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12489 septembre 2006 — Le monde est aujourd’hui à la fois une confusion extraordinaire et dans une confusion extraordinaire. Ce n’est pas la même chose ; la substance du monde est devenue confuse et cette substance confuse génère elle-même la confusion. (L’existence et le lien entre ces deux confusions ne sont pas évidents : l’URSS était un “monde” d’une confusion extraordinaire mais elle ne générait pas la confusion dans les structures des relations internationales, — d’où notre étonnement quand cette structure d’apparence ferme s’est volatilisée.)
Les situations, les projets, les théories, les réactions du public témoignent de ce double état de confusion. Il est d’une difficulté gigantesque de songer à embrasser la situation du monde en quelques lignes claires. Il paraît presque impossible de distinguer l’essentiel de l’accessoire pour identifier ces lignes claires. A l’accumulation des crises s’ajoute l’accumulation des interprétations et des déformations, multipliant la confusion à mesure.
De temps en temps, le temps d’un éclair, des circonstances souvent fortuites permettent d’éclairer le champ historique. Le langage joue un rôle essentiel dans ce phénomène parce qu’il est aujourd’hui chargé de sens multiples. Parfois, le langage, dans cet éclair-là, fait “résonner la vérité” dans notre esprit et l’on mesure brusquement le poids extraordinaire de sa substance. L’essentiel est de débusquer ce phénomène aussi précieux qu’un diamant exceptionnel, et qui brille d’autant de feux que cette pierre précieuse.
De façon significative en ce début de septembre, — d’une part à cause des événements, d’autre part à cause de la proximité du symbolique anniversaire de l’attaque 9/11 — plusieurs signes ont montré qu’un débat implicite, peut-être provoqué par la pression de certaines crises, peut-être surgi d’un obscur besoin de la conscience des hommes, se développait autour du concept de “guerre contre la terreur”. C’est comme si cette expression, selon qu’on l’adopte ou qu’on la repousse, impliquait tous les engagements fondamentaux de notre temps. A la réflexion, c’est exactement le cas, et c’est ainsi que se dégagent “les lignes claires”.
Nous allons nous arrêter à deux déclarations ou interventions, en gardant à l’esprit que la “guerre contre la terreur”, ou “Grande Guerre contre la Terreur” selon une terminologie officielle US (en “Pentagonelangue” : GWOT, pour Great War On Terror), est véritablement la ligne claire définissant absolument la conception américaniste d’aujourd’hui.
• La première de ces interventions est celle du colonel Gary Cheek, de l’U.S. Army, chef de la planification stratégique au Joint Chief of Staff. Ce que propose Cheek, c’est de changer le nom de “guerre contre la terreur” pour encourager les autres (pays, organisations, individus, vous, moi) à rejoindre enfin cette bataille essentielle et universelle. Voici un extrait de la dépêche Spacewar.com/UPI du 5 septembre présentant cette intervention :
« The United States should rethink the label it uses for what is known as the ‘global war on terror,’ the chief of strategic planning on the Pentagon's Joint Staff said Tuesday. What is needed, said Army Col. Gary Cheek, is to recast terrorists as the criminals they are.
» “If we can change the name ... and find the right sequence of events that allows us to do that, that changes the dynamic of the conflict,” said Cheek at the Defense Forum Washington, sponsored by the Marine Corps Association and the U.S. Naval Institute.
» “It makes sense for us to find another name for the GWOT,” said Cheek. “It merits rethinking. I know our European allies are more comfortable articulating issues of terrorism as criminal threats, rather than war ... It ought to be our goal to partner better with the European allies so we can migrate this from a war to something other than a war.”
» The “war” moniker elevates al-Qaida and other transnational terrorists, giving them legitimacy as an opposition force to the United States. It also tends to alienate Muslim populations in other countries, who see the war as a war on Islam, and feel they need to support al-Qaida as a matter of defending their faith.
» “It also tends to frame the fight as one in which the Defense Department has the primary role, when it is becoming increasingly clear that the “long war” against global terrorism is going to be won on other fronts — economic, political, diplomatic, financial. Other government agencies and departments must become more engaged; only they have the expertise to help other countries take the actions necessary to defeat terrorists. ”
• La deuxième intervention est une déclaration de Dominique de Villepin à l’Assemblée Nationale, le 7 septembre. La dépêche de l’agence Reuters du même jour présente cette déclaration sous le terme de : « France rejects ‘war on terror’ — France issued an implicit criticism of U.S. foreign policy on Thursday, rejecting talk of a ‘war on terror.’ » C’est cette formulation qui importe. Il est intéressant, pour ce cas, que le journaliste ait résumé l’événement, ou bien l’ait symbolisé en employant le terme “war on terror”. La cause est plus clairement exprimée et l’on sent autant que l’on comprend qu’il s’agit également d’une de ces grandes lignes claires qui synthétisent l’essentiel du débat fondamental en cours dans notre temps historique.
« Villepin noted Chirac's strong opposition to the U.S.-led invasion of Iraq in 2003 and said the Arab state had now sunk into violence and was feeding new regional crises.
» “Let us not forget that these crises play into the hands of all extremists,” the prime minister said in a debate on the Middle East. “We can see this with terrorism, whether it tries to strike inside or outside our frontiers,” he added.
» “Against terrorism, what's needed is not a war. It is, as France has done for many years, a determined fight based on vigilance at all times and effective cooperation with our partners.
» “But we will only end this curse if we also fight against injustice, violence and these crises,” he said.
» Villepin's remarks, which came a day after U.S. President George Bush admitted that the CIA had interrogated dozens of terrorism suspects in secret foreign locations, did not explicitly mention the United States.
» But his rejection of language employed by Bush, who often uses the expression ‘war on terror’ underlined the longstanding differences between Paris and Washington. »
Ce qui nous intéresse dans ces deux interventions, c’est l’aspect le plus simple possible du langage. L’intervention du colonel Cheek est à première vue ridicule et d’apparence de pures relations publiques (spin comme disent les Anglo-Saxons ; ou, mieux encore parce que plus profondément, virtualisme comme nous disons). On pourrait épiloguer dans ce sens d’une façon très intéressante et justifiée, mais cette orientation n’est pas notre propos ici.
Pour mieux éclairer notre propos, au contraire, nous adoptons le point de vue déformé de son auteur. Nous préférons observer également que la remarque comporte en vérité une réalité profonde (et non pas : “comporte en réalité une vérité profonde”). Lorsqu’il dit qu’il faut changer le terme, abandonner GWOT pour autre chose pour rallier le reste à la croisade américaniste, Cheek ajoute cette restriction fondamentale (soulignée en gras par nous) : « If we can change the name ... and find the right sequence of events that allows us to do that… »
Cette remarque résume à elle seule combien la politique US s’est identifiée, jusqu’à en être la prisonnière d’un certain point de vue, à la guerre contre la terreur, — à GWOT. Espérer une “sequence of events” qui permettrait de changer cet acronyme pour trouver quelque chose qui convînt aux politiques européennes, c’est-à-dire qui exprimât les politiques européennes tout en restant la substance même de la politique américaniste, c’est espérer l’impossible. La politique US ne permet plus un enchaînement d’événements qui permettrait de conclure que la guerre contre la terreur n’est plus la guerre contre la terreur, — que la guerre n’est plus la guerre en un sens. On trouve dans cette remarque, dans la difficulté, quasiment l’impossibilité d’arriver à une “sequence of events” que reconnaît Cheek, le constat inconsciemment fait d’une fatalité désormais évidente.
(Même remarque pour les Ben Laden et compagnie qu’il faudrait, toujours selon Cheek, rétrograder au rang de bandits de grands chemins. Impossible là aussi. Une telle rétrogradation entraînerait évidemment une chute similaire de la politique étrangère américaniste, transformée en opération de police ou en un remake des “incorruptibles” contre Al Capone. La dimension idéologique serait perdue et, par là, perdue la puissance de l’idée de “guerre contre la terreur”. Nous risquerions (Ils risqueraient) le ridicule par rapport aux efforts, à la mobilisation et à l’hystérie générale de la politique américaniste.)
Inversement mais dans la même logique de clarification extrême par le langage, le résumé du discours de Villepin, avec l’expression évidente de « France rejects ‘war on terror’ », définit plus clairement qu’aucune analyse, qu’aucune éloquente plaidoirie, la position irrémédiable de la France et, par conséquent, ce qui sépare irrémédiablement la France des Etats-Unis. La séparation est à la mesure de l’emprisonnement dans une conception et de la fatalité qui, aujourd’hui, caractérisent et conduisent la politique extérieure américaniste. De ce point de vue, et une fois de plus malgré toutes les analyses et les éloquentes plaidoiries dans le sens inverse, la France représente absolument l’opinion européenne, celle qui rejette la guerre contre la terreur doctrinalement énoncée par la Maison-Blanche. (C’est ce qu’exprimait le 7 septembre le titre du Guardian à propos de l’enquête du Marshall Funds: «Bush doctrine on terror fails to convince public». Certains avancent même que ce rejet est aussi le fait de l’opinion publique américaine, comme The Independent du même jour : «US and Europe are united in rejection of ‘war on terror’».)
Par le biais de cette opposition de slogans qui, pour cette fois, acquièrent une réelle substance, tout est dit sur une rupture que rien ne saurait rattraper. Il ne s’agit pas d’une rupture des analyses, des appréciations ou des évaluations ; il ne s’agit pas d’une rupture de jugements. Il s’agit d’une rupture des psychologies. (Mais pire encore, selon nous. Il s’agit de la mise à jour, à cause de la violence de l’apparente rupture générée par la violence du sujet qui en est la cause, d’une différence de substance des psychologies s’exprimant sous l’apparence d’une rupture. Il n’y a pas rupture là où il n’y eut jamais union.)
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