Donner sa vie pour la patrie?

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Donner sa vie pour la patrie?

7 août 2006 — C’est une vieille coutume de notre Histoire. Peut-être certains s’en souviennent-ils dans la brume incertaine de leur mémoire si souvent sollicitée pour d’improbables causes. Il s’agit de cette simple idée : “donner sa vie pour la patrie” (en général, on parle de la guerre qui menace la patrie). Comprenons-nous encore ces mots ? Sans pour autant l’exalter mais au moins en la respectant, si le mot de “respect” a encore un sens, — comprenons-nous cette idée comme une simple réalité de l’Histoire : il fut un temps où il était commun pour le citoyen d’une nation de concevoir de donner sa vie “pour la patrie”? Il fut un temps où un Guynemer, peu avant de mourir en combat aérien en 1917, disait, les yeux fiévreux : « Tant qu’on n’a pas tout donné, on n’a rien donné » Alors, dingue, Guynemer? Non, plutôt : terroriste, Guynemer?

Il serait temps de se rappeler ces temps-là. Nous avons plus de chances de comprendre les choses en lisant le professeur Pape qu’un A. Glucksman nous contant, le cul dans son fauteuil parisien, la visite de Dostoïevski-le-dingue contre les tours de Manhattan, ce joyau de notre civilisation (Dostoïevski à Manhattan).

Le professeur Pape, de l’université de Chicago, vient de publier Dying to Win: Why Suicide Terrorists Do It. Il s’explique de son livre dans un article qui fait le tour du monde. L’article a été publié le 3 août dans le New York Times et l’International Herald Tribune (titre : « The imagined enemy, and the real one »), le 6 août dans The Observer (titre : « What we still don't understand about Hizbollah »). Le livre et les articles de Pape devraient, si nous avons l’oreille fine, faire grand bruit. The Observer signale que Pape est consulté : « This week, world terrorism expert Robert Pape will share with the FBI the findings of his remarkable study of 462 suicide bombings. »

Que nous dit le professeur Pape? En deux mots, que les “terroristes” qui se suicident, notamment dans leurs “voitures-suicide”, ne sont pas en général des “fous de Dieu” mais des patriotes ; que leur motif n’est pas principalement de donner leurs mânes à Allah mais de contribuer à la libération de leur patrie en lui donnant leurs vies dans un combat pour sa défense. En d’autres temps (voir Guynemer), cela s’appelle : “donner sa vie pour la patrie”. Vous voulez que les soi-disant “suicides-terroristes” cessent? demande Pape. Alors, retirez-vous des pays que vous occupez avec vos forces militaires. Incroyable réponse ! (Nous sommes dans une époque où le simple enfoncement des portes ouvertes relève d’une audace de l’esprit presque sacrilège.)

« Evidence of the broad nature of Hizbollah's resistance to Israeli occupation can be seen in the identity of its suicide attackers. Hizbollah conducted a broad campaign of suicide bombings against American, French and Israeli targets from 1982 to 1986. Altogether, these attacks, which included the infamous bombing of the marine barracks in Beirut in 1983, involved 41 suicide terrorists.

» Researching my book, which covered all 462 suicide bombings around the globe, I had colleagues scour Lebanese sources to collect martyr videos, pictures and testimonials and biographies of the Hizbollah bombers. Of the 41, we identified the names, birth places and other personal data for 38. We were shocked to find that only eight were Islamic fundamentalists; 27 were from leftist political groups such as the Lebanese Communist Party and the Arab Socialist Union; three were Christians, including a female secondary school teacher with a college degree. All were born in Lebanon.

» What these suicide attackers — and their heirs today — shared was not a religious or political ideology but simply a commitment to resisting a foreign occupation. Nearly two decades of Israeli military presence did not root out Hizbollah. The only thing that has proven to end suicide attacks, in Lebanon and elsewhere, is withdrawal by the occupying force.

» Previous analyses of suicide terrorism have not had the benefit of a complete survey of all suicide terrorist attacks worldwide. The lack of complete data, together with the fact that many such attacks, including all those against Americans, have been committed by Muslims, has led many in the US to assume that Islamic fundamentalism must be the underlying main cause. This, in turn, has fuelled a belief that anti-American terrorism can be stopped only by wholesale transformation of Muslim societies, which helped create public support of the invasion of Iraq. But study of the phenomenon of suicide terrorism shows that the presumed connection to Islamic fundamentalism is misleading.

» There is not the close connection between suicide terrorism and Islamic fundamentalism that many people think. Rather, what nearly all suicide terrorist campaigns have in common is a specific secular and strategic goal: to compel democracies to withdraw military forces from territory that the terrorists consider to be their homeland.

» Religion is rarely the root cause, although it is often used as a tool by terrorist organisations in recruiting and in other efforts in service of the broader strategic objective. Most often, it is a response to foreign occupation. »

Le procès dit de la paille et la poutre

Il faut mesurer l’aspect révolutionnaire de ces constats. Toute la théologie de bazar de la “guerre contre la terreur” est basée sur deux principes : nos ennemis sont des méchants parce qu’ils ont l’esprit envahi par la fièvre intolérante de l’intégrisme religieux ; nos ennemis sont également des fous parce qu’ils n’hésitent pas à sacrifier ce que nous jugeons être ce don le plus précieux du monde — leur propre vie — pour cet embrasement de l’esprit par l’intolérance qu’est l’intégrisme religieux. (Ce pourquoi il serait bon de songer à enquêter sur le cas de ce Guynemer.)

Tout cela est en général faux, nous dit Pape. Les suicidés ne sont pas en général des intégristes mais des patriotes. La mise en cause de leur équilibre mental par ceux-là (les Glucksman, Cheney & compagnie) qui les jugent comme des “fous de Dieu” alors qu’ils sont des patriotes ressemble bien à une version postmoderniste de “la paille et la poutre”. Qui est le plus fou dans ce prétoire où l’on fait, contre un absent, et un mort de surcroît, le procès d’une attitude, l’intolérance, qu’on semble bien être les premiers à suivre, d’abord en refusant non seulement l’enseignement mais le constat des faits?

Attention, la cause est importante. D’abord, il y a leur patriotisme de bazar, celui qui inspire à un Cheney, en 1969, cette réponse immortelle au recruteur de l’U.S. Army pour le Viet-nâm : « J’ai d’autres priorités. » Par contre, Cheney n’oublie jamais de mettre son petit insigne de la bannière étoilée à la boutonnière de sa veste. Ce comportement a été justement mis à la place qui convient par un court article de l’écrivain britannique Geoffrey Wheatcroft, dont nous nous sommes fait l’écho, — Wheatcroft comparant leur lâcheté postmoderne à la simple abnégation des temps à peine anciens où l’on donnait, même dans les élites, sa vie pour la patrie, — et ce sont les lâches postmodernes qui portent la bannière étoilée en sautoir et donnent des leçons de patriotisme.

On comprend qu’un Cheney haïsse les “terroristes” qui se suicident contre une voiture blindée de l’occupant américain. Ce crétin (le “terroriste”, pas Cheney) n’avait donc pas d’“autres priorités”? Celle de collaborer avec l’occupant, par exemple? Mais arrêtons le sarcasme, la cible est trop voyante. A trop moquer la lâcheté de ces “derniers hommes”, on s’y salirait.

Plus importantes sont les conséquences des constats du professeur Pape. Là est , absolument, l’essentiel du débat, car rien d’autre de fondamental ne tient cette énorme mobilisation du monde entier entachée d’échecs à répétition, de catastrophe en catastrophe et de mal en pis, que l’accusation anathématique et relaps (tiens, que de termes religieux chez nous) contre le “terrorisme”. Remettre ceux que l’on nomme les “terroristes” à leur place, c’est-à-dire écarter le sortilège de bazar que porte ce mot dans le langage courant et s’en remettre aux faits débusqués par le professeur Pape, revient à dire : ces soi-disant terroristes, en réalité, sont en général des hommes et des femmes qui défendent leur patrie, leurs traditions, leur histoire, leur civilisation. Ces soi-disant terroristes, en réalité, au travers de leur combat, désignent, peut-être sans le savoir (ce n’est pas sûr), l’ennemi général : un monstre sans visage, avec ses aboyeurs, ses rabatteurs et ses publicistes, ses armées robotisées et aseptisées à la technologie et ses saltimbanques aux discours convenus, dont le but général est nihilisme pur ; tout briser, tout broyer, — se réaliser dans “le désordre créateur” ou dans l’Armageddon final, on ne sait. Qui est le fou de la farce tragique?

La démarche d’identification des phénomènes de comportement qu’on décrit ici est à son tour identifiable d’un point de vue historique. Elle revient à observer et à identifier effectivement, comme telles, d’une part la gigantesque poussée déstructurante qui caractérise notre temps historique, d’autre part une réaction (une “résistance”) parmi d’autres contre cette poussée déstructurante. Elle revient indirectement à reconnaître notre attitude de complaisance et de conformisme de fer ; nous étiquetons la chose “terrorisme”, nous la transformons en anathème avec l’idée des “fous de Dieu” et passez muscade.

Le professeur Pape nous pose un singulier problème, à nous Occidentaux, nous si férus de nos “valeurs” (dont le patriotisme, d’ailleurs, la petite bannière étoilée en sautoir à la boutonnière). Cela s’appelle un dilemme. Ou bien, cela s’appelle : ouvrir les yeux, — au choix. Au rythme où vont les événements et face à la grossièreté insupportable de la vision que nous impose le virtualisme, — car nous y sommes, dans le virtualisme, avec la petite bannière étoilée en sautoir, — il devient de plus en plus difficile de passer muscade.