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4 juillet 2006 — Quelle mouche a piqué le Daily Telegraph de commander un sondage sur le sentiment des Britanniques pour leurs “cousins d’Amérique” ? Sacré anniversaire (les USA fêtent aujourd’hui, comme chaque 4 juillet, leur Independence Day). Selon le digne professeur King, qui commente le sondage, voici la situation 230 ans après la fondation des Etats-Unis d’Amérique : « There has probably never been a time when America was held in such low esteem on this side of the Atlantic. [...] Opinion polls rarely produce figures quite as negative as these . »
Ce sondage a eu un retentissement certain. Outre le Telegraph, le New York Times en a publié les résultats sur un ton que l’on devine volontairement détaché (“objectif”, en langage journalistique). Le pauvre Robert North a tenté de démontrer que les Britanniques n’étaient pas moins “vulgaires” que les Américains qu’ils détestent à cause de leur “vulgarité”. (Ce n’est pas si mal vu, — on parle ici du sentiment des Britanniques. Il y a sans aucun doute un très fort aspect culturel de style de vie, — ce qui est aller au cœur de la chose, — dans la détestation britannique de l’“empire américain”. Quand on prétend être un Empire, jugent les Britanniques, il faut en avoir l’allure et la classe. L’une et l’autre, ils connaissent.)
Quelques mots de présentation du sondage par le professeur King pour fixer les idées :
« The figures in the section of the chart headed “America, Bush and the world” paint an even bleaker picture. Many Americans like to think of the US as a beacon to the world — as its “last, best hope”. That view is not shared in this country. Only one in nine Britons, 11 per cent, accepts that view. A massive 77 per cent appear positively startled by the idea that the US may currently be setting the rest of the world a good example.
» As the figures in the chart also show, confidence in America's ability to handle problems outside its own borders has plummeted over the past three decades. The Gallup Poll in 1975 found that roughly a quarter of Britons, 27 per cent, had considerable confidence in American leadership. That figure has now fallen by more than half to a mere 12 per cent.
» President Bush's personal ratings in this country are horrendous. Almost no one holds him in high regard as a world leader. Fully 34 per cent think he is a “pretty poor” leader and even more, 43 per cent, reckon he is “terrible” in that role. (...)
» Opinion polls rarely produce figures quite as negative as these. Moreover, a majority of Britons regard the US President as not only incompetent but also as a complete hypocrite. As the findings in the chart indicate, 72 per cent of YouGov's respondents reckon Mr Bush cares little for democracy and is merely using his pro-democracy rhetoric as a pretext for pursuing selfish American interests. »
Et ainsi de suite... Avec, comme cerise sur le gâteau, cette question : « If you could, would you like to go and live in the United States? », et 67% de Britanniques répondant par la négative (à comparer avec l’exode massif des Britanniques vers la France).
Le professeur King tire cet enseignement qui résonne comme le défi politique le plus évident de la vie politique britannique à la lumière de ce sondage : « The so-called “special relationship” may still thrive in Downing Street and at Camp David but it has obviously atrophied among the British public. »
Ce sondage est un coup de tonnerre dont on mesure l’ampleur aux jugements définitifs qu’il sollicite (« There has probably never been a time when America was held in such low esteem on this side of the Atlantic. [...] Opinion polls rarely produce figures quite as negative as these »). Il est difficile de trouver un signe plus flagrant, après tous les épisodes que nous avons vécus, du malaise profond qui affecte aujourd’hui l’axe central de l’entreprise anglo-saxonne lancée il y a 65 ans et relancée il y a 5 ans à l’occasion du 11 septembre 2001. Il est assuré qu’on gardera ce 4 juillet-là en mémoire, par la façon dont ce sondage d’opinion légitime en quelque sorte la crise des special relationships.
Les dirigeants britanniques sont placés devant un délicat problème. On a beau faire sa gloire d’être impopulaire dans son propre pays, comme Tony Blair avec le cas de la guerre en Irak, l’argument paradoxal a ses limites. Il les a d’autant plus nettes que cette héroïque posture ne reçoit guère de récompenses de la part de celui à qui l’on sacrifie tout : du traitement des militaires UK par leurs collègues américanistes à l’affaire du JSF, Washington et l’esprit “vulgaire” de l’américanisme ne se préoccupent guère de venir en aide au gouvernement britannique pour justifier son choix pro-américaniste. L’héroïsme commence à ressembler à un mélange d’aveuglement et de stupidité, pour ne pas parler des soupçons plus dégradants encore.
La crise USA-UK est officialisée par cette adhésion populaire aux jugements anti-américanistes les plus abrupts. On ne voit aucune perspective qui pourrait en modifier de façon notable les données. Les arguments des pro-américanistes britanniques atteignent aujourd’hui la situation d’irrationalité courante dans nos élites occidentalo-américanisées lorsqu’elles sont à court d’arguments. C’est le cas lorsque cet argument est exposé par l’éditorial du Telegraph selon lequel « To hate America is too hate mankind », — argument à égale distance entre une lapalissade type-Bouvard & Pécuchet et la terreur intellectualo-moraliste accompagnant cette sorte de slogan.
(Notons qu’il s’agit d’un cas assez étonnant, pour un grand quotidien, d’une critique directe d’une opinion publique, — la sienne, au reste, — apparaissant finalement comme la mise en cause de la substance même d’un peuple entier. En conséquence, l’on ne voit plus guère comme solution que la dissolution du peuple, selon la formule grinçante de Bertold Brecht.)
On ne peut plus qu’attendre de prochaines détériorations que la pression des événements (les situations en Irak et surtout en Afghanistan pour les Britanniques, l’affaire du JSF) va évidemment alimenter. Cette perspective forme un cadre étrange pour l’arrivée à la tête du gouvernement de Gordon Brown, qui va se trouver confronté à ce problème inattendu et d’une vastitude sans précédent de la crise des relations avec les USA.
Étrange fête du 4 juillet pour les relations transatlantiques, voire pour les Etats-Unis eux-mêmes. Dans une analyse très critique mais assez aisément fondée, Bill Van Auken, du site WSWS.org, montre combien les principes jeffersoniens de 1776 pourraient être aujourd’hui retournés pour attaquer, dénoncer et finalement condamner l’actuel régime en place à Washington. Le régime américaniste a transformé l’Amérique en cette Angleterre de Georges III contre laquelle les révolutionnaires américains prirent les armes en 1776. L’ironie de l’Histoire des relations anglo-saxonnes est qu’il y a comme un renversement des situations. Si l’on compare la politique britannique et le sentiment des Britanniques à l’égard de Washington on pourrait penser que Washington est devenu une sorte de “Georges III postmoderne” pour les Britanniques, que Londres a urgemment besoin d’un Jefferson et d’une Déclaration d’Indépendance pour se sortir des fers qu’il s’est lui-même passés il y a 65 ans.
Ce sondage du Telegraph est un événement non officiel qui prend une grande signification. La puissance significative de ses résultats force le respect. Il va devenir quasiment impossible à la direction britannique de poursuivre la même politique avec cette pression psychologique d’un sentiment populaire si affirmé. Le pauvre Tony Blair, — dont la politique si excessive et si trompeuse a accentué tout cela jusqu’à la situation de crise actuelle, — pourrait bien rester dans l’histoire comme l’architecte involontaire de la grande rupture anglo-saxonne. Peut-être est-ce lui, le Jefferson anglais.