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22 juillet 2006 — La bonne question après le sommet transatlantique de Vienne est bien celle-ci : les sommets servent-ils à quelque chose ? Et l’excellente nouvelle, en forme de réponse positive : oui, ils servent à quelque chose. A Vienne, ils devaient être deux : les USA et l’UE, à faire assaut de médiocrité et d’aveuglement. Eh bien non, ils étaient trois. L’opinion publique européenne s’est invitée et elle a tenu sa place. La fureur de GW Bush, petit esprit pris en flagrant délit de confrontation avec la réalité, en dit long à cet égard, — “it speaks volume”, comme disent plus joliment les Anglais.
Le moment le plus important du sommet, — en fait il y en eut deux puisque la question fut posée deux fois, — s’imposa lorsque fut posée la question sur les résultats des sondages européens qui font des USA “la plus grave menace contre la stabilité du monde”.
Il s’agit spécifiquement d’un sondage publié par le Financial Times, que nous avons présenté à son heure, qui dit ceci :
« Europeans remain deeply suspicious of US foreign policy in spite of President George W. Bush’s concerted attempts since the start of his second term to improve transatlantic relations.
» In a Harris opinion poll, published on the eve of Mr Bush’s latest visit to Europe this week, 36 per cent of respondents identify the US as the greatest threat to global stability.
» The poll, conducted in association with the FT, questioned a representative sample of 5,000 people in the UK, France, Germany, Italy, and Spain on a range of issues. Thirty per cent of respondents named Iran as the greatest threat to global stability, with 18 per cent selecting China. »
Lorsque la question sur ce sondage fut posée, elle s’adressait au chancelier autrichien qui tenait alors le micro de la conférence de presse. Bush a bondi pour prendre le micro et pour répondre, visiblement furieux. Ce fut une rapide et significative intrusion dans la réalité : celle du mépris de l’opinion publique européenne pour la politique américaniste, celle de la fureur de ce président qui croit ce que lui disent ses conseillers et celle de la vanité américaniste blessée par cette observation publique qui la place devant la réalité du sentiment général à l’égard de l’Amérique.
Voici comment le Daily Telegraph rapporte la chose :
« President George W Bush told Europeans yesterday it was “absurd” to regard the United States as the greatest threat to world peace, as he concluded an EU-US summit overshadowed by disputes on Guantanamo Bay and trans-Atlantic trade barriers.
» A visibly annoyed Mr Bush was responding to a journalist's question about opinion polls, asking why most Europeans believe the United States is a greater menace than Iran or North Korea.
»“It's absurd, is my statement,” Mr Bush snapped, taking the microphone ahead of the president of the European Commission in his haste to answer the question. “We'll defend ourselves, but we are working with our partners to spread peace and democracy around the world.” »
A un autre moment de cette conférence, la question revint sur le tapis. L’incident se passa comme ceci :
« Mr Bush was tackled a second time on the collapse in European public support for his administration by a Viennese journalist who reeled off statistics, including the fact that three quarters of Austrians regard the United States as a grave threat.
» It was absurd to think America more dangerous than Iran, he repeated. “We are a transparent democracy, we debate things in the open,” he said. Citing record US funding for Aids victims in Africa, Mr Bush said his foreign policy was “tough when it has to be, but on the other hand it's compassionate”. »
Les Européens ont été égaux à eux-mêmes, représentés par un chancelier autrichien transpirant fort démocratiquement la crainte que ses invités américanistes puissent penser que ce jugement public puisse refléter celui des dirigeants européens. Au mot “absurde”, il ajouta celui de “grotesque” : voilà donc comment ils jugent l’opinion publique européenne.
L’intervention de l’Autrichien valait doublement son pesant de cacahuètes. Montrant qu’il est au courant des choses qui comptent et des événements de notre temps, le chancelier a justifié son rejet méprisant (“grotesque”) de l’avis de l’opinion publique européenne en 2006 par une référence à 1944-45. De la part d’un Autrichien, la référence était doublement amusante.
Le Guardian nous en instruit :
« Mr Bush won support from Wolfgang Schüssel, the Austrian chancellor and summit host, who said his country would never forget America's role in saving it after the second world war. “It is grotesque to say that the US is a greater threat to peace in the world compared with Iran and North Korea,” Mr Schüssel said. »
Sur Guantanamo, les habiles Américains, instruits qu’on allait leur en parler (because l’opinion publique), préférèrent ouvrir eux-mêmes le sujet lors des conversations du sommet. Bush a dit qu’il “aimerait bien” fermer la prison. Formidable! s’exclament les officiels de l’UE et la presse assermentée avec eux. (Selon le Financial Times
Nous voilà rassurés : tous ces dirigeants, américanistes et européens confondus (ce qui doit satisfaire l’UE), montrent une égale médiocrité dans leur comportement. Ils mettent d’autant plus en évidence que la star du sommet fut bien l’opinion publique.
Les réactions de la presse ont été en général surréalistes. Les “accidents” (Guantanamo, l’opinion publique) sont effectivement classés comme des incidents sans réelle signification. Désagréable, mais rien d’important. Pour le reste, tout s’est passé conformément au plan prévu, comme au temps de l’Union Soviétique.
Les diplomates européens ne cessent de montrer leurs impressionnantes limites. La bureaucratie européenne est totalement acquise à la fiction ambiante. Elle confirme son incapacité absolue à représenter la cause européenne et confirme chaque jour le bien-fondé du vote français du 29 mai 2005. Vienne est un excellent exercice à cet égard.
Extraits (du FT, bien sûr) :
« Mr Bush tried to pre-empt the expected criticisms, raising the issue of Guantánamo Bay is his meetings with the leaders, and beginning on Wednesday’s press conference by acknowledging the differences that emerged over the Iraq war. But he said: “What’s past is past and what’s ahead is a hopeful democracy in the Middle East.” Even on issues where differences remain, Mr Bush said: “We disagreed in an agreeable way.”
» European leaders echoed that optimism. John Bruton, EU ambassador to the US, told the FT: “The Iraq experience has taught the Americans the limitations of military power, but in turn the Europeans have learnt that, whatever we thought about the decision to have this war, it’s in our own interest to have Iraq stabilised.”
» “We talk less about ourselves and more about the type of things we can do together to create a better world,” Javier Solana, the EU’s foreign policy chief, told the FT in an interview ahead of the morning meetings. “We are working together in just about every important dossier,” he said, including Sudan, Somalia, Kosovo and the Israeli -Palestinian conflict. »
Lorsqu’un journaliste est obligé à une certaine réflexion et qu’il a pris une certaine distance des instructions officielles, il a de la difficulté à écarter cette réalité: l’état pathétique des élites occidentales et le désarroi profond qu’a à peine dissimulés ce sommet.
Ces quelques mots de Adrian Hamilton, dans The Independent, vont dans ce sens:
« Aside from the issue of Guantanamo Bay, relations between the European Union and the US have probably never been better. Which says something about European attitudes in the Vienna summit between President Bush and EU officials yesterday.
» Guantanamo is a continuing sore, but it is sore not because EU officials or political leaders have particularly cared about it, but because the European public does. If it had been up to the politicians, Guantanamo, and indeed the rendering of prisoners, would have been quietly ignored by European governments, an embarrassment rather than a scandal.... »
Le choix des mots est bienvenu. Les qualificatifs d’“absurde” (GW) et de “grotesque” (Wolfgang Schüssel) lancés pour qualifier l’avis de l’opinion publique européenne décrivent parfaitement le comportement et la valeur intellectuelle et morale fondamentale de ces dirigeants transatlantiques. Ils répondent comme s’ils se voyaient dans un miroir.
Observons d’ailleurs que c’est bien le cas. Cette façon de se démonter lors des questions sur les sondages montre leur profonde faiblesse, comme on découvre ses imperfections dans un miroir. Les Européens ont tort de se plaindre de la médiocrité et de la faiblesse de leurs dirigeants. Au contraire, cette situation permet aux questions de l’opinion publique de faire irruption dans un sommet qu’on espérait réglé comme du papier à musique. Ces deux mots montrent qu’ils en ont perdu le contrôle au moment-clef. S’ils avaient eu quelque habileté manœuvrière, s’ils n’avaient pas été aussi médiocres et aussi faibles, ils seraient parvenus à faire bonne figure ou bien l’on se serait arrangé pour que les questions ne soient pas posées.
(En a parte. Mieux encore : qu’on imagine ce qu’un esprit de qualité pourrait faire de cette affaire. Bien sûr nous ne parlons pas d’une grande morale mais, disons, d’un cynique brillant, — un Rumsfeld ou un Perle, s’il avait la bride sur le cou? Il y a le thème magnifique à chanter de la grande Amérique solitaire, incomprise, assumant le fardeau épouvantable mais nécessaire de la défense de la civilisation en trempant ses blanches mains viriles dans le sang et la boue. Pendant ce temps, les Européens se gobergent à Capoue et se permettent de voir dans l’Amérique une menace. Il s’agirait de tenir aujourd’hui le discours, — déplacé à cette époque parce que triomphant (toujours leur vanité), — de l’Amérique sur Mars et de l’Europe sur Vénus, le discours de Kagan en 2002 ; mais tout cela dit d’une voix très douce, presque évangélique et tout à fait modeste (là, Rumsfeld ne ferait pas l’affaire). Ces médiocres dirigeants ont l’esprit petit-bourgeois qui caractérise le système. Il leur faut la vertu conformiste pour complètement rencontrer leur vanité de bas étage. Ils croient à ce qu’on leur dit de dire et leur vanité les pousse à se scandaliser comme Bouvard et Pécuchet qu’on puisse douter de cette vertu. Leur inculture nourrit leur ignorance et ils ne savent pas que les grandes aventures, y compris au nom des motifs les plus fabriqués, doivent être présentées pour assurer leur renommée selon le thème de la tragédie ; si elles sont payées de l’incompréhension et de la calomnie des autres, c’est la preuve de leur haute vertu tragique. L’impopularité est alors une mesure de la gloire. Voilà ce qu’ils auraient dû dire et nous aurions applaudi : bravo, l’artiste, — car le mensonge, quand il est bien fait, est aussi une œuvre d’art.)
Vraiment, dirigeants américanistes et dirigeants européens sont dans le même sac. Ils sont absolument complices d’une situation inique et absolument complices devant cette même situation qu’ils ne contrôlent plus. Hier, au long d’un sommet qui devait à tout prix éviter le moindre sujet d’importance pour permettre de nous jouer la pièce de l’harmonie transatlantique, ils se sont montrés égaux dans l’incompétence du maniement des opinions. Même cela, ils ne savent pas faire… Peuples d’Europe, louez leur médiocrité, c’est tout ce qu’il nous reste.
Qu’on évite de croire que c’est “l’honneur de la démocratie” que de telles questions soient posées. C’est leur médiocrité incompétente et rien d’autre qui le permet. Leur médiocrité incompétente n’est pas l’honneur de la démocratie, c’est plutôt la mesure de la crise de la démocratie. Leur impuissance, notamment à imposer silence aux journalistes officiels (“assermentés” ou MSM en américaniste) qui en général ne demandent que ça, montre leur illégitimité sans nécessité de démonstration.
Pour faire bref, ce fut un excellent sommet. Le 9 juin, avant le suicide des trois prisonniers de Guantanamo, rien n’était prévu de ces sujets incontrôlables. Les suicides ont imposé Guantanamo, qui nous a valu une pantalonnade qui ajoutera encore à cette impopularité que ces petits esprits craignent tant. (Pantalonnade? Nous parlons des promesses de GW et de la satisfaction montrée par “des diplomates européens” à propos de la réaction US.) Les sondages publiés entre-temps ont imposé la question de la menace que les USA font peser sur le monde. Cela nous a valu un bel instant de panique (“absurde”, “grotesque”) qui nous en dit long sur leurs faiblesses respectives. Ces gens, les dirigeants transatlantiques, sont comme des bouchons de liège sur une mer déchaînée. Ils en ont autant l’esprit.
La bataille, aujourd’hui, est entre la trouille qui habite ceux qui détiennent la force et la puissance du mépris que leur portent ceux qui sont soumis à cette force. Rien d’estimable dans tout cela. Vienne, le sommet, est une bonne image de notre époque ; et puis aussi, une image rassurante et sympathique puisqu’il nous dit que les pouvoirs en place ne sont plus capables d’interdire à l’opinion publique de tenir sa place dans leurs délibérations. Somme toute, très démocratique tout cela.
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