La guerre pour partir en guerre

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La guerre pour partir en guerre


25 août 2006 — La situation autour du renseignement américain est aujourd’hui sans précédent par son état de confusion, de désarroi, d’antagonisme et d’affrontement. Lorsque nous parlons du “renseignement américain”, nous ne désignons pas nécessairement une situation spécifique : la situation à la CIA, les rapports entre tel et tel service de renseignement, etc., mais le climat régnant dans les agences et les services et, autour d’eux, dans leurs rapports avec le monde politique américaniste, que ce soit l’administration, le Congrès, etc. Pour autant, nous parlons essentiellement de la CIA qui reste l’organisation centrale à cet égard.

Ce désordre et cette tension sont exacerbés par la crise en cours qui se concentre sur l’Iran, en passant par la crise Israël-Hezbollah qui lui est évidemment liée. (La querelle sur l’implication de l’Iran dans cette crise tourne à plein régime. Le renseignement US, civil et militaire, semble ne pas partager du tout l’analyse du pouvoir civil et semble juger que l’Iran est peu impliqué.)

Cette situation est effectivement confuse, et plus confuse encore que tranchée par des affrontements directs. Il s’agit plus d’une bataille pour des prérogatives politiciennes et la préservation des rapports professionnels et bureaucratiques, un affrontement de pouvoirs également, cet ensemble étant marqué par le poids de la catastrophique situation stratégique des USA dont chacun veut rejeter la responsabilité. Elle aboutit à des positions paradoxales sur le sujet même des questions politiques évaluées.

Ainsi, le rapport de la Chambre des Représentants rendu public mercredi met en accusation les services de renseignement. Son auteur (le député Peter Hoekstra) est un républicain dur, partisan d’une attaque contre l’Iran et qui cherche à renforcer la perception de la menace iranienne pour justifier cette attaque. Mais est-ce exactement cela?

Dans une petite note ce matin, le Times de Londres nous précise, sans doute involontairement, les conditions des contradictions en cours :

« American intelligence agencies do not know nearly enough about Iran’s nuclear weapons programs to adequately brief policymakers in preparation for any negotiations with Iran, the report says.

» The report, written by Peter Hoekstra, a Republican hardliner on Iran, challenged the intelligence services to come up with more aggressive assessments of the threat. It also, however, gave warning against falling into the same traps that littered the path to war in Iraq. Iran could easily be engaged “in a denial and deception campaign to exaggerate progress on its nuclear programme as Saddam Hussein apparently did concerning his WMD programmes,” it says.

» “We want to avoid another ‘slam dunk’,” Mr Hoekstra told The Washington Post, referring to the assessment by George Tenet, the former CIA director, of the case against Iraq. »

Résumons :

• Hoekstra est un dur. Implicitement, il est favorable à une attaque contre l’Iran.

• Il accuse la CIA et les autres services d’être quasiment inexistants sur l’Iran.

• Il appuie ses exigences d’un meilleur renseignement sur l’Iran, outre pour l’évidence de la chose, sur son souci de ne pas voir un remake du cas irakien. Le rapport nous avertit « against falling into the same traps that littered the path to war in Iraq. », — c’est-à-dire, si l’on comprend bien, ne pas se laisser entraîner vers la guerre sur de fausses présomptions, ou soi-disant “preuves”.

Le paradoxe et la tromperie peut-être involontaire sont peu ordinaires. C’est le second degré du virtualisme et de la manipulation des faits, — virtualisme et manipulation d’une situation déjà elle-même virtualiste et manipulée. Dans ce cas précis, Hoekstra cite la fameuse expression employée par le directeur de la CIA George Tenet en décembre 2002, lors d’une conférence avec les dirigeants politiques (Bush, Cheney, etc.), pour définir (selon Tenet) ou évaluer (selon la Maison-Blanche) l’argument de l’entrée en guerre (notamment les ADM de Saddam) : “it’s a slam dunk case” (*), — c’est-à-dire, un cas qui ne fait pas de doute. Hoekstra veut donc un meilleur renseignement pour ne pas partir en guerre inconsidérément contre l’Iran, comme on le fit, semble-t-il, contre l’Irak…

Le problème est en l’occurrence que le détail du “slam dunk”, qui semblait marquer l’affirmation péremptoire de Tenet que l’attaque de l’Irak était complètement jutifiée est fortement mis en question. Le mot a été rendu public dans le livre Plan of War de Bob Woodward (paru début 2004), de “source de la Maison-Blanche”, et ensuite largement exploité par le Washington Post. Il est vigoureusement contesté par Ron Suskind dans son récent livre The One percent Doctrine. Suskind cite les participants de la CIA à la réunion (Tenet et son adjoint McLoughlin), qui ne se rappellent pas l’avoir prononcé ou l’avoir entendu prononcé. Ces mêmes participants rendent compte de cette rencontre comme d'une réunion où leurs appréciations sur la menace irakienne furent très mesurées et portant moins sur la validité des éventuelles preuves que sur leur présentation (McLaughlin qualifie cette réunion de « PR meeting — it certainly wasn't about the nature of the evidence »).

Cette exclamation de Tenet disait quelque chose de très différent de ce que la CIA avait évalué, puisqu’elle se montra toujours méfiante à l’égard des révélations concernant les ADM de Saddam et le reste du dossier anti-Saddam pour le déclenchement de la guerre. “Slam dunk” marque surtout la mésentente entre la CIA et l’administration, et la façon dont la CIA fut manipulée pour être présentée comme portant la responsabilité de l’attaque. C’est donc au nom d’une manipulation que la Maison-Blanche lui aurait fait subir qu’on demande à la CIA de travailler un peu plus sérieusement pour éviter toute manipulation.

Allons plus loin. Hoekstra semble dire à la CIA : faites une meilleure évaluation de la menace iranienne pour nous éviter d’aller en guerre au nom d’une fausse menace (“slam dunk”). En réalité, selon ce qu’on sait de Hoekstra, c’est exactement le contraire qu'il voudrait avoir : une évaluation de la menace iranienne qui justifie d’aller en guerre. Il plaide qu’il faut éviter une nouvelle “comédie à l’irakienne” alors qu’il voudrait en réalité que la CIA montât une nouvelle “comédie à l’irakienne” pour l’Iran.

C’est ce que nous explique le New York Times de ce jour. Avec un exceptionnel sens de l’hypocrisie et une non moins exceptionnellement courte mémoire, le journal cite les évaluations faussées de la CIA sur l’Irak qui furent en fait pour l’essentiel le résultat des pressions de l’administration. On y retrouve la même distorsion manipulatrice au second degré de demander la correction de l’erreur passée pour obtenir aujourd’hui le même résultat que produisit cette erreur. Pour ne pas retomber dans les errements de la mauvaise évaluation du potentiel de l’Irak qui nous conduisit à la guerre contre l’Irak, il faut une bonne évaluation du potentiel de l’Iran, — mais, tout de même, une “bonne évaluation” pour nous conduire à la guerre contre l’Iran.

Le texte cite « some officials inside the White House and the Pentagon who advocated going to war with Iraq and now are pressing for confronting Iran directly over its nuclear program and ties to terrorism ». Ces officiels qui ont eux-mêmes insisté en 2002 pour partir en guerre contre l’Irak exigent de la CIA qu’elle change ses évaluations actuelles (qui ne donnent pas une image assez menaçante de l'Iran) parce que, hier (en 2002), ses évaluations auraient conduit faussement les USA vers la guerre contre l’Irak (« the faulty assessment that in part set the United States on the path to war with Iraq »).

« Some senior Bush administration officials and top Republican lawmakers are voicing anger that American spy agencies have not issued more ominous warnings about the threats that they say Iran presents to the United States.

» Some policy makers have accused intelligence agencies of playing down Iran’s role in Hezbollah’s recent attacks against Israel and overestimating the time it would take for Iran to build a nuclear weapon.

» The complaints, expressed privately in recent weeks, surfaced in a Congressional report about Iran released Wednesday. They echo the tensions that divided the administration and the Central Intelligence Agency during the prelude to the war in Iraq.

» The criticisms reflect the views of some officials inside the White House and the Pentagon who advocated going to war with Iraq and now are pressing for confronting Iran directly over its nuclear program and ties to terrorism, say officials with knowledge of the debate.

» The dissonance is surfacing just as the intelligence agencies are overhauling their procedures to prevent a repeat of the 2002 National Intelligence Estimate — the faulty assessment that in part set the United States on the path to war with Iraq. »

Une crise de confiance sans précédent

La CIA n’est pas en crise, contrairement au rabâchage dont nous sommes l’objet avec la valse des directeurs et les démissions et/ou retours retentissants. La CIA est dans un état d’hostilité contre son gouvernement comme on n’a sans doute jamais vu pour un tel organisme. (La réciproque est vraie, évidemment.) Nous tenons les appréciations ci-après d’une source académique européenne qui, à cause du domaine où elle travaille, rencontre régulièrement dans des séminaires confidentiels des officiers de la CIA travaillant dans les services d’analyse de l’Agence.

« Les nombreux contacts que j’ai avec des gens de la CIA me laissent une impression extraordinaire. Ils parlent de leur gouvernement et de la Maison-Blanche comme s’ils parlaient de leur ennemi principal. Ils sont sur une autre planète, la crise de confiance entre les deux camps est d’une profondeur extraordinaire. »

Cette même source estime que les critiques des pratiques US ont tort de placer systématiquement toute la CIA dans leurs critiques. «  Lorsque je rencontre un officier de la CIA, la plupart du temps, la première chose qu’il fait, c’est d’insister sur le fait que sa fonction est l’analyse, et il insiste tellement qu’on comprend bien ce qu’il veut dire : il ne faut pas confondre sa position et sa fonction avec les pratiques diverses d’arrestations clandestines, de tortures, etc., attribuées à la CIA. »

Si nous rapportons ces confidences qui nous viennent d’une source que nous jugeons tout à fait digne de confiance, c’est moins pour fixer l’état des activités de la CIA que pour faire mesurer la béance de la fracture qui existe aujourd’hui entre l’Agence (et, d’une certaine façon, les autres services de renseignement) et la direction politique américaniste. Cela porte moins sur l’orientation des faits (guerre ou pas guerre), moins sur la morale comme elle est en général recommandée par ceux qui n’ont pas la responsabilité de l’action, que sur la pratique de la manipulation des faits ; de la part de la CIA, le reproche est moins d’ordre idéologique que de l’ordre de l’éthique professionnelle du renseignement (être forcé à déformer sciemment les faits, les analyses, etc.).

Il en résulte que le renseignement n’est pas, aux USA aujourd’hui, “bon” ou “mauvais”, — même s’il est l’un ou l’autre, jugé objectivement. Il est l’objet d’une telle crise de confiance entre les sources du renseignement et ceux auxquels les renseignements sont destinés qu’on peut préjuger que tous les renseignements que peut fournir la CIA sont aussitôt suspectés sinon rejetés, et que les USA sont par conséquent aujourd’hui une puissance sans capacité sérieuse d’information. Il s’agit d’une puissance littéralement aveugle qui, lorsqu’elle prétend voir, n’est capable de distinguer qu’une réalité fabriquée à sa convenance (“faith-based information”, si l’on veut). Aucune “réparation”, aucune amélioration ne semble possible dans des conditions qui dépendent du domaine de la psychologie (confiance) et non de la technique et de la valeur objective des faits.


* “Slam dunk” est une expression universellement célèbre depuis que Tenet l’a (l’aurait) employée pour résumer sa conviction que Saddam méritait absolument d’être attaqué, selon l'interprétation de la Maison-Blanche. L’expression désigne dans l’argot du basket ball le coup imparable du joueur sautant jusqu’à dominer le panier et mettant (“posant”) la balle dans le panier avec la main. C’est un rapprochement de “slam“, — dans ce cas équivalent de “smash”, — et de “dunk”, qui désigne un biscuit qu’on trempe dans une tasse (coup imparable là aussi). Une expression juridique adéquate eut été “it’s an open and shut case”, une affaire qui ne laisse planer aucun doute.