Avec des amis comme ça…

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Avec des amis comme ça…

13 août 2006 — Le 3 août dernier, William Pfaff terminait une chronique sur le déclin de la puissance israélienne par ce paragraphe (la dernière phrase soulignée par nous) :

«  These promises of “eliminated” enemies, or delivery of “clear messages” able to deter all future attack, seem to demonstrate that illusion if not delusion prevails in at least one ruling faction of Israeli government and politics, and possibly in the defense forces. What they really suggest is that it is the Israelis who only understand force. If so, it is a very serious matter for the Israelis, because their own power in the Middle East, like that of their American ally, has peaked, and is now diminishing. And in the United States, this is beginning to be perceived. »

Bien vu. On a déjà eu des échos d’un mécontentement grandissant, au Pentagone et chez les experts qui gravitent autour, devant les piètres performances de Tsahal. Un article paru dans Haaretz le 12 août nous permet d’observer que, désormais, nous sommes entrés dans le domaine des avertissements encore informels mais déjà précis.

L’article est de David B. Rivkin Jr. et Lee A. Casey, deux avocats de la firme Baker & Hostetler LLP, également membres de la sous-commission de l’ONU sur la Promotion et la Protection des droits de l’homme, et présentés comme ayant « occupé diverses positions juridiques et politiques dans le gouvernement ». Rivkin et Casey ont travaillé au département de la justice notamment, des administrations Reagan et Bush-père. Leur tendance politique est évidemment de droite, assez proche des néo-conservateurs et relayant également des “messages” venus des milieux de la sécurité nationale (autour du Pentagone).

L’article est explicite. « Israel must win », dit son titre, et également sa conclusion. Il s’agit bien plus d’une menace que d’une conviction, — “Israël doit gagner sinon il aura des problèmes avec les USA…” Les trois premiers paragraphes sont encore plus explicites.

«  Israel has been cautious in Lebanon, fearing not only for the lives of its soldiers, but also that an overly aggressive military campaign will alienate world opinion and force its hand diplomatically at the UN. However, Israeli leaders ought to worry more about a different scenario, one in which American policymakers, analyzing the Israel Defense Forces' failure to defeat Hezbollah after 30 days effort, lose their faith in Israel's ability to “get the job done” on issues of shared strategic interest.

» Should the IDF lose its aura of invincibility in American eyes, Israel's perceived value as an ally could decline sharply. This reassessment in Washington, when combined with a continuing and even heightened determination by Arab states and jihadists to destroy Israel, would be catastrophic for its security.

» For decades, Israel has enjoyed an extremely close relationship with the United States. These ties have grown even stronger during George W. Bush's presidency. Israeli leaders should not, however, take American support for granted. There is, of course, a tremendous reservoir of good will and genuine affection for Israel among Americans; but sentiment and habit alone are not a sufficient basis for an enduring U.S.-Israel alliance. The hard truth is that Israel must appear to be, and be, a winner in order to remain a valuable strategic partner for the United States. »

On lira tout cela en ayant à l’esprit la mauvaise humeur des néo-conservateurs à l’encontre d’Israël, comme nous l’expliquait Jim Lobe le 12 août.

Israël dans le rôle de pion stratégique

Ces articles et diverses remarques mentionnés n’ont rien d’officiel et se situent quelque part entre l’observation pressante et le message discret. Ils reflètent sans aucun doute l’état d’esprit américaniste. Par ailleurs, ils confirment la nature des rapports entre Washington et Tel Aviv. Le “patron” est bien américaniste, et plutôt du côté du Pentagone. Et il se trouve qu’on n’est guère satisfait, au Pentagone, de la performance de Tsahal.

Certains pourraient avoir l’esprit de s’exclamer : mais l’U.S. Army a-t-elle mieux fait en Irak? Remarque déplacée, confirmant d’ailleurs la forme des rapports entre les deux “alliés” et, en général, entre deux “alliés” lorsque l’un des deux est Washington. Il y a des choses que Washington peut laisser entendre à propos d’Israël, qu’Israël ne peut envisager de suggèrer à propos de Washington. De toutes les façons, le Pentagone est protégé par sa carapace d’inculpabilité, que sa position dominante ne permet à personne de tenter de percer.

Dans ce sens, les événements dans les quelques kilomètres carrés du Sud Liban où se passent les bagarres sérieuses ont le mérite de mettre les choses au clair. Du brouillard de la guerre émerge des enseignements qui éclairent d’une lumière crue les réalités politiques. La vertu de fer du texte de Rivkin-Casey est de dire les choses si nettement. On n’a rarement vu la réalité du chantage aussi peu dissimulée jusqu’à être nue comme le Roi. On attend d’Israël qu’il gagne les guerres qui sont manifestement conçues comme étant faites pour le compte de Washington (“proxy wars”) ; sinon, Israël n’a aucun intérêt pour Washington, et l’alliance stratégique entre les USA et Israël ira à la poubelle.

Au bout du compte, Israël apparaît d’abord comme un pion stratégique, — un pion essentiel sans doute, mais rien d’autre qu’un pion, — dans le jeu de dames du Pentagone. Mais le Pentagone joue aux dames comme on joue au poker, et encore avec sa façon de jouer au poker. Il dit ou fait dire les choses crûment et ne s’embarrasse ni de nuances ni de manoeuvres. Cette situation doit n’être une surprise que pour ceux qui ont privilégié la thèse de l’influence prépondérante d’Israël à Washington comme un phénomène politique autonome. Israël n’a cette influence, essentiellement auprès du Congrès, que dans la mesure où les effets attendus entrent dans les vues stratégiques du Pentagone.

Quoiqu’il en soit des intentions des uns et des autres, des significations cachées et des significations réelles, ces divers agacements et grondements américanistes suggèrent l’hypothèse que la destruction du mythe de l’invincibilité de la puissance militaire israélienne va peut-être affecter encore plus les relations entre Israël et les USA que les relations entre Israël et les pays arabes (et ses adversaires arabes, éventuellement). L’événement serait considérable. Des secousses profondes affectent toutes les “relations spéciales” du soi-disant Empire avec les sous-fifres soi-disant privilégiés.

Les crises postmodernes ou le contre-pied parfait

Observons que de tels développements constitueraient le destin typique des événements politiques dans notre temps historique postmoderne et, au niveau technique et opérationnel, dans un conflit de quatrième génération (G4G). Les véritables événements n’interviennent que de façon très indirecte et incontrôlée, et ils ne concernent pas nécessairement l’enjeu initial ; c’est même le contraire qui paraît souvent le plus remarquable au bout du compte. (Le conflit irakien devrait avoir pour conséquence historique profonde essentielle, non pas le bouleversement de “la carte du Moyen-Orient”, — même si cela a effectivement lieu mais nous parlons de la conséquence “essentielle”, — mais l’effondrement du mythe de la puissance militaire américaniste, prémonitoire et précurseur de l’effondrement du mythe de Tsahal, et la déstabilisation de la structure politique du système américaniste.)

Le sens des événements de ces crises postmodernes et de ces conflits G4G est le plus souvent imprévu et n’a aucune cohérence nécessaire avec l’apparence de l’événement initial. Au départ, le conflit Israël-Hezbollah est perçu dans le champ régional adéquat, comme pouvant affecter la situation au Moyen-Orient de façon fondamentale, peut-être vers un conflit général, vers un chaos complet, vers une déstabilisation durable. Mais on observe que le principal effet pourrait affecter la relation stratégique entre les USA et Israéël, ce qui serait un événement beaucoup plus important que ce qui se passe au Moyen-Orient. Le changement de champ des effets réels intervient comme un contre-pied parfait, spécialité rugbystique des attaquants véloces. Les dirigeants politiques se retrouvent en général comme ces défenseurs qui sont intervenus “plein champ” pour un placage contre un danger qui n’existe pas, le principal danger s’étant engouffré, plein champ lui aussi, dans l’espace ainsi rendu libre.

Bien entendu, ces “effets réels” sont impossibles à prévoir avant qu’ils ne commencent à se dessiner ; pour les dirigeants cela va de soi, c’est vrai pour nous aussi simples commentateurs mortels. Il suffit, pour se distinguer du lot commun, de savoir que rien, vraiment rien n’arrivent comme les stupides prévisionnistes du système prévoient. A cet égard, Bush-Blair sont de superbes boussoles négatives : la seule chose assurée est que ce qu’ils prévoient ne surviendra pas. (Toutes les causes qu’ils soutiennent sont assurées de perdre.)

Ce n’est pas si mal puisque c’est déjà une certitude.