Murdoch fait ses emplettes

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Murdoch fait ses emplettes


29 juin 2006 — Cette interview de Rupert Murdoch, une des grandes puissances médiatiques du monde anglo-saxon et propriétaire notamment du Sun et du Times, doit retenir notre attention. Elle a été donnée à un quotidien australien et reprise par citations dans The Guardian d’aujourd’hui. Elle est extrêmement significative dans son contenu et elle est stupéfiante dans la forme (dans le ton) ; et elle est d’autant plus significative qu’elle est stupéfiante dans le ton. (On s’attache ici au seul texte du Guardian, parce qu’il s’agit d’un quotidien britannique et d’un quotidien britannique proche des travaillistes. Autre raison qui renforce le jugement que ce texte est significatif et “stupéfiant dans le ton”.)

A lire ce texte, on a complètement l’impression d’un homme qui énonce ses exigences à l’intention des uns et des autres, dans l’attente de décider qui il soutiendra, — c’est-à-dire, dans son esprit : qui il fera élire, donc à qui, plus tard, il donnera ses ordres pour appliquer sa politique. (Pour l’immédiat, c’est toujours Blair qui reçoit les ordres.)

En cause : Gordon Brown le travailliste et David Cameron le conservateur. Avec le départ de Tony Blair que Murdoch a soutenu sans faillir tant Blair lui donnait satisfaction, Brown ne doit pas s’imaginer qu’il pourra compter sur l’appui automatique de Murdoch et de sa presse. On dit que Brown veut provoquer des élections anticipées pour asseoir son autorité, une fois qu’il sera devenu Premier ministre? Il faut voir, nous dit Murdoch… Il faut que ces élections ne soient pas immédiates, pour qu’on sache ce que Brown a dans le ventre, s’il applique bien les consignes. Sinon, on soutient Cameron (sinon, c’est Cameron qui sera élu). D’accord? Est-ce assez clair?

Extraits :

« Rupert Murdoch, head of News International, has warned Gordon Brown not to call a snap election when Mr Brown takes over from Tony Blair, adding it is quite possible his newspapers will back David Cameron at the next election.

» Mr Murdoch has previously criticised Mr Cameron, saying he has lacked substance. He has recently met Mr Cameron and will host Mr Blair on a visit to the US at the end of next month at his annual global gathering of News International executives in California.

» Asked in an interview with the News Corp-owned the Australian newspaper whether he could see himself backing Mr Cameron in the election expected in 2009 or 2010, he responded: “Oh, yes.”

» Mr Murdoch has rarely cut himself from the sources of political power, and his statement may be a brutal assessment of the current balance of party political power in Britain. But some of his aides have been sceptical of Mr Brown and what they regard as his regulatory policies.

» In the interview Mr Murdoch, who owns the Sun and the Times said the British public would be “cheated” by a rush to the polls. Mr Brown should leave at least 12 months before calling an election, to give voters a chance to compare him with Mr Cameron, he said. Opinion polls have suggested voters would like to go to the polls soon after a handover of power.

» Mr Murdoch told the Australian: “We've been a very big supporter of Tony on big issues, he's been a very courageous world leader. We've also been critical of him on other things like Europe. But for no reason other than the dynamics of British politics, we would like to see at least a year to 18 months stand-off between Gordon Brown and David Cameron so we can decide which of those most coincides with our views. Those two are going to decide the next election and I think the British public would be cheated if they only got a month or two's warning.” »

Le roi est nu

L’influence de Murdoch, son action manipulatrice sur la classe dirigeante anglaise, est un fait avéré et largement documenté. Le phénomène a pris une ampleur révélatrice ces dernières années pour plusieurs raisons :

• L’influence s’exerçait sur Tony Blair, personnage idéal pour cette sorte de manipulation. La psychologie de Blair est très inclinée à l’extrémisme fiévreux, type néo-conservateur, mâtinée de zèle évangéliste, qu’implique l’influence de Murdoch (c’est le même Murdoch qui finance les neocons aux USA). D’autre part, Blair est un artiste du virtualisme, de l’attitude faussaire caractéristique de sa politique et de son gouvernement, de l’action virtualiste de type “spin” qu’il a très largement déployée depuis le Kosovo et avec l’Irak. (En d’autres mots, en espérant que nos lecteurs nous pardonnent nos contorsions dues à un reste d’estime pour Blair : Blair est un artiste du mensonge politique.) Le résultat est que l’influence de Murdoch sur Blair s’exerça à visages découverts et d’une façon massive, mais sans pourtant prendre l’aspect d’une intrusion illégale ni d’une imposture tant le personnage de Blair s’ajuste parfaitement à la chose. C’était la nature même…

• Blair n’est pourtant qu’un facteur conjoncturel. Disons qu’il a permis de mieux éclairer une caractéristique majeure du temps…

• Nous sommes en effet dans une époque différente de ce qui a précédé, disons pour le moins jusqu’au 11 septembre 2001. Le développement du virtualisme et de la politique extrémiste à l’occasion de 9/11 et de la guerre contre la terreur semble avoir exonéré les corrupteurs de tout besoin de dissimulation. Murdoch semble débarrassé des dernières pudeurs qu’il aurait pu encore avoir in illo tempore. Depuis quelques années (depuis 9/11, précisément), Murdoch navigue à visage découvert, ne se cachant pas d’exercer une influence considérable, de payer ceux qu’il faut pour cela, de calquer ses prises de position selon ses influences corruptrices en liant celles-ci à celles-là, de dicter à ses journaux (dont le vertueux Times) la ligne de conduite qui lui importe et ainsi de suite. Avec lui, le travesti des mots d’ordre sur la démocratie et la liberté de la presse trouve enfin son costume sur mesure : la nudité complète. C’est “le roi est nu” dans une époque où la corruption est reine.

• Le résultat est de voir la corruption complète de l’appareil politique par les “nababs” politico-médiatiques s’étaler au long des colonnes des journaux, dans les commentaires, dans les exhortations, etc. C’est sans aucun doute une caractéristique majeure de l’époque actuelle et une caractéristique intéressante par ses éventuels effets contre-productifs. Débarrassés de tout besoin de dissimulation, les corrupteurs n’ont même plus conscience de corrompre. Agissant à visage découvert, ils agissent, comme on voit faire Murdoch, comme s’ils se croyaient devenus légitimes. Mais ils ne le sont pas et cela pourrait finir par se savoir. Vienne un jour un politicien choisissant de se faire“populiste” (ce terme dit comme on crache au visage de la vertu réserve parfois des surprises) pour s’emparer du cas, les choses pourraient prendre un tour différent. (Imaginons, — façon de rêver, — que Brown ait quelque vivacité d’esprit. Il provoque des élections anticipées très rapidement et il fait une campagne basée sur la dénonciation du soutien corrupteur de Cameron par la presse Murdoch (et sur le retrait des troupes britanniques d’Irak, pour pimenter la sauce). Il éveillerait l’intérêt du public peut-être jusqu’à l’enthousiasme et l’emporterait haut la main.) En montrant à visage découvert et sans vergogne toute sa puissance, la corruption risque de se retrouver paradoxalement dans une position de faiblesse : elle était jusqu’alors insaisissable, elle a désormais un visage et un nom.