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4484dd&e Volume 17, n°20 du 10 juillet 2002
Nous publions ci-après le texte de notre rubrique Analyse, de l'édition du 10 juillet de notre Lettre d'Analyse de defensa. Nous pensons que ce texte vient utilement compléter, élargir et prolonger le texte d'analyse sur Arnold Toynbee que nous avons récemment publié le 19 juin 2002.
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Nous développons l'hypothèse d'une explication générale satisfaisant en l'éclairant l'impression que nous ressentons tous, plus ou moins confusément, de façons parfois très différentes, voire opposées, de vivre une période exceptionnelle de rupture. A nouveau, nous insistons sur ce phénomène, sans précédent parce que son origine est mécanique et due à nos capacités technologiques, ce phénomène où il nous est donné de vivre ce temps de rupture et, en même temps, de nous observer en train de vivre ce temps de rupture. C'est à la fois une circonstance troublante et, pour qui réalise cette circonstance et entend l'utiliser à son profit, l'occasion d'une exceptionnelle lucidité. Nous avons les moyens, par la distance que nous pouvons prendre avec les événements, de vivre ces événements, d'être touchés par leur apparence, mais aussitôt de nous en dégager et, distance prise, de distinguer aussitôt les tendances fondamentales et nécessairement souterraines dissimulées derrière l'apparence des choses, derrière « l'écume des jours »
On voit par ailleurs (notre rubrique de defensa par exemple, et bien d'autres choses) que nous estimons nous trouver dans une période marquée par des excès extraordinaire. Le plus considérable est, selon nous, le conformisme auquel s'est accoutumé l'essentiel de la population humaine. La force de la complicité (ah, nous insistons sur ce terme) établie entre le citoyen et le mensonge virtualiste qu'on lui présente comme explication de son temps est à couper le souffle. Mais reprenons vite notre souffle. Si nous savons y faire, cette extraordinaire supercherie doit nous donner des ailes en fait d'audace dans l'examen d'hypothèses enrichissantes pour expliquer cette fabuleuse et mystérieuse confusion qu'on nous présente comme le meilleur des mondes déjà accompli. Si nous savons y faire, nous pouvons utiliser à notre profit les structures de liberté que le système se contraint lui-même à respecter, parce que de cette liberté dépendent aussi les bénéfices dont il se nourrit. (Liberté de commercer, d'être informé sur le commerce, de faire circuler l'information qui entretient impérativement le conformisme général, tout cela nécessite de laisser subsister ces structures de liberté. Internet est le plus bel exemple du phénomène, structure de liberté pour faire circuler le commerce et l'information favorable au système et qui aboutit également, et surtout, à permettre la circulation de l'information anti-système dans une mesure qui était inespérée il y a 5 ans.)
Donc, — audace et liberté, et audace fortement liée à la liberté, audace parce que liberté, voilà les antidotes dont il faut faire usage. La question que nous nous posons aujourd'hui concerne une hypothèse sur notre civilisation. Au contraire de ce qu'on en fait d'habitude (civilisation triomphante, civilisation en déclin, débat entre les deux, etc), nous avançons l'hypothèse que nous nous trouvons dans une civilisation caractérisée dans sa substance même (et non seulement par ce qu'elle produit) par l'imposture. Cette explication est nécessairement imprécise mais il n'existe pas de dérivé qualificatif du mot “imposture” (il est impossible d'en inventer un : “imposteuse” serait trop laid) qui résumerait mieux notre pensée. Alors, nous offrons simplement comme expression fabriquée l'expression “civilisation-imposture”, se rapprochant le mieux possible de ce que nous voulons dire.
L'hypothèse que nous émettons est bien que notre civilisation usurpe le terme de civilisation, et même, pire encore, qu'elle ne devrait plus être là, à sa place de civilisation triomphante. A part le fondement intellectuel qu'on peut lui trouver, cette hypothèse a-t-elle quelque cohérence historique? C'est là où nous voulons en venir, et nous développerons pour cela la substance de l'argumentation étayant notre hypothèse. C'est là où nous nous tournons vers Arnold Toynbee.
Arnold Toynbee, cet historien des civilisations, d'origine anglo-saxonne, publie en 1949-51 (versions anglaise et française) un ouvrage (La civilisation à l'épreuve) rassemblant conférences et essais, tout cela écrit ou récrit avec l'actualisation qui convient à l'époque de l'immédiat après-guerre (période 1945-47). L'intérêt de l'ouvrage est de cerner l'appréciation contemporaine de Toynbee de la position et du développement de la civilisation occidentale. A partir de là, nous élargirons notre appréciation et en viendrons à notre hypothèse.
Il y a dans ce Toynbee qui écrit en 1945-47 une convergence intéressante. D'une part il y a une vision historique extrêmement large, embrassant l'histoire des hommes et des civilisations de la façon la plus générale ; d'autre part, l'observation plus spécifique de sa période contemporaine, qui est caractérisée par l'installation par le pan-expansionnisme américaniste de son empire sur le monde. Dans l'essai intitulé L'Islam, l'Occident et l'avenir, Toynbee observe la situation contemporaine générale du point de vue des rapports de l'Islam et de l'Occident. Il y observe ce qu'il qualifie de «mouvement [...] par lequel la civilisation occidentale ne vise à rien moins qu'à l'incorporation de toute l'humanité en une grande société unique, et au contrôle de tout ce que, sur terre, sur mer et dans l'air, l'humanité peut exploiter grâce à la technique occidentale moderne ». On voit la similitude remarquable entre l'interprétation du mouvement de « la civilisation occidentale » aussitôt après la guerre de 1945, pour les années 1945-49, et l'interprétation qu'une école historique classique pourrait avancer des événements en cours aujourd'hui.
Quelques lignes après la citation ci-dessus, Toynbee poursuit : « Ainsi, la rencontre contemporaine entre l'Islam et l'Occident n'est pas seulement plus active et plus intime qu'en aucune autre période de leur contact dans le passé : elle est également remarquable du fait qu'elle ne constitue qu'un incident dans une entreprise de l'homme occidental pour “occidentaliser” le monde — entreprise qui comptera peut-être comme la plus considérable, et presque certainement comme le fait le plus intéressant de l'histoire, même pour une génération qui aura vécu les deux guerres mondiales. » Cette appréciation sonne plus triomphante qu'en d'autres occasions où Toynbee examine le même phénomène à la lumière plus générale du phénomène de l'histoire des civilisations.
Aujourd'hui, elle pourrait être reprise pour leur compte, pour interpréter nos événements contemporains, disons par les sympathisants d'une école triomphaliste, en général constituée d'historiens anglo-saxons néo-colonialistes (on y ajoutera quelques philosophes d'origine plus exotiques, tel l'excellent Premier ministre italien Silvio Berlusconi). Ces triomphalistes néo-colonialistes voient dans cette période post-9/11, au-delà des avatars de l'affrontement avec les terroristes, si l'on veut au-delà du Choc des civilisations de Huntington, quelque chose comme une phase décisive de ce qu'esquissait Toynbee il y a un gros demi-siècle.
Mais Toynbee offre d'autres points de vue moins optimistes, moins triomphants, sur la situation de notre civilisation occidentale. C'est sa position la plus intéressante et la plus enrichissante, celle où il est pleinement historien des civilisations. D'abord, il remet constamment la civilisation occidentale à sa place, dans la relativité de l'histoire des civilisations, hors du regard déformé d'un contemporain occidental dont « l'horizon historique s'est largement étendu, à la fois dans les deux dimensions de l'espace et du temps », et dont la vision historique « s'est rapidement réduite au champ étroit de ce qu'un cheval voit entre ses oeillères, ou de ce qu'un commandant de sous-marin aperçoit dans son périscope ». Ensuite, c'est l'essentiel, il aborde l'appréciation de notre civilisation du point de vue de ce qu'on pourrait nommer de l'expression néologistique de “continuité civilisationnelle”, qui pourrait résumer son appréciation du phénomènes des civilisations, sa thèse si l'on veut.
L'historien des civilisations Toynbee observe que l'histoire de l'humanité organisée, avec son partage entre ces mouvements nommés “civilisations”, se déroule au long d'une vingtaine de ces civilisations, et nous constituons effectivement la vingtième. Sa vision des rapports entre ces civilisations est du type cyclique ou s'en rapprochant, avec des rapports qu'il juge établis entre les civilisations. Par exemple, ayant rappelé les rapports entre la civilisation gréco-romaine et la civilisation chrétienne qui lui succède tout en lui rempruntant beaucoup, Toynbee écrit que dans «une douzaine d'autres cas, on peut observer la même relation entre une civilisation déclinante et une civilisation ascendante. En Extrême-Orient, par exemple, l'Empire des Ts'in et des Han joue le rôle de l'Empire romain tandis que celui de l'Église catholique est assumé par l'école Mahayana du bouddhisme. » Toynbee note aussitôt le reproche fait par la pensée occidentale, ou « juive et zoroastrienne », à cette conception cyclique. Elle réduit l'histoire à « un récit fait par un idiot et ne signifiant rien » remarque-t-il, paraphrasant Shakespeare. Au contraire, la conception judéo-zoroastrienne voit dans l'histoire « l'exécution progressive et conduite de main de maître ... d'un plan divin ... »
Faut-il trancher entre l'une et l'autre ? Toynbee tend à suggérer des compromis (« Après tout, pour qu'un véhicule avance sur la route que son conducteur a choisi, il faut qu'il soit porté par des roues qui tournent en décrivant des cercles et encore des cercles »), suggérant en cela une conception cyclique de l'histoire en spirale (chaque passage à un même point vertical se fait dans un plan horizontal supérieur). C'est finalement la thèse que nous recommande Toynbee, en acceptant l'idée d'un sens général de progrès mais qui se constituerait au travers d'expériences accumulées d'affirmations et de chutes successives de civilisations, correspondant effectivement au schéma cyclique. Notons enfin ceci qui vaut aujourd'hui, qui n'existait pas aussi fortement en 1945-47: le sentiment contemporain très fort que le sens progressiste de l'histoire (« l'exécution progressive ... d'un plan divin ») lié à notre civilisation et contredisant la théorie cyclique est une notion fortement critiquée et plus assimilée à une illusion idéaliste qu'à une loi historique.
Allons à un autre point que Toynbee met en évidence dans ces analyses, qui concerne particulièrement notre civilisation occidentale. Il parle de « ce récent et énorme accroissement du pouvoir de l'homme occidental sur la nature, — le stupéfiant progrès de son “savoir-faire technique” — et c'est justement cela qui avait donné à nos pères l'illusoire imagination d'une histoire terminée pour eux ». Cette puissance nouvelle a imposé l'unification du monde et permis à l'homme occidental de prendre sur le reste, quel qu'il soit et quelle que soit sa valeur civilisationnelle, un avantage déterminant. Cette puissance constitue un avantage mécanique fonctionnant comme un verrou et donnant l'avantage décisif dans les rapports de forces, quelque chose que les lois de la physique et autres des mêmes domaines du fonctionnement du monde interdisent de pouvoir changer.
Ce fait a bouleversé la marche cyclique par laquelle Toynbee définit les rapports des civilisations, et par laquelle il mesure la possibilité pour l'humanité de progresser au travers cette succession de civilisations. « Pourquoi la civilisation ne peut-elle continuer à avancer, tout en trébuchant, d'échec en échec, sur le chemin pénible et dégradant, mais qui n'est tout de même pas complètement celui du suicide, et qu'elle n'a cessé de suivre pendant les quelques premiers milliers d'années de son existence? La réponse se trouve dans les récentes inventions techniques de la bourgeoisie moderne occidentale. » Voilà le point fondamental de Toynbee: notre puissance technicienne, transmutée aujourd'hui en une affirmation soi-disant civilisatrice passant par la technologie, révolutionne l'évolution des civilisations et bouleverse leur succession.
On ne sait pas précisément le jugement que porte Toynbee sur ce fait. S'en réjouit-il? S'en effraie-t-il? A certaines occasions c'est l'un, à d'autres c'est l'autre. Surtout, il ne le développe pas vraiment, c'est-à-dire dans toutes ses implications. Il insiste ici et là sur la responsabilité particulière de la civilisation occidentale, ce qui est une évidence à la lumière de ce qu'il nous expose, mais il ne prononce ni diagnostic, ni jugement définitif; surtout, il passe sous silence cette possibilité d'un jugement ou d'un diagnostic. En d'autres termes, on le sent gêné ou prudent, comme s'il estimait devoir respecter quelque chose qui ressemblerait à une consigne ou simplement ne pas être en position de pouvoir spéculer trop précisément. Et lorsqu'il évoque, a contrario dirons-nous, une hypothèse défavorable à notre civilisation, il se récrie (sans avoir explicité de façon satisfaisante l'hypothèse favorable). « De plus, quand nous étudions en détail les histoires de ces civilisations défuntes ou moribondes, et quand nous les comparons entre elles, nous trouvons l'indication de quelque chose qui ressemble à une forme récurrente dans le processus de leurs dislocations, de leurs déclins, de leurs chutes. [...] Cette forme de déclin et de chute est-elle gardée en réserve pour nous, comme une sentence à laquelle aucune civilisation ne peut échapper? Dans l'opinion de l'auteur, la réponse est absolument négative. » ... Voire.
Si nous disons que nous sommes mal à l'aise avec de telles affirmations de Toynbee, c'est qu'à d'autres occasions et, disons, par des biais qui prennent le problème différemment, c'est-à-dire sans l'évoquer précisément mais en y aboutissant tout de même, sa réflexion est différente. Alors, il laisse à penser et il laisse penser que son soutien au développement de la civilisation occidentale ressemble à celui de Tocqueville pour la démocratie (Sainte Beuve : « Tocqueville m'a tout l'air de s'attacher à la démocratie comme Pascal à la Croix : en enrageant. ... pour la vérité et la plénitude de conviction cela donne à penser. »).
Autre exemple, encore. Retrouvant ses réflexions sur les rapports de l'Occident et de l'Islam, Toynbee note une succession de constatations: que l'une des plus grandes vertus de l'Islam est d'avoir écarté toutes les haines entre races (le racisme quand il est suprématisme); que « le triomphe des peuples de langue anglaise peut rétrospectivement apparaître comme une bénédiction pour l'humanité; mais, en ce qui concerne ce dangereux préjugé de race, on ne peut guère contester que ce triomphe ait été néfaste. Les nations de langue anglaise qui se sont établies outremer dans le Nouveau Monde n'ont pas, en général, fait office de “bons mélangeurs”. La plupart du temps, elles ont balayé, chassé les primitifs qui les précédaient; et là où elles ont permis à une population primitive de survivre, comme en Afrique du Sud, ou bien importé du “matériel humain” primitif, comme en Amérique du Nord. [...] En outre, là où on ne pratiquait pas l'extermination ou la ségrégation, on pratiquait l'exclusion ... [...] A cet égard, le triomphe des peuples de langue anglaise a donc soulevé pour l'humanité une “question raciale”, ce qui n'aurait guère été le cas, tout au moins sous une forme aussi aiguë, et dans une aire aussi vaste, si les Français, par exemple, au lieu des Anglais, étaient sortis victorieux de la lutte pour la possession de l'Inde et de l'Amérique du Nord au XVIIIe siècle. Au point où en sont les choses, les champions de l'intolérance raciale sont dans leur phase ascendante, et si leur attitude à l'égard de la question raciale devait prévaloir, cela pourrait finalement provoquer une catastrophe générale. »
Alors qu'ailleurs il fait l'apologie d'une civilisation technicienne et technologique dont on sait que, dès cette époque, elle est complètement anglo-saxonne, voilà que Toynbee met en garde, dans ce texte, contre le “racisme” des Anglo-Saxons qui pourrait conduire à « une catastrophe générale ». (On comprend combien cette idée pourrait être acceptée et exploitée aujourd'hui.) Cette sorte de propos nous semble justifier la réticence qu'on manifeste à propos de certains enthousiasmes de Toynbee pour sa civilisation contemporaine, qui nous semble alors plutôt du convenu (se rappeler que ces textes furent dits, sous forme de conférences, devant des auditoires anglo-saxons, que Toynbee lui-même est Anglais). Au contraire, les diverses remarques de lui qu'on rapporte ici nous paraissent susceptibles de constituer un dossier intéressant, et particulièrement intéressant aujourd'hui, s'il s'agit d'avancer une appréciation sur la situation de notre civilisation dans une époque si propice à être interprétée comme un temps de rupture.
Résumons les arguments que nous donne Toynbee :
• Son idée d'une approche en partie cyclique de l'évolution des civilisations nous paraît très intéressante. Elle implique qu'on ne peut envisager l'évolution des civilisations indépendamment les unes des autres, qu'il existe une certaine continuité de l'ordre du spirituel autant que de l'accidentel ; que toute civilisation, c'est l'essentiel, a une sorte de responsabilité par rapport à l'histoire, y compris dans son décadentisme, dans sa façon d'être décadente ...
• Sa deuxième idée concernant notre civilisation est que, la disposition d'une telle puissance technique et technologique utilisable dans tous les recoins et dans une géographie terrestre totalement maîtrisée et contrôlée impose à notre “civilisation” (les guillemets deviennent nécessaires, par prudence) une ligne de développement même si ce développement s'avère vicié et qu'elle interdit tout développement d'une civilisation alternative et/ou successible.
• Une autre idée, implicite et qui nous semble renforcée de nombreux arguments aujourd'hui, voire du simple constat de bon sens, est ce constat, justement, que l'hypertrophie technologique de notre civilisation s'est accompagnée d'une atrophie des comportements et des valeurs intellectuelles et spirituelles de civilisation, que ce soit du domaine de la pensée, de la croyance, de la culture au sens le plus large. Toynbee nous le suggère, après tout, lorsqu'il dit ce qu'il dit des Anglo-Saxons, qui mènent cette civilisation, de leur racisme qui conduit éventuellement aux pires catastrophes par opposition aux musulmans et (c'est plus notable et intéressant) par opposition aux Français.
Ainsi pouvons-nous en venir à la spéculation que nous entendions proposer à propos de notre temps de rupture et d'incertitude du sens. Nous avons déjà noté à plus d'une reprise combien il nous paraissait assez vain de faire le diagnostic des maux de notre civilisation, tant celui-ci avait été fait, et fort bien fait, dans les années de l'entre-deux-guerre, avant la polarisation idéologique de l'immédiat avant-guerre (avant 1939), c'est-à-dire dans les années entre 1919 et 1934.
Notre hypothèse serait alors double, et fondée sur cette idée de la civilisation qui bascule lorsque l'équilibre entre ses capacités techniques et ses vertus spirituelles et intellectuelles se rompt au profit d'une des deux composantes, ce déséquilibre s'accentuant à la vitesse du développement des capacités technologiques dans notre cas et démentant les espérances des esprits rationnels qui espéraient voir en même temps les esprits s'élever, et, au contraire, ces esprits s'abaissant au fur et à mesure qu'ils sont gagnés par l'ivresse de la puissance mécanique.
Il s'agit bien d'une première rupture, dont la guerre de 14-18 fut la marque la plus terrible. Cette rupture permet une perversion générale, y compris du processus de décadence. Alors que la décadence est une chute, notre puissance technique et technologique permet de dissimuler cette chute et plus encore, de la transformer en une évolution accélérée, une fuite en avant avec toutes les apparences de la puissance, protégés par cette puissance technologique qui empêche les lois naturelles de l'histoire des civilisations de jouer. A côté de cela, et comme on l'a souvent mis en évidence dans nos analyses, une architecture puissante d'information et de communication bâtie grâce au puissant apport de ces mêmes technologies où nous excellons permet d'offrir une interprétation flatteuse, rassurante, voire exaltante, de cette évolution; elle permet même, dans les cas extrêmes dont notre temps est l'exemple, d'offrir une reconstruction ordonnée et crédible de la réalité en une autre réalité (phénomène du virtualisme, devenu, selon notre appréciation, une véritable idéologie en soi).
Une seconde rupture est celle dont nous proposons le constat et l'interprétation pour notre temps précisément, celle qui survient dans notre temps historique, particulièrement précisée depuis le 11 septembre 2001. Les événements figurés par le virtualisme sont d'une telle puissance que même l'architecture d'information et de communication ne suffit plus. Ce à quoi l'on assiste aujourd'hui est à la fois à l'affirmation totale de la nécessité de l'emploi du virtualisme, et à la mise en évidence parallèle des limites de cette méthode. Ce constat est visible dans l'appel à une “guerre contre le terrorisme” perpétuelle par Washington, artifice de préservation de sa puissance, et la mise en évidence, à mesure, de l'impossibilité d'imposer cette affirmation virtualiste au reste du monde; et, par conséquent, l'éloignement de facto du reste du monde des thèses américaines et de la représentation qui en est faite.
Nous nous trouvons dans une situation inédite dans l'histoire. La valeur de notre civilisation, sa “vertu civilisationnelle” n'est plus laissée aux lois de l'histoire et à l'habituel processus historique de déclin et de décadence, mais à notre propre appréciation. Cette situation est d'autre part contestée par une partie de plus en plus importante des élites et de l'opinion au sein même de ce qui est nommé “civilisation occidentale”. D'où un débat d'une effrayante puissance et d'une vigueur incroyable, entre ceux, au sein de notre “civilisation”, qui affirment que notre civilisation avec le développement qu'elle impose à tous est plus que jamais l'avenir du monde et qu'il faut la développer sans restrictions ; et ceux qui pensent, plus ou moins confusément, que notre civilisation a trahi son contrat avec l'histoire, qu'elle a perdu son sens de la responsabilité historique à cause de l'ivresse de sa puissance, et par conséquent qui contestent de plus en plus précisément l'orientation qu'elle a prise.
Cette situation inédite remet en cause l'idée même de “civilisation occidentale”, et cela est effectivement rendu possible, paradoxalement, par la puissance de cette civilisation et son maintien usurpé comme référence du développement humain. L'idée de Toynbee d'une civilisation remplaçant l'autre, d'une chaîne de civilisation, idée finalement contredite par la puissance de la civilisation occidentale qui impose son maintien en position dominante qu'on pourrait juger comme une imposture, pourrait laisser place à l'idée d'un schisme à l'intérieur de cette civilisation. Certains pourraient objecter que c'est ce qui s'est déjà passé avec la Réforme mais il nous semble que la description que nous faisons de l'état de notre “civilisation”, qui est incontestablement fille du schisme, montre que le schisme a tourné àl'imposture. Notre civilisation étant devenue aujourd'hui, par la force de sa technique, la civilisation universelle (d'où les bruits de “la fin de l'Histoire” type Fukuyama et renvoyant au XIXe siècle), la mise en cause de cette civilisation ne peut plus venir que de l'intérieur, et du coeur même de cette civilisation. C'est pourquoi l'on devra prêter attention à deux faits : en quoi la tension des rapports entre l'Amérique et l'Europe ne porte pas sur des notions effectivement schismatiques (de l'Europe par rapport à l'Amérique) ; en quoi la retrouvaille de la nécessité de retrouver des références transcendantes chez ceux-là même qui mettent en question notre civilisation ne réconcilie pas deux pôles perçus pendant des siècles comme ennemis : le besoin de justice (tempo progressiste) et la nécessité des traditions (tempo conservateur, voire réactionnaire).
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