le consensus du mépris

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Le consensus du mépris


19 juin 2006 — Une nouvelle enquête statistique (c’est le temps des sondages et des enquêtes statistiques) concernant la guerre en Irak et la politique étrangère des USA donne quelques résultats remarquables, même s’ils ne sont pas complètement surprenants. Il s’agit d’une enquête annuelle faite par le magazine Foreign Policy et le Center for American Progress, portant sur plus de cent personnalités US de haut et de très haut niveaux (y compris d’anciens secrétaires d’État), intéressées et ayant eu une expertise et des rôles de décision dans les matières de sécurité nationale.

L’échantillonnage a été particulièrement sélectionné pour présenter des opinions particulièrement représentatives, précise UPI (Jason Motlagh) qui présente cette enquête :

« To draw “definitive conclusions” on the “war's priorities, policies, and progress” from the people that have shaped U.S. national security for the last half century, participants included top U.S. military commanders, veterans of the intelligence community, prominent academics and journalists, and even a former secretary of state and national security adviser. Almost 80 percent of those surveyed for the terrorism index have worked for the U.S. government in some capacity, and results defied partisan lines. »

Leslie Gelb, président du CFR (Council of Foreign Relations) qui édite le magazine Foreign Policy, commente l’enquête avec un sarcasme que justifie largement l’extraordinaire polarisation des résultats: jamais la communauté des experts de sécurité nationale de Washington n’a été aussi proche de l’unanimité…

« A full 84 percent of experts say the United States is losing the war on terror, and the same percentage asserts the world is growing ever more dangerous for Americans. “Foreign policy experts have never been in so much agreement about an administration's performance abroad,” Leslie Gelb, president emeritus of the Council on Foreign Relations, told Foreign Policy. “The reason is that it's clear to nearly all that Bush and his team have had a totally unrealistic view of what they can accomplish with military force and threats of force,” he said. »

Les résultats sont à l’avenant. Ils montrent un désenchantement et un pessimisme proches d’être unanimes vis-à-vis de la situation autant que vis-à-vis de la politique conduite. Nous mentionnerons un résultat pour le mettre en exergue car il est proprement extraordinaire, pour des personnalités de l’establishment US, de considérer que la politique nationale des USA est (pour près de 15% des personnes interrogées) “the single greatest threat to U.S. national security”. (Bien sûr, cela est vrai, sinon évident, mais que cela soit dit dans une enquête de cette importance et à un tel niveau de l’establishment est profondément significatif.)

« Asked to identify the single greatest threat to U.S. national security, 47 percent of participants cited nuclear materials/weapons of mass destruction; 32 percent cited al-Qaida/terrorism; and 14 percent singled out Bush administration policies. »

Mentionnons, extraites ici et là du rapport de UPI, quelques indications nous confirmant l’humeur crépusculaire des experts et dirigeants ainsi interrogés.

• « Most policy initiatives advanced by the Bush administration were skewered by participants: 87 percent said the war in Iraq has had a negative impact on efforts to protect Americans and 81 percent said the detention of foreign suspects at Guantanamo Bay, Cuba, has undermined the war on terror. Experts also disapproved with the state of U.S. relations with European allies, the Bush administration's approach to Iran and North Korea, and policies towards failed states. »

• « Participant Anne-Marie Slaughter, dean of Princeton University's Woodrow Wilson School of Public and International Affairs, told FP the United States is “losing the war on terror” by “treating the symptoms and not the cause.” A reduction of foreign oil use topped the list of actions that should be given a high priority in the war on terror, as U.S. policies that support authoritarian regimes are said to stifle democratic reform and fuel anti-Americanism. »

Et pendant ce temps, l’Europe…

Encore une fois, ni choc ni surprise mais le constat de la profondeur des sentiments, de l’ampleur du ressentiment, du radicalisme des positions, de l’absence d’espoir de toute amélioration et ainsi de suite. Nous ajouterons ce sondage, si significatif du point de vue de l’establishment washingtonien, à celui du PEW Center sur le sentiment des Européens vis-à-vis de la politique US. (Il y aurait bien d’autres références statistiques, sinon intuitives et intellectuelles, toutes dans le même sens, comme par exemple celle du Financial Times de ce matin. Celles-ci suffisent. Elles fixent bien le sentiment dans sa puissance, dans sa diversité, etc., pour aboutir sans aucun doute à la conclusion de la quasi-unanimité.)

L’idée est claire : la politique US est catastrophique et elle crée une situation catastrophique ; la chose est tellement évidente qu’on distingue presque, dans ces réponses et dans les commentaires qui les accompagnent, une sorte de mépris ou bien une ironie méprisante (dans le fait de voir la politique US comme la menace la plus grave contre la sécurité des USA). En plus d’être catastrophique, cette politique est stupide, par absence d’esprit, de sensibilité, de culture, de sens des nuances, — toutes ces choses qui caractérisent la plupart des acteurs de l’administration Bush.

Ces remarques, qui sont abruptes mais qui sont pesées, nous conduisent à une interrogation : qu’est-ce qui justifie intellectuellement la politique générale des pays européens et des institutions européennes, qui est de complet “apeasment” à l’égard de Washington, d’alignement presque toujours automatique, du refus de la moindre critique sauf lorsque la pression de l’opinion publique (des électeurs) est trop forte (cas de l’affaire de Guantanamo)? Quelle est la légitimité de cette politique, tant démocratique que régalienne? Qu’est-ce qui l’explique, sinon l’aveuglement par fascination, la stupidité par conformisme et la lâcheté intellectuelle ?

Le cas européen est proche de la pathologie car aucun argumentaire rationnel sérieux ne peut justifier une seconde une telle politique. La pathologie comprend notamment, voire essentiellement, la corruption psychologique. (L’autre corruption, la vénale, joue bien entendu son rôle mais nous ne lui donnerions pas une place importante même si elle peut parfois occuper une place stratégique. Les rapports euro-américains sont tellement stupides par sentimentalisme de midinette qu’ils peuvent se passer des gros chèques.) L’explication de la pathologie est d’autant plus acceptable qu’il n’y a même plus aujourd’hui l’argument de la trouille (la peur de la puissance américaine).

L’enquête de Foreign Policy ridiculise indirectement la politique européenne. La plupart des personnes qui répondent aux questions sont celles qui, il y a cinq ans, dix ans vingt ans, étaient les interlocuteurs politiques des Européens ; c’étaient les Américains qui, à cette époque, étaient écoutés et entendus au doigt et à l’œil par les Européens. Aujourd’hui, ces mêmes Américains disent, quasiment à l’unanimité : ce qui se passe à Washington est catastrophique. Les Européens, eux, n’ont rien entendu et continuent à écouter au doigt et à l’œil le “Washington officiel”.

Tout le monde commence à savoir que la puissance militaire américaine, qui est le moyen et le moteur essentiel de la force américaine, souffre de faiblesses d’une gravité extrême. (Même au niveau diplomatique, comme on l’a vu avec l’affaire iranienne, les USA commencent à se voir contraints à céder, et encore au profit des Européens. Les Européens n’en tirent strictement aucun enseignement.) Des pays comme la Russie et la Chine, dont la prudence diplomatique est proverbiale, commencent à émettre quelques remarques acides à propos du comportement américaniste et à organiser une politique dissidente sérieuse. Le Pacte de Shanghaï est désormais une affaire qui marche.

Pour rester à ce cas précis, c’est une honte ordinaire, sinon quotidienne, de l’histoire européenne, et une preuve par l’absurde de l’absence de justification d’exister de l’Europe, que l’Europe n’ait pas été la première à créer une organisation comme le Pacte de Shanghaï en lieu et place de la politique présente. Les Européens, — ou bien disons les dirigeants européens, tant la rupture avec les peuples est consommée, — portent cette infamie quotidienne qu’est leur politique d’alignement sur Washington comme un fardeau historique.