La grande Histoire est plus simple que nos petits experts

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La grande Histoire est plus simple que nos petits experts


28 août 2006 — Toutes les autorités et leurs cohortes suiveuses de journalistes MSM nous mettent en garde contre les théories ‘complotistes’. Lorsqu’il s’agit de 9/11, on comprend ce souci de rationalisation ; nos autorités et nos cohortes MSM ont, dans ce cas, l’arrière-pensée claire comme de l’eau de roche. Lorsqu’il s’agit du Liban, de l’Iran et du Hezbollah et de la crise de juillet-août, on pourrait leur retourner le compliment. Les théories n’ont pas manqué à cet égard, des plans provocateurs du Hezbollah aux projets de conquête quasiment napoléoniens (ou “alexandrins” ?) de Tsahal. Tout, sauf la simplicité, est acceptable pour tenter d’expliquer ce formidable événement.

Un exemple tout récent et assez typique (c’est-à-dire sans complication excessive) de l’interprétation quasi automatique qui vient sous une plume américaniste lorsqu’elle en juge de la récente guerre Israël-Hezbollah est ceci, extrait d’un article de Jason Motlagh, de UPI, sur le site Atimes.com.

« The month-long Israeli-Hezbollah war could not have been better timed for Iran. There is no way of knowing for sure whether the Shi’ite militia’s July 12 kidnapping of two Israeli soldiers that set off hostilities was orchestrated by Iran, yet there is little doubt Hezbollah did so without its patron’s endorsement. Flush with more than 10,000 Iranian-made rockets, Iran’s front arm in the Middle East gave it a telling test run against the most formidable army in the region, equipped with US military hardware and America's tacit blessing. »

… A partir de là, tout un raisonnement, des supputations, des prévisions, aboutissant en général quelque part entre l’hypothèse d’une attaque dévastatrice contre l’Iran et l’hypothèse d’un bouleversement complet au Moyen-Orient au profit de l’Iran, selon l’humeur où l’on se trouve. Mais la question devient plus intéressante lorsqu’elle est considérée à la lumière de la très récente déclaration de Nasrallah, le chef du Hezbollah, que nous avons déjà signalée. (On peut aussi trouver une transcription plus générale de l’interview de Nasrallah de l’agence allemande DPA.)

L’essentiel de la déclaration qu’on signale ici, au milieu de réponses extrêmement modérées de Nasrallah, est ceci (du Guardian) :

« “We did not think, even one percent, that the capture would lead to a war at this time and of this magnitude,” Hassan Nasrallah, the cleric who leads Hizbullah, told Lebanon's New TV channel. “You ask me, if I had known on July 11 ... that the operation would lead to such a war, would I do it? I say no, absolutely not.” He said Italy would play a part in negotiating the soldiers' eventual release. “Contacts recently began for negotiations,” he said. “It seems that Italy is trying to get into the subject.” From the start, Mr Nasrallah has said he wanted to exchange the soldiers for Lebanese and Palestinians held in Israel. »

Cette déclaration signifie évidemment que le Hezbollah n’a pas du tout cherché à provoquer un conflit avec Israël puisqu’il a été complètement surpris par la réaction israélienne. Les supputations sur l’Iran manipulant le Hezbollah, ou donnant le feu vert au Hezbollah pour une action devant naturellement mener à la guerre qui a eu lieu, — suivant le raisonnement considéré ici, notamment celui de Motlagh qui ne fait que reproduire un formatage de pensée ad nauseam, — tout cela perd tout son sens si le Hezbollah ne prévoyait pas du tout une telle réaction d’Israël.

Pourquoi Nasrallah dissimulerait-il la vérité? Si on le charge de grands projets machiavéliques et expansionnistes, il devrait être en train de s’applaudir lui-même, y compris son habileté d’avoir attiré Israël dans son piège, — même si c’est faux. Il brandirait la gloire d’une victoire stratégique emportée de main de maître et accentuerait sa position politique par le biais de l’écho médiatique. Au contraire, la position de Nasrallah semble plutôt de repousser tout triomphalisme et de calmer le jeu (il proclame son intention de coopérer avec la FUNIL, refuse le désarmement de ses milices mais l’accepte pour les combattants du Hezbollah qui se trouveraient dans la zone FUNIL, il rejette l’idée d’une nouvelle guerre, etc.). Parce qu’il craint une nouvelle attaque d’Israël ? C’est possible, mais alors on peut encore moins croire à une action préméditée pour déclencher une guerre le 12 juillet. Au contraire, cette prudence alors qu’il vient de remporter quasiment une “victoire” plaide pour une attitude générale qui recontre l’explication de Nasrallah. Suivant cette logique, on devrait alors en rabattre sur les thèses des manipulations iraniennes du Hezbollah, présentées comme une vérité quasi-officielle chez nos experts. Nasrallah les réduit à rien par son propos.

Quelles conclusions immédiates tirer de ces déclarations de Nasrallah ?

• Le grand événement de la guerre Israël-Hezbollah est la révélation que Tsahal est dans un état pitoyable et nullement que le Hezbollah est la nouvelle grande force politico-militaire de la région. Certes, le Hezbollah s’est bien battu mais les déclarations de Nasrallah montrent que les ambitions politiques de son mouvement restent prudentes et limitées à sa zone naturelle d’intervention. Nous voulons dire que la “guerre” de juillet-août est plus une “défaite” de Tsahal, quasiment de son propre fait, qu’une “victoire” du Hezbollah.

• Par conséquent, le plus grand danger que court Israël aujourd’hui est sa propre situation, la décadence de ses forces armées, la corruption de son système politique, qui conduisent la direction à des décisions risquées et catastrophiques. Les révélations qui s’accumulent sur les conditions dans lesquelles Tsahal a livré bataille confirment ce constat, ainsi que des analyses plus générales (voir le texte court mais convaincant de Trent Telenko, sur WindofChange.net, le 22 août, sur l’état de l’armée israélienne). On observe une fois de plus qu’il s’agit d’une situation qui renvoie comme une duplication à la situation américaine, notamment du point de vue de la corruption, — un signe de plus de l’américanisation d’Israël.

• En effet, dans le cheminement des constats qu’entraînent cette crise et ce conflit se trouve le constat général de l’état du système israélien. L’excellent article de Lenny Ben-David dans le Jerusalem Post du 19 août, signalé par Telenko, est un exemple convaincant du commentaire que suscite aujourd’hui la situation israélienne à la lumière de la crise. Ben-David, qui fut conseiller diplomatique à l’ambassade israélienne à Washington, termine son article par ces paragraphes :

« The great political sage from Okefenokee Swamp, Pogo, expressed Israel's predicament best some 30 years ago when he proclaimed, “We has met the enemy, and he is us!”

» Israel has another war on its hands. In the Hizbullah war, our citizens performed unselfishly with extraordinary valor, patriotism and volunteer spirit. They reacted in ways their leaders did not deserve.

» Now Israel's citizens must battle again, this time in Israel's own political arena. »

L’Histoire fait ses comptes

C’est dans le sens d’une leçon plus générale sur la signification historique de l’événement de juillet-août, que nous voudrions conduire nos lecteurs. Il s’agit d’une leçon sur l’Histoire elle-même, par rapport aux tentatives de manipulation de l’Histoire auxquelles on se livre aujourd’hui, directement par rapport à l’actualité de l’événement, par la logique interne qu’implique le virtualisme qui baigne certaines directions politiques (celle d’Israël à l’image de celle de Washington, dito l’américanisation d’Israël). La leçon qui se dégage de l’épisode observé ci-dessus est que ces tentatives de manipulation conduisent de plus en plus souvent, de plus en plus systématiquement, à la mise en évidence du contraire de ce qu’elles voulaient déclencher, — de la réalité, au contraire de ce que le virtualisme prétendait nous imposer.

(Ces tentatives de manipulation sont d’autant plus systématiques qu’elles sont en général inconscientes ; elles sont inhérentes au système parce qu’elles sont inhérentes à la démarche de rationalisation systématique et pathologique sur laquelle est bâti ce système, qui constitue la vertu justifiant ce système. Ce caractère inconscient et implicitement vertueux explique que ces tentatives ne soient pas perçues par leurs auteurs comme des manipulations, bien qu’elles le soient ; il explique également qu’elles peuvent aboutir, — ce qu’elles font de plus en plus souvent — au contraire de ce à quoi elles prétendent aboutir, sans que leurs auteurs puissent seulement concevoir la possibilité d’une telle issue.)

Dans le cas qui nous occupe, l’attaque du Hezbollah n’en était pas vraiment une, quelles que soient les arguties qu’on veut développer à cet égard. Elle n’en était pas une au niveau “opérationnel”, d’une façon évidente avec l’absence de rapport et de mesure commune entre l’acte du Hezbollah et celui d’Israël. Il se révèle en plus, avec le propos de Nasrallah, que le Hezbollah n’a pas l’envergure politique ni l’ambition pour une telle machination. La direction militaro-politique d’Israël, par contre, sous la poussée ferme et appuyée du Pentagone via GW, a utilisé cette fausse “attaque” pour lancer la sienne, d’attaque, et ne faire qu’une bouchée du Hezbollah en mettant en pleine lumière la complicité de l’Iran. C’était le scénario. Mise en lumière pour mise en lumière, le résultat paradoxal est la formidable révélation de l’état de délabrement et de corruption psychologique et autre de l’ex-plus formidable armée du Moyen-Orient et, derrière, de l’establishment israélien. Là est l’immense événement historique produit par une machination aux acteurs incertains, dans le sens contraire cherché par cette machination.

L’Histoire, pour se signifier elle-même, prend ce qui l’arrange. Son choix dépasse aujourd’hui, plus que jamais dans notre temps historique rompu et chaotique, les manipulations humaines. Cela s’explique d’autant plus par la médiocrité confondante de ces machinations, à l’image de leurs auteurs inconscients, à peine dissimulée par la complication des explications apologétiques. L’Histoire ne concerne plus du tout, aujourd’hui, les hommes en place pour faire prétendument avancer l’Histoire parce que ces hommes se réfugient dans le virtualisme de leurs machinations. Ayant perdu tout contact avec la réalité, ils déclenchent, par irresponsabilité et par aveuglement du jugement, par médiocrité intrinsèque d’une façon générale, des actes dont les conséquences mettent en lumière leurs plus terribles faiblesses.

L’aventure israélienne qui a utilisé l’action du Hezbollah comme prétexte s’appuyait sur une certitude confondante d’arrogance, une fois que la réalité est mise à jour. La leçon est que la puissance presque mythique de Tsahal était un formidable argument politique tant qu’elle évitait la confrontation avec la réalité ; l’imprudence fatale fut donc de croire à sa propre perception virtualiste, et de confronter le virtualisme du mythe à la réalité de la bataille. Aujourd’hui, le mythe est pulvérisé, et c’est là qu’est l’événement historique. L’Histoire ramasse les débris et fait ses comptes.

Le résultat est que la vraie crise qui commence est bien celle d’Israël, le pays qui semblait assuré de ne jamais connaître de crise ontologique propre, au nom de la vision virtualiste qu’il offrait de lui-même et que nous acceptions, quasiment par pénitence. Les gémissements à cet égard se poursuivront, et les politiques occidentales à l’égard de cette région du monde continueront à être compliquées, tordues, inutilement complexes, remplies d’une rhétorique qui ne se fatigue jamais d’elle-même, et finalement sans importance et sans effets. Pour faire une analogie de Boris Vian, c’est “l’écume de l’Histoire”, rien d’autre. L’Histoire s’en gausse. Elle a déjà tiré ses conclusions et pris ses dispositions. La réalité est bien que l’énorme machine qui nous dévore depuis quelques décennies et plus en prétendant kidnapper l’Histoire à son profit, l’énorme machine parfaitement symbolisée et animée par le Pentagone (voir James Carroll) et dans ce cas par l’américanisation de la direction israélienne vient de prendre un rude coup de plus. Ce sont les risques du métier.