L’enfermement de la raison dans l’hystérie

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L’enfermement de la raison dans l’hystérie

24 juin 2006 — Les Nord-Coréens vont-ils expérimenter un missile intercontinental (le missile Taepodong-2)? Réponse mesurée du ministre russe de la défense, Sergeï Ivanov :

« Minister of Defense of the Russian Federation Sergey Ivanov said that developments around the allegedly planned by North Korea test-fire of a long-range Taepodong-2 missile are a “show” and speculations about it are merely rhetorical. He said that North Korea is not a member of any missile-related treaties. Russia does not have any information about North Korea’s planning a test-fire of a ballistic missile, Ekho Moskvy quoted the minister. »

Du côté américaniste, rien de semblable. On ne songe qu’à une chose : comment abattre Taepodong-2? Avant son tir? En plein vol? (Si on peut, bien sûr, au vu des performances des missiles anti-missiles…) L’article du Washington Post (« If Necessary, Strike and Destroy », publié le 22 juin) signé par l’ancien secrétaire à la défense William Perry et son ancien adjoint Ashton B. Carter (assistant secretary of defense), tous deux de 1994 à 1997 dans l’administration Clinton, a fait grande impression. Perry est connu pour son affabilité, sa modération, sa pondération, etc. Cela ne l’empêche pas de prôner une frappe préventive contre la Corée du Nord. Cette recommandation participe pleinement de l’aspect le plus aventureux, le plus illégal et le plus déstabilisant de l’actuelle politique de sécurité nationale des USA.

Lisez le commentaire de Ray McGovern, ancien officier de la CIA, sur cette initiative Perry-Carter, sur Antiwar.com le 23 juin :

« Why not just launch a high-explosive cruise missile from a submarine to destroy the Taepodong on its launch pad, ask William Perry and former Assistant Secretary of Defense Ashton Carter in an op-ed in today's Washington Post. The two deserve a hearing, having worked hard, with some success, under President Bill Clinton, to prevent things from reaching the current impasse. Understandably, there is a petulant “we-told-you-so” ring to their lament that continued “creative diplomacy” might have avoided the need to choose between “continuing inaction” and an act of war. Yet their remarkable recommendation shows that testosterone is not unique to aging Republicans. What about Day 2? Perry and Carter offer this: “We should sharply warn North Korea against further escalation.”

» Has everyone gone mad? Until now, serious people have not talked about a military option against North Korea's strategic program because there is none. Do the North Koreans no longer have chemical-laden artillery rounds with which they could saturate Seoul? What kind of threat does test firing a Taepodong missile pose to the U.S.? Really. »

Plus loin, McGovern termine son commentaire en rappelant un wargames auquel il assista en 2005 ... « Participants ran from right-wing ideologues like ‘Cakewalk’ Ken Adelman, to centrist professionals like David Kay, to progressive Carnegie Endowment President Jessica Mathews (who worked in the Clinton administration). The bottom-line consensus? There is no viable military option vis-à-vis either Iran or North Korea.

» At the end of the war game on North Korea, I expressed wonderment at the refusal of the Bush administration to use the diplomatic measures at its disposal – like the ones employed by Perry and Carter. Why not talk one-on-one with the North Koreans? This and similar suggestions by former Ambassador Robert Gallucci and Jessica Mathews were dismissed as “appeasement” by Air Force Lt. Gen. Thomas McInerney (retired), who, before the attack on Iraq, had adorned the Wall Street Journal op-ed page with a panegyric for ‘Shock and Awe.’

» My best guess is that the McInerneys and Adelmans, together with Cheney, Rumsfeld, and Rove, will continue to have the ear of the otherwise inattentive president. And Rove may turn out to be the preeminent player in this, whether Iran or North Korea is chosen as the U.S. target. For the synthetic urgency attached to these threats is a creature of the November election. The president will want to burnish his image as ‘war president’ again, and the blue-uniformed McInerneys and Adelmans of this world are likely to second the Cheney-Rumsfeld cabal and persuade the president of the need for a September or October surprise. Hold onto your hats. »

Ce qui nous intéresse surtout dans cette affaire, c’est l’article de Perry-Carter ; le fait qu’il s’agisse de personnalités mesurées, pondérées, etc. … « Yet their remarkable recommendation shows that testosterone is not unique to aging Republicans. [...] Has everyone gone mad? »

Il y a peu, il y avait eu l’intervention de James Schlesinger et de Harold Brown pour recommander la folie d’équiper des SLBM (ou des ICBM) de têtes conventionnelles, pour les utiliser contre tel ou tel terroriste, en trottinette, à bicyclette ou dans une berline suspecte dans les rues de Kandahar. Tous ces hommes sont gens d’expérience, mesurés, pondérés, — toujours les mêmes mots reviennent sous la plume. Leurs propositions représentent l’exact contraire de leurs attitudes, de leurs expériences et de leurs jugements.

La nécessaire explication psychologique

S’il est une chose juste dite par GW lors de son rapide voyage en Europe, la voici : « For Europe, September 11th was a moment. For us, it was a change of thinking. » Il parlait lors de cette conférence de presse en Autriche, où deux questions lui furent posées à propos des sondages qui font des USA, pour les Européens, la plus grave menace pour la stabilité du monde. GW précisa qu’il s’était fait la promesse, sans doute solennelle, après cette attaque du 11 septembre, qu’il ferait tout ce qui serait possible pour “défendre notre peuple”.

Cette parole sur le “change of thinking” devrait à notre sens, s’il y avait plus de subtilité dans le jugement de GW Bush, porter sur la psychologie. L’hypothèse de la subtilité n’a pas sa place avec GW. Mais l’orientation de son jugement reflète une idée générale qui prévaut à Washington sur le caractère fondamental de l’événement 9/11, — quoi qu’il en soit de cet événement par ailleurs. (Même si l’on envisage l’hypothèse extrême d’une autre version que l’officielle, — par exemple une attaque qui n’a pas été arrêtée volontairement, qui a été favorisée, ou même l’hypothèse extrême du “complot”, — le constat que nous faisons ici garde sa pertinence. Même arrangé, même manigancé, l’événement 9/11 est devenu un événement per se, hors de toutes les nuances qui pourraient accompagner et approfondir son analyse. La violence de 9/11 telle qu’elle a été montrée, — essentiellement par l’image, comme une violence artificiellement érigée (comme l’on dit d’un monument) en quelque chose de monstrueux et d’une puissance maléfique inégalable, — cette violence a fait que 9/11 est devenu l’événement per se et a nourri cette catharsis torrentueuse qui a modifié la psychologie américaniste.)

... Car l’intervention de Perry-Carter après celle de Schlesinger-Brown est un mystère si on la compare, comme elle doit l’être nécessairement, avec les résultats extraordinaires du sondage de Foreign Policy et du Council of Foreign Relations (CFR). On sait que ce sondage est très fortement représentatif de l’opinion des dirigeants de l’establishment en matière de sécurité nationale, qu’il indique que 84% des réponses condamnent la politique US (Leslie Gelb, président du CFR : « Foreign policy experts have never been in so much agreement about an administration's performance abroad ») ; qu’il donne ce résultat extraordinaire que la troisième menace contre les USA est la politique des USA (« Asked to identify the single greatest threat to U.S. national security, 47 percent of participants cited nuclear materials/weapons of mass destruction; 32 percent cited al-Qaida/terrorism; and 14 percent singled out Bush administration policies. »)

(Ceci aussi est extraordinaire : ce que disent ces 14% de l’élite de l’establishment US doit être caractérisé, par ces mêmes jugements d’“absurde” et de “grotesque”, proférés par GW Bush et le chancelier autrichien lorsqu’ils furent confrontés aux résultats des sondages européens faisant des USA la plus grande menace contre la stabilité du monde, — puisqu’ils disent la même chose. [Voir notre précédent “Faits & Commentaires” du 22 juin.])

L’ “intervention de Perry-Carter après celle de Schlesinger-Brown est un mystère”, écrivons-nous. Tous ces hommes sont sans aucun doute des “sages” d’opinion en général réfléchie, d’appréciations mesurées, etc. En d’autres mots, ils devraient être évidemment aux côtés, — s’ils ne le sont, figurant peut-être parmi les “sondés”, — des 84% identifiés plus haut dans le sondage CFR, voire des 14%... Pourtant, ils participent pleinement, avec leurs propositions, à ces situations contre lesquelles ces 84% et ces 14% se sont prononcés aussi catégoriquement. Ils sont à la fois les juges qui condamnent une politique catastrophique et les complices actifs de cette politique.

Il faut proposer une explication psychologique. On n’en sera pas étonné car l’on connaît notre affection pour cette façon d’apprécier les événements politiques. Il y a dans l’attitude de ces “sages” washingtoniens une étonnante contradiction qui ne peut s’expliquer effectivement que par la psychologie.

Une première remarque porte sur la démarche d’analyse du comportement psychologique. On observe que, d’un côté, la vision synthétique de ces “sages” des événements les pousse à condamner une politique évidemment catastrophique, dans tous les sens du terme (catastrophique par ses effets directs vis-à-vis des objectifs recherchés ; par ses effets indirects, autant sur l’équilibre général des relations internationales que Washington est incapable de contrôler, que sur le prestige et l’influence US, qui sont dramatiquement dégradés) ; d’un autre côté, leur qualification professionnelle, leur statut, leur notoriété les repoussent, lorsqu’il s’agit de propositions concrètes, dans un courant conformiste d’alignement automatique sur la politique en cours. Ils prônent des mesures allant dans le sens de cette politique, qui renforcent évidemment son aspect catastrophique.

Une seconde observation est que, selon une logique intellectuelle simple, le premier comportement psychologique (la vision synthétique) devrait l’emporter par définition, parce qu’il s’agit d’une vision globale. Ce n’est pas le cas. Le premier comportement ne fait que figurer comme un commentaire désespéré et impuissant d’actes, dont certains sont recommandés par eux-mêmes et qui semblent irréversibles.

C’est là, semble-t-il, qu’intervient l’idée du changement psychologique provoqué par 9/11. Le choc a été si fort qu’il a rompu le lien de cause à effet des différents processus psychologiques, et il a ainsi bouleversé l’ordre hiérarchique des jugements. (Nous dirions d’ailleurs “a achevé de rompre” plutôt que “a rompu”, tant la psychologie américaniste dès l’origine tend à cette rupture du lien de cause à effet, — autant qu’elle tend à l’enfermement dans les spécialisations. Dans les deux cas, il s’agit de séparer le jugement général de l’appréciation des faits pour empêcher des jugements politiques concrets de fond sur le système.)

Lorsqu’il s’agit du terrain concret des faits, même si ceux-ci sont largement manipulés, il existe une représentation générale, virtualiste, à la fois émotionnelle et irrésistible. On en revient à la réaction obsessionnelle de crainte paniquée et agressive qui marque le comportement psychologique américaniste depuis 9/11 et fait décrire les phénomènes terroristes et assimilés (“États-voyous”) en des termes apocalyptiques d’une menace hors de toutes les normes stratégiques, nécessitant les mesures les plus extrêmes, sans aucune retenue. Plus aucune mesure, plus aucune raison synthétique ne contient le raisonnement. (D’ailleurs, toutes les menaces possibles tendent à être incluses dans ce domaine où règne l’irrationnelle tendance apocalyptique.)

On retrouve cette même attitude chez les démocrates d’une façon générale. Par exemple, ils dénoncent la guerre en Irak parce qu’ils la jugent catastrophique ; lorsqu’il s’agit de proposer des mesures allant dans le sens de ce jugement, même pour fixer une date de retrait, ils reculent et retombent dans la logique de l’extrémisme.

Ce qui différencie les extrémistes type-GW est qu’ils n’ont à aucun moment de vision synthétique qui les fait apprécier la situation générale comme catastrophique. Pour le résultat, les faits concrets et l’effet sur la réalité, on est conduit à constater que, extrémistes ou modérés, les dirigeants américanistes sont prisonniers de l’enchaînement d’une logique virtualiste devenue généralisée le 11 septembre 2001, empêchant tout retour de la politique US vers des domaines plus contrôlables et plus mesurés. Cela fait augurer le pire dans l’enchaînement de la politique étrangère US pour les années à venir, y compris après GW Bush.