Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
158325 juillet 2002 — Peu après la signature du MoU entre les USA et la Turquie sur le programme JSF, nous avions publié un commentaire sur des déclarations du n°3 du Pentagone, “Pete” Aldridge. Nous mettions en évidence plusieurs sujets. Parmi ceux-ci, une courte intervention d'Aldridge à la fin de sa conférence de presse, que nous rappelons :
Q: What sort of reflections do you have now on the prospects for competition from the EuroFighter for foreign military sales?
Aldridge: No contest. [Laughter] Anybody who looks at the EuroFighter versus the Joint Strike Fighter will know the answer.
Thank you very much.
Nous relevions combien cette intervention posait, en quelques mots très polémiques et chargés d'une piètre considération pour l'avion européen, une question centrale, notamment pour l'acteur britannique de cette pièce, industrielle et politique certes, mais surtout médiatique. BAE est l'un des maîtres d'oeuvre de l'Eurofighter, et certainement le plus important des quatre pays européens pour la conception, et il est par ailleurs associés à 8% dans le programme JSF ; il apparaît, comme cela est abruptement exprimé par la réaction d'Aldridge, que se développe une vive concurrence sur les marchés extérieurs, notamment entre les deux avions ; par conséquence, on voit qu'un grave conflit d'intérêt, et en plus sur une matière extrêmement stratégique et sensible, commence à prendre forme de manière très précise.
Quelques mots de Mike Turner, nouveau CEO de BAE, dits la semaine dernière, peu avant l'ouverture du Salon de Farnborough, alimentent cette interrogation en en confirmant tous les termes. Les voici :
« Eurofighter is at the very beginning of coming into service and its development programme. What we need to do is optimise the aircraft in the air-to-air role with the Meteor missile and in the air-to-surface role for a full multi-role capability. The key thing is that Europe continues to develop the aircraft. »
Parlant des possibilités de l'Eurofighter à l'exportation et s'appuyant sur les espoirs existant d'une vente en Grèce, et sur l'accord de principe avec l'Autriche pour une commande de 24, Turner poursuit : « We have to develop aircraft to maximise exports during the gap until the JSF is available. The issue is when JSF is available. I am sure Australia will want to fill gaps if JSF does not keep to its dates. »
Les phrases sont révélatrices, la toute dernière surtout, avec l'exemple australien. Turner nous dit que l'Australie voudra combler le vide (avant l'arrivée du JSF), et qu'il espère bien que ce sera en achetant des Eurofighter ; et que l'Australie le voudra d'autant plus, et même le devra, si le JSF est en retard (« if JSF does not keep to its dates »). Tiens, on aurait presque l'impression que ce retard du JSF ne déplairait pas à Turner, et l'on comprend pourquoi puisque cela lui donnerait, paraît-il, l'espoir de vendre de l'Eurofighter. Mais BAE est aussi dans le JSF ? Et la Royal Navy, en théorie, attendra elle aussi ses JSF, et à temps si possible puisqu'elle n'aura plus de Sea Harrier sur ses porte-avions. Et l'on ne parle pas, et l'on a tort car cela pèse énormément sur les décisions du gouvernement britannique, de l'humeur des Américains 1) si leur JSF est en retard, et 2) si BAE en profite pour placer son Eurofighter qui est l'objet de tant de mépris de la part de “Pete” Aldridge. Les Américains, oubliant qu'il s'agit d'une entreprise privée, serait bien capables de demander à Tony Blair, comme preuve de sa fidélité, la tête de Mike Turner, comme ils ont eu, semble-t-il pour les mêmes raisons, celle du Chef d'État-major général, l'amiral sur Michael Boyce, qui ne s'était pas montré assez respectueux dans ses appréciations des capacités militaires américaines.
Ce 24 juillet, en marge du salon de Farnborough, le problème de l'Eurofighter et de ses possibilités d'exportation face au JSF est exposé dans un article de Kim Sengupta, dans The Independent, sous le titre révélateur, et très intéressant de notre point de vue, de : « US and Europe duel over fighter sales worth billions. » Titre intéressant, en effet, parce que dans cette image, “US” c'est le JSF tandis que “Europe” c'est l'Eurofighter (et rien que l'Eurofighter, insistons lourdement). L'article est finalement, au second degré, assez drôle. Il est un peu larmoyant dans son ton, et l'on entendrait presque la complainte sur la solitude courageuse de l'Eurofighter, dernier avion de combat à maintenir en vie l'industrie européenne.
Non, toutes réflexions faites, l'article est hilarant, tant il rend bien compte des contradictions suscitées par les différentes lignes d'interprétation de la situation par les principaux acteurs de cette affaire, des lignes d'interprétation relevant de la pure désinformation. L'article est écrit manifestement dans le but de défendre l'Eurofighter, manifestement considéré comme une création largement d'inspiration britannique, et comme seul espoir de l'industrie européenne face au JSF/F-35, — ce qui implique que seul le Royaume-Uni, aujourd'hui, semble avoir la volonté de défendre l'industrie aérospatiale européenne face aux entreprises douteuses des Américains.
« What was dreamt of as Europe's state-of-the-art front-line aircraft has been dogged by delays, and is now facing fierce competition from the American-built rival, and the battle to grab the major slice of defence budgets of more than a dozen countries is now relentless. The Eurofighter's future is also under threat from the twin missiles of political expediency and budgetary constraints. [...]
» Supporters of the Eurofighter say the price of the JSF may substantially rise by the time it comes into production. They also maintain that its much-vaunted multiplicity has yet to be tested. There is also the warning that for Europe to abandon the Eurofighter at this stage would surrender the military industry to the US and be a huge waste of money. »
Détaillons enfin quelques-unes des caractéristiques qui nous font tenir cet article, à la fois comme très drôle (hilarant), comme exemplaire du traitement de la situation par des esprits anglo-saxons, comme exemplaire de la situation pathétique où la proverbiale habileté britannique tend à mettre ce pays, dans le domaine considéré.
• Dans la plaidoirie plaintive pour l'Eurofighter, soumis à une « fierce competition from the American-built rival » (le JSF), le rapport de cause à effet n'est même pas fait avec le fait, pourtant mentionné quelques paragraphes plus loin, que les Britanniques portent la principale responsabilité de l'activation du caractère multinational du programme JSF, celui qui permet au programme US de séduire pour l'instant des Européens et d'affirmer qu'il va dominer les marchés extérieurs. (« BAE Systems, while the leading partner in the Eurofighter, is also the biggest foreign sub contractor for the JSF, securing about 15 per cent of the work, including part of the aircraft body and the onboard electronic system. »)
• Dans la lamentation du même type concernant la menace que fait peser le JSF sur l'industrie européenne, dont l'Eurofighter serait l'unique représentant, le rapport de cause à effet n'est pas non plus fait avec la position britannique sur la question, qui porte toute la responsabilité possible, alors que cette position est pourtant mentionnée dans le cours du texte comme s'il s'agissait d'un élément indépendant. (« A number of European countries have now got a foot in both camps. While the Ministry of Defence has pulled in a sizeable portion of the $15bn (£96bn) total budget of the Typhoon, it has also been the biggest European contributor to the JSF with $2bn. »)
• Enfin, puisqu'il faut bien tout de même avancer une explication à ce tissu de contradictions nées de l'habileté proverbiale des Britanniques, une phrase nous est offerte en conclusion, d'ailleurs contradictoire ou antagoniste de celle qui la précède immédiatement, — et nous citons les deux : « The RAF, given the choice [i.e. Eurofighter versus JSF], would choose the Eurofighter because, they say, it is better. However, air chiefs also accept that the British investment in the JSF is part of Tony Blair's transatlantic trapeze act and will continue. » (Nous apprenons au moins que ce que nous avons l'habitude de désigner comme « le grand écart » de Tony Blair entre Europe et USA peut aussi être désigné, peut-être de façon plus imagée : « transatlantic trapeze act ».)
• Post Scriptum, disons en annexe, pour rappeler ce qui est la simple réalité de la situation en Europe et, accessoirement, pour en finir avec la validité générale des capacités d'information de la presse anglo-saxonne. Le ton général de l'article qui fait de l'Eurofighter, comme si cela allait de soi, le seul et dernier espoir de l'industrie européenne, a définitivement admis que rien d'autre n'existe en Europe, et notamment ni la France, ni la société Dassault, ni l'avion Rafale. Ce dernier est largement équivalent à l'Eurofighter (il est noté comme très supérieur par la Force Aérienne néerlandaise qui a évalué tous ces avions, qui est insoupçonnable en la matière) ; il est d'un prix équivalent voire inférieur à celui de l'Eurofighter, et certainement inférieur à ce que coûtera en vérité le JSF ; il est déjà déployé opérationnellement (à bord du Charles-de-Gaulle) et a montré aux Américains, lors de combats simulés avec les avions de l'U.S. Navy, qu'il était largement supérieur aux avions de combat actuellement en service.