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8 août 2006 — Il est difficile de voir pour l’instant une évolution vers un apaisement au Liban. Quelles que soient les interprétations sur la politique d’Israël (fuite en avant ou plan mûrement calculé avec diverses théories stratégiques en arrière-plan), cette absence d’apaisement implique un durcissement de l’attaque israélienne. Les constats faits chaque jour montrent l’improbabilité extrême d’une victoire rapide et, au contraire, un paradoxal “enlisement” de l’affrontement dans l’escalade. (Cette évolution n’implique pas nécessairement une extension de la guerre à d’autres acteurs : escalade “verticale” mais non “horizontale”. Nous verrions plutôt une aggravation de ce conflit typique de la “guerre de quatrième génération”, avec un acteur non-étatique [le Hezbollah] jouant un rôle de plus en plus important, jusqu’à acquérir une “légitimité” de défenseur de l’intégrité du Liban.)
Le soutien américain reste acquis aux Israéliens, notamment dans la mesure où une alternative (pression renouvelée pour un “apaisement” par l’intermédiaire de l’ONU) impliquerait pour Washington des concessions importantes par rapport aux intentions initiales qui transformeraient l’affaire en une défaite diplomatique majeure. Les Américains n’ont d’autre politique aujourd’hui que celle de la force, sur laquelle sont greffées des théories de grande stratégie produites par l’“usine à pensée” néo-conservatrice. Comme ils n’ont plus les outils de cette force, ils font jouer ce rôle à Israël ; de ce point de vue, on peut indiscutablement parler d’une “proxy war” menée par Israël pour le compte des USA. La marche des événements pour l’instant resserre de plus en plus le couple Washington-Tel Aviv, — pour le meilleur et/ou pour le pire.
Cette évolution potentielle implique à son tour de graves considérations pour la France et pour le Royaume-Uni, dans le cadre d'une dégradation générale des rapports entre les USA et l'Europe. Leurs conséquences conduisent à un rapprochement objectif des deux puissances européennes, qui se ferait dans une atmosphère de crise intérieure pour les Britanniques.
Les Français, comme dans toute grave crise internationale, montrent une parfaite cohésion intérieure : une seule politique, une seule diplomatie, etc. Le problème des Français, catapultés au rang d’interlocuteurs des USA au sein de l’ONU, c’est évidemment et principalement la nature de leurs relations avec les USA. Jusqu’où peuvent-ils aller dans les concessions par rapport à leur appréciation de la situation pour continuer à “travailler” avec les Américains ; à partir de quand et d’où deviennent-ils les complices des éventuelles manigances d’un Bolton, dont on ignore s’il représente les intérêts de Washington ou ceux de Tel Aviv?
Comme d’habitude, les Français sont confrontés à leur défaut majeur : ce trop-plein d’amour pour leur propre intelligence qui les conduit à une appréciation immodérée des nuances et un goût prononcé du compromis consensuel autour des thèses d’inspiration française. Le problème est que, souvent, on distord les thèses françaises pour arriver au consensus, et d’habile arrangeur on devient complice. C’est le risque constant des Français face aux Américains.
Par chance, le primarisme et la brutalité des Américains, triomphants chez un Bolton, devraient les empêcher de trop traîner. Les Français se heurtent toujours aux exigences de leurs propres principes qui les empêchent, souvent malgré eux, d’aller trop loin dans le compromis. Il y a toutes les chances, si l’affaire suit son cours dans le sens de l’aggravation, que les Français se retrouveront rapidement contre les insupportables Américains aiguillonnés par des Israéliens de plus en plus irresponsables.
Le cas britannique est beaucoup plus complexe. La situation intérieure britannique est un chaos comme il n’y en a jamais eu de semblable dans l’histoire moderne du pays. La crise intérieure britannique est exacerbée par le hiatus violent et dévastateur, lui-même exacerbé par la crise israélo-libanaise, entre la “politique personnelle” de Tony Blair et le sentiment général de l’establishment britannique, conservateurs et majorité des ministres travaillistes compris.
Blair continue à se battre pour des “special relationships” qui n’existent plus. La chose avait été bien fixée par ce commentaire de l’ancien (jusqu’en 2003) ambassadeur britannique à Washington, Sir Christopher Meyer, qui déclare le 28 juillet à la BBC : « The thing we need to get out of this debate, take out of the debate is the notion of the “special relationship”. It completely poisons any objective analysis of the relationship between Britain and America. The fact of the matter is, right now in this crisis the United States has only one special relationship with the outside world and that is with Israel. »
Il n’est plus exclu que cette situation de crise débouche sur un épisode violent où, par exemple, le parti (travailliste) déposerait Tony Blair comme les conservateurs avaient déposé Maggy Thatcher en novembre 1990. La différence importante est que cette crise interne se ferait directement sur la question de la crise libanaise et des relations avec Washington (Thatcher avait été déposée sur une question intérieure, par sur la crise du Golfe d’alors), ce dont le successeur de Blair (Gordon Brown?) devrait impérativement tenir compte. Il y aurait obligation de changement de politique dans un sens hostile à Washington, ce qui provoquerait une crise majeure avec Washington.
L’actuel silence de Brown sur la crise israélienne est étourdissant. La question est de savoir si cette réserve n’est pas voulue pour lui ménager de l’espace pour la manœuvre ; la même question se transforme et devient de savoir si Brown n’est pas destiné à jouer le même rôle que celui que tint le “traître” MacMillan il y a exactement 50 ans, dans la crise de Suez, — mais dans le sens inverse. MacMillan, maximaliste pro-guerre et par conséquent anti-US auprès de Eden, jusqu’en octobre 1956, changea brusquement de camp après avoir obtenu des garanties de Washington, pour liquider et remplacer Eden affaibli et malade, et recadrer Londres dans le plus strict schéma pro-américaniste qu’on puisse imaginer. Cette fois, la traîtrise se ferait “à contre-emploi”, aux dépens de Washington, puisqu’elle se fait contre Blair. Et Brown-MacMillan aurait notamment dans sa musette, comme principale munition, un Jack Straw revenant à la tête du Foreign Office.
Un connaisseur des intrigues londoniennes, William Rees-Mogg, écrit hier dans The Times (en situant le début de la “crise” actuelle du parti travailliste en avril, Rees-Mogg fait allusion au limogeage de Jack Straw) : « The “who knew what and where” issue will not go away. If there is no immediate and effective ceasefire in Lebanon, there will be increasingly urgent demands for the recall of Parliament. Lebanon will be raised at the Labour Party conference, as will Iraq and Afghanistan. The Labour Party is pro-Palestinian, critical of Israel, and hostile to the Bush Administration. Many Labour Members of Parliament want a new leader, if only to save their seats. The annual July political crisis started in April this year, and will still be running in November. »
On lit dans ces deux rapides descriptions une convergence d’évolutions et de situations, sinon une convergence d’analyse. Pour l’analyse, on verra plus tard. L’hypothèse de la convergence anglo-française est de pure circonstance, — mais quelle(s) circonstance(s) !
Quels sont les intérêts pour les deux pays à aller dans ce sens si la situation le permet ?
Pour les Français, c’est une vieille bataille qui se poursuit, alternant les situations de haussements d’épaules (“il n’y a rien à faire avec les Anglais”) et les situations de soudain intérêt (“les Anglais ne supporteront plus très longtemps le traitement US”). Un rapprochement avec Londres dans l’hypothèse envisagée ne présente que des avantages parce qu’il se ferait selon les conceptions françaises dans la crise. Il aurait l’immense avantage de contribuer à détacher Londres de Washington, d’affaiblir l’axe anglo-saxon, de renforcer une dynamique européenne fondée d’abord sur les deux principales puissances européennes.
Pour les Britanniques entrés dans une hypothétique ère post-blairiste, les avantages d’un rapprochement des Français sont également multiples. Ils se rapprochent d’un pays (la France) qui occupe une position diplomatique enviée dans la crise actuelle. C’est une façon de profiter de cette situation pour redorer un blason terni tout en surveillant la France.
Mais il y a surtout une lassitude extrêmement profonde, jusqu’au rejet et au dégoût complets, de l’alignement systématique sur la sottise et la primarité américaines. Les Britanniques, notamment le Foreign Office, ont une “démangeaison européenne” aujourd’hui. D’où ce conseil récent (1er août dans The Guardian) de l’ancien porte-parole du Foreign Office (dans ce conseil, on comprend que les Allemands n’ont qu’un rôle de terne ornement ; la dissolution de tout poids diplomatique des Allemands dans cette crise est un phénomène important, qui mesure le poids réel de cette fausse-puissance) : « The former chief spokesman for the Foreign Office has called on Tony Blair to abandon his current policy on Lebanon and head an EU-led peace conference on the crisis. John Williams, who was spokesman for the past three foreign secretaries, said the prime minister now needed to salvage his reputation by resurrecting the Anglo-French-German axis which had negotiated with Iran to deal with the war in Southern Lebanon. »
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