Une crise trop loin?

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Une crise trop loin?


27 juillet 2006 — Quoi qu’on pense et qu’on ait pensé d’Israël, une chose semblait assurée et semblait devoir perdurer: l’exceptionnelle qualité de ses instruments de sécurité, que ce fût Tsahal ou les services de renseignement (le Mossad). Il s’agissait moins d’une qualité des instruments et des capacités en poids que des qualités psychologiques et morales de ces forces. On leur reconnaissait l’habileté, la souplesse, la rapidité, la capacité d’adaptation, la créativité, l’ardeur et la volonté, éventuellement la capacité d’être impitoyable. Même un Sharon, par ses qualités de tacticien montrées en octobre 1973, lorsqu’il avait encerclé la Troisième Armée égyptienne, se montrait digne d’un Dayan pour les capacités de l’art militaire. L’effet politique de cette réputation, depuis plus d’un demi-siècle, ne peut être mesuré ; nous gageons qu’il a pesé d’un poids exceptionnel.

C’est par conséquent un événement également exceptionnel lorsqu’une crise comme celle qu’on voit, qui n’ose encore prendre le nom de “guerre”, nous montre, jour après jour, la vertu perdue de Tsahal (et du reste). La question n’est pas de savoir si Tsahal est encore invincible mais de constater que Tsahal est devenue une armée lente, empruntée, timorée, extrêmement lourde, puissante mais d’une puissance qui est plus un frein qu’un moteur de la volonté. Un dinosaure, portant beau high tech et faisant avec une précision remarquable de considérables dégâts collatéraux. Cela ne vous rappelle rien ? L’américanisation est une infection qui n’épargne rien, avec d’autant plus de brio qu’elle vous prend par la fascination type-jeux vidéo. Pas étonnant qu’elle fasse rêver tous les sots galonnés et étoilés de l’OTAN et alentour.

En Israël, on commence à se douter de quelque chose. Il y a aujourd’hui un fort mouvement de contestation, pour prendre à partie le gouvernement et l’armée. Il ne s’agit pas de mettre en question la guerre elle-même mais la façon dont elle est menée.

Le Guardian observe :

« The Israeli government is facing a barrage of criticism over its handling of the war in Lebanon, with questions about the decision to attack Hizbullah, mounting military losses, strategy and tactics, continuing missile strikes and disquiet about Lebanese civilian casualties.

» Fatalities on the scale of those in the south Lebanese town of Bint Jbeil yesterday [13 Israelian soldiers killed] are likely to bring pressure from both the army and the public for a change of tack. Even before this setback there was growing unease about a range of war-related issues in public comments by politicians, former officers and leading experts.

» Despite broad support for hitting back at Hizbullah after its border raid and abduction of two soldiers, there is deep concern about the progress of the campaign two weeks since it began, and a lack of clarity about what will constitute a victory.

» Moshe Arens, a hawkish former Likud defence minister, issued a stark warning that Hizbullah and its leader, Sheikh Hassan Nasrallah, could emerge from the conflict without being beaten. “This will be a disaster for Israel,” he told the Ha'aretz newspaper. “Nasrallah will be seen as someone who fired thousands of Katyushas at Israeli communities for weeks and came out unscathed.”

» Experts say Israel's much-vaunted intelligence services underestimated Hizbullah's capabilities. The air force has come under scrutiny after losing three Apache helicopters and an F16 jet, with one helicopter presumed downed by friendly fire. Five soldiers have been killed by friendly fire.

» Wall-to-wall TV and radio talk shows have wheeled out reserve or former officers highlighting the shortcomings of those running the show, bringing defensive responses from the Israeli Defence Forces (IDF) general staff, sneers at “armchair warriors” and accusations of disloyalty in wartime.

» But Ze'ev Schiff, the highly respected doyen of Israeli military commentators, and author of the definitive history of the 1982 war, put it bluntly: “Israel is far from a decisive victory and its main objectives have not been achieved.”

» Another veteran correspondent, Eitan Haber, wrote in the mass-circulation Yediot Aharonot: “This is neither the time nor the place in the middle of serious fighting, but when this is all over the IDF is going to have take a good look at itself.”

» Others talk of a once legendary army gone soft, though its advantages lie in firepower and technology that is of limited use against highly motivated guerrillas. In recent years Israel's main enemy has been lightly-armed Palestinians in the West Bank and Gaza Strip, although suicide bombings and homemade rockets required new thinking. “For years people just haven't wanted to see that there are problems with the army,” said journalist Matti Golan. »

Au-delà de la question de l’armée elle-même, et de la campagne qu’elle mène, se pose la question politique de cette crise : quel sens lui donner, quels vont être ses effets. Là aussi, l’optimisme ne règne pas. « “Even before we know who will win this campaign we can state with certainty that Israel has suffered a terrible propaganda defeat in Lebanon and the Arab world,” wrote the Ma'ariv columnist Jacky Hugi. “One country cannot destroy another without explaining to the neighbour the logic behind its actions. From being our silent allies the Lebanese have become the victims of our blind pounding.” »

Le temps des armes

Cette soudaine mise en évidence de la faiblesse paradoxale de Tsahal (la puissance des forces armées devenant une faiblesse) est une catastrophe pour Israël. On parle moins, dans un premier temps de la réflexion, de l’aspect militaire que des effets politiques de l’aspect militaire. Nous sommes dans un temps où, par la volonté des principaux acteurs actifs et même dévastateurs (USA et Israël essentiellement), la diplomatie l’a complètement cédé à la puissance militaire. Israël peut aujourd’hui dénoncer l’attaque initiale du Hezbollah, — et alors? Qui a fait comprendre à tous les acteurs potentiels qu’une seule chose comptait aujourd’hui et qu’il ne fallait pas hésiter à s’en servir, — la force? On comprend, dans ce cadre, quelle circonstance catastrophique représentent pour Israël les avatars actuels de Tsahal. Il s’agit d’un événement politique autant que militaire.

C’est le statut de puissance régionale dominante d’Israël qui est en jeu. C’est sa position même, au centre d’un échiquier où nombre de pays arabes ont adopté une politique conciliante avec Israël à cause de cette puissance, qui est en jeu. La perception d’une armée affaiblie ferait d’Israël un pays de seconde zone. Ce serait également une défaite stratégique majeure pour l’Amérique (pour le Pentagone, qui est le premier tuteur d’Israël aux USA).

A l’intérieur d’Israël, le choc promet également d’être dévastateur. On commence à en mesurer les premiers effets avec l’avalanche de commentaires et de critiques acerbes qui se déverse depuis quelques jours. Tsahal fut, dès l’origine, un élément-moteur de l’unité nationale d’Israël. Sa puissance et sa qualité pouvaient être perçues comme un témoignage de la valeur d’Israël lui-même. Tsahal en tant qu’armée d’élite constituait une légitimation d’Israël. Constater que l’instrument de la légitimation est dans un état si critiquable constitue un choc dont il sera intéressant de suivre les effets.

Enfin, il ne faut pas négliger l’aspect opérationnel. Depuis la très dure bataille de Bin Jbeil, en cours depuis trois jours, on assiste à une situation militaire détériorée. Robert Fisk, de The Independent, qui est sur place, pose cette question effectivement “inconcevable” : « Is it possible — is it conceivable — that Israel is losing its war in Lebanon? » Fisk décrit cette bataille de la sorte : « …its latest disaster in the Lebanese town of Bint Jbeil: up to 13 Israeli soldiers dead, and others surrounded, after a devastating ambush by Hizbollah guerrillas in what was supposed to be a successful Israeli military advance against a “terrorist centre”. » Cette indécision opérationnelle, ponctuée de spéculations jusqu’ici impensables, va peser avec encore plus de force sur la situation israélienne telle qu’on l’a rapidement décrite.

On peut observer avec intérêt la forme que prend la “guerre” au Liban. On y trouve tous les ingrédients de la “guerre de quatrième génération” (4th GW), dont nous parle souvent William S. Lind. Ce qu’on observe surtout, c’est la fragilité de la puissance dès lors qu’elle dépend d’une réputation qui a été exploitée politiquement. C’est évidemment le cas de Tsahal, qui se trouve obligée à certaines performances, à une affirmation radicale, par sa réputation et son statut. Si l’armée israélienne n’y parvient pas, comme cela semble être le cas jusqu’ici, les dégâts peuvent être considérables. Il s’agirait beaucoup moins de dégâts opérationnels (militaires) — même s’il y en a — que de dégâts politiques, voire culturels, au niveau de la cohésion nationale israélienne. La logique et le bon sens montrent qu’en cas d’échec, ou même de semi échec de Tsahal, c’est toute la société israélienne qui sera touchée. Loin de provoquer une réaction de rassemblement, on évoluerait plutôt vers des interrogations et des incertitudes de la société civile autant que des élites.

De telles évolutions montrent effectivement que les conflits sont aujourd’hui extrêmement complexes à évaluer, et impossibles à évaluer dans leur totalité si l’on s’en tient aux seules données de la puissance militaire. Leur ambiguïté existe de bout en bout, ce qui permet souvent d’accepter une explication à première vue paradoxale. Dans le cas de la crise libanaise, il ne faut pas perdre de vue que c’est la faiblesse qui est la cause principale de l’affirmation (la tentative d’affirmation) de puissance qu’est l’intervention israélienne. Il s’agit, on l’a déjà noté, de la faiblesse de l’équipe au pouvoir (selon le même article du Guardian : « The subtext of much criticism is that Mr Olmert and his defence minister, the Labour party leader, Amir Peretz, have little military experience and none of the stature of the former prime minister, Ariel Sharon. Many of their closest advisers are untried novices – “raw recruits” in the words of one pundit. »)

Tsahal conservant sans doute assez de puissance pour empêcher une réelle défaite militaire, les conséquences les plus graves à attendre parmi celles que nous avons évoquées se situent dans le domaine intérieur. Ainsi se trouve rencontrée la définition de la “4th GW”, dont les effets mettent en cause les structures et les identités des États qui s’y trouvent impliqués (contre des organisations non-étatiques). Dans le cas israélien, la logique est d’autant plus respectée à notre sens qu’Israël est, depuis 1980-85, en cours d’américanisation et de perte de son identité et de sa souveraineté nationales. La “4th GW” est évidemment particulièrement dangereuse pour les États affaiblis, elle profite de cette faiblesse en l’accentuant. Une forte armée n’empêche pas l’affaiblissement d’un État et l’affaiblissement de l’État entraîne ensuite la décadence de la puissance de l’armée. C’est le cas d’Israël. Israël est bien plus sa principale menace contre lui-même que les menaces des mouvements arabes divers.