Le “besoin de France” de notre temps devenu fou

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Le “besoin de France” de notre temps devenu fou

4 août 2006 — Quand le Times écrit avec une encre colorée à l’amertume et parfumée au fiel de chardon comme le fait Charles Bremner, dans son petit billet du 3 août, que le sujet en est la France, que ce serait même le “retour” de la France (dans la diplomatie), on peut être sûr qu’il y a anguille sous roche.

Ecumant d’une rage bien propre et britannique, le brave Bremner nous dit ceci :

« Three years after failing to block the US invasion of Iraq, France has returned to the diplomatic world stage to calm the Lebanon conflict.

» President Chirac, returning to his favourite role of world statesman, has taken a bold line at the United Nations that conflicts with Washington and London. He is capitalising on the discredit that Iraq caused les Anglo-Saxons and drawing on France’s past as the governing power of Lebanon.

» The strategy is risky because France was targeted by Hezbollah and its Iranian sponsors over its intervention in Beirut in the 1980s. One bomb attack in 1983 killed 41 French paratroops in the city.

» M Chirac is worried that a false step could feed unrest in France’s Muslim-dominated housing estates.

» But aides to M Chirac are confident that the US will accept the resolution tabled by France at the UN Security Council. It seeks a ceasefire, a political agreement involving Israel, Lebanon and Hezbollah and the deployment of a peacekeeping force.

» Washington and London have resisted the demand for an immediate ceasefire and want a military force to compel the disarmament of the Shia Muslim militia.

» France refused yesterday to take part in a US-inspired meeting to prepare a UN force, saying that it was premature. But Paris expects to contribute thousands of troops and possibly lead the contingent.

» If a UN force is agreed, the first French forces would be dispatched from marines aboard a naval flotilla of four ships off Lebanon and Cyprus.

» French officials say that the dispatch of any French forces must follow a phased timetable. “It has to be a real ceasefire, not just a halt in shelling,” the Defence Ministry said.

» France is also insisting that Iran and Syria be involved in the diplomacy. »

Bien, — ceci, c’est le Times. Les arguments évidemment restrictifs sont vaseux (la référence à 1983, la référence aux banlieues, les habituels lieux communs des “les Anglo-Saxons” [Bremner dans le texte]). L’important, c’est la rage froide de ces quelques lignes, car un Anglais du Times ne prend la plume de cette façon pour vilipender par l’ironie un Chirac que lorsqu’il est inquiet.

Du point de vue de l’information et de l’humiliation britannique (actuel sport national du gouvernement Labour), plus intéressante est l’interview du Britannique Malloch Brown, adjoint de Koffi Annan, au Financial Times. Pour rappel, ces phrases affreuses, humiliant les Britanniques au-delà de toute mesure, et venues d’un Britannique de surcroît, — Malloch Brown parlant de la grande crise israélo-libanaise qu’il faut résoudre :

«  “One of my first bosses taught me it's important to know not just when to lead, but when to follow. For the UK, this is one to follow.

»  “We need [the French president, Jacques] Chirac and Bush, or Chirac, Bush and [the Egyptian president, Hosni] Mubarak and [Jordanian King] Abdullah on a podium, not President Bush and Mr Blair.” »

Le discrédit actuel de Tony Blair atteint de tels abysses, et avec lui l’humiliation subie par les Britanniques, qu’il nous revient de citer cette anecdote toute récente, dans les couloirs d’une réunion européenne, entre un diplomate britannique et un collègue européen d’un autre pays (pourquoi pas un Français?) ; le second s’inquiétant auprès du premier du départ en vacances de Tony Blair (sans doute ce 4 août) en ces temps de grande tension ; le Britannique opinant gravement en soufflant dans sa pipe éteinte, — puis, pris par surprise d’un accès de sincérité, histoire de souffler un peu : « Mais aussi, on pourrait considérer que ce serait mieux… qu’il s’en aille un peu, non? » (*) Il paraît que c’est un sentiment répandu au Foreign Office.

(*) Pas de chance? Finalement, il reste encore un peu parmi nous.

Chassez le naturel

La France n’a certainement pas l’entrain qu’elle avait en 2002-2003, lorsqu’elle humilia “les Anglo-Saxons” à l’ONU. (Pour rappel, pour Bremner, dans un temps où le mensonge historique est acté plus vite qu’une invasion préventive d’un “pays-voyou” : le but des Français n’était certainement pas d’empêcher l’attaque contre l’Irak, car on est réaliste ; il était d’empêcher l’ONU d’avaliser cette sottise ; cela fut fait.) Pour ce qui est de la période actuelle, la France se complaît depuis de très nombreux mois dans un marasme et une morosité que ne justifie pas sa situation intérieure. (La morosité française étant relative à la bonne situation supposée des pays voisins et cette “bonne situation” étant un simple artefact de propagande des élites françaises pour elles-mêmes, cette morosité-là est infondée.) Mais les Français ont ce travers de l’intelligence dont ils croient avoir une disposition extrême, qui est de croire qu’ils se grandissent en prenant la liberté d’abaisser la France outre-mesure. C’est “la France éternelle”, qui vaut pour ses travers comme pour ses vertus. Passons.

C’est moins de la France (la France actuelle) qu’on parle ici que de ce phénomène significatif qu’on pourrait nommer, un peu pompeusement nous le reconnaissons : un “besoin de France”. C’est-à-dire : un besoin de la mesure française, du sens français de la souveraineté et de l’indépendance, qui font que la France, dans ses interventions extérieures, a traditionnellement et instinctivement toujours su mieux respecter les autres que les autres ne se respectent eux-mêmes. (La France chérissant la souveraineté et l’indépendance plus qu’aucune autre nation est conduite à en défendre farouchement les principes, et notamment leur application chez les autres.)

Il n’est pas sûr que les temps soient les mieux choisis pour que la France tienne son rôle, sinon son rang. Son élite politique est dévastée, embourbée dans un marais de querelles et de concurrences sans grandeur. Son Président est vieux et laisse paraître tous ses défauts, — et il n’en est pas avare. Les scandales, la corruption, la banalité et le dérisoire triomphent. Le ministre français des affaires étrangères, qui n’est pas méchant, ne dépare pas le tableau. Et ainsi de suite.

La diplomatie française est à mesure. Elle fut inexistante ces deux dernières années parce qu’elle avait conclu que sa “victoire” de 2003 à l’ONU sur “les Anglo-Saxons” (ce fut effectivement une victoire) devait être “exploitée” par un rapprochement vers ces mêmes “Anglo-Saxons” (les Américains principalement). Etrange raisonnement et étrange politique avec des gens (les Américains) qui ne respectent que la force : ayant fait la démonstration de sa force d’influence, on s’empresse de s’en excuser en ralliant avec des airs de Grand d’Espagne le parti de celui qu’on avait réduit au mépris de la logique de la force.

Ces derniers mois, les événements ont conduit les Français à sortir de leur léthargie conformiste, et plus encore ces dernières semaines avec la crise libanaise. Il faut dire que l’abracadabrantesque politique américaniste est une invitation à laquelle il est presque impossible de résister, malgré Clearstream, les banlieues et les présidentielles. La France s’est donc manifestée. Le dernier signe en date à montrer l’habituelle indépendance française est la rencontre des ministres français et iranien, le 30 juillet à Beyrouth.

Cela ne signifie pas que la politique française se libère des complexes chroniques que fait naître le brio naturel de la politique de la France chez des dirigeants français avides de conformisme pro-américaniste. Cela signifie qu’il est toujours difficile de tenir son naturel à distance puisqu’il revient au galop. Il y a assez peu d’espoir que cette tendance française débouche, par la grâce des conceptions humaines courantes, sur une politique (française) particulièrement brillante, à moins que les événements, de catastrophe en catastrophe, en décident autrement. Ce “à moins que” n’est pas rien. Comme nous le répétons souvent ici, aujourd’hui parlent les grandes tendances historiques, — la tendance destructrice et déstructurante contre la tendance structurante de résistance, — tandis que tous les dirigeants politiques, essentiellement les occidentaux, et les Français ne le cédant à personne, sont emportés dans une marée grondante et terne de médiocrité conformiste. Cela explique les éclairs de grandeur au milieu de la grisaille sinistre et globalisée de la modernité triomphante et américaniste. Il se trouve, et cela s’explique, que ces éclairs viennent souvent de la France.

Ce “besoin de France” n’est donc pas une ode à la gloire d’une élite politique française pulvérisée et totalement pervertie, mais une simple identification de l’expérience historique. Notre monde rendu fou s’ébroue tragiquement en criant son besoin d’ordre, d’harmonie et de stabilité. La puissance du jour est aussi celle qui dispense le désordre, l’injustice des déséquilibres, le nihilisme de l’acte, le conformisme de la pensée extrémiste, et pour finir l’impuissance paradoxale des armes pourtant abondantes. Le monde souffre donc du joug d’une force qui ressemble à une tumeur maligne, qui infecte encore plus qu’elle ne conquiert et ne soumet ; sa souffrance ne fait que grandir, et son angoisse idem. Il est normal que l’on se réfère à une tradition qui, in illo tempore, a montré son sens inné de la mesure et de l’ordre sans pour autant se parer des vertus insupportables des impératifs donneurs de leçons.

Le “besoin de France” ne signifie pas la gloire pour la France d’aujourd’hui, — cela, c’est l’affaire des dirigeants français et il n’y a aucune raison de montrer un optimisme excessif. Il nous signifie une fois de plus la profondeur de la crise, et qu’il s’agit bien de la crise centrale d’une civilisation qui a perdu tout son sens.