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18 septembre 2006 — L’offensive de l’OTAN contre les talibans (opération Medusa) se déroule de façon assez singulière, précisément dans le domaine évidemment essentiel aujourd’hui de la présentation qui en est faite et de la perception qu’on en a. D’une part, les pertes infligées aux talibans sont, par rapport aux normes de la Grande Guerre contre la Terreur (GWOT en anglo-américaniste), présentées comme extrêmement impressionnantes (plus de 500 tués chez les talibans, 517 précisément selon le chiffre officiel OTAN). D’autre part, la situation de l’OTAN est si critique que le général Jones (SACEUR, commandant en chef des forces de l’OTAN) réclame d’urgence (le 8 septembre) 2.500 hommes. Les commentaires faits à cette occasion sont pleins de perspectives catastrophiques sur l’issue de ce qui est désormais considéré comme une guerre, et notamment de perspectives catastrophiques pour la cohésion de l’OTAN.
Présentant une dépêche AP du 15 septembre, le Seattle Post-Intelligence se penche sur la question de ce décompte des pertes des talibans. Le thème de l’article concerne le scepticisme que soulèvent ces chiffres de pertes, pas tant pour le volume de ces pertes que pour l’identité des tués.
«NATO's estimate of Taliban killed this month has created skepticism and worry in Afghanistan, with local officials saying that either the militant force has grown bigger than imagined — or too many innocent Afghans are being killed. […] “If they kill that many, the Taliban must have thousands of fighters on that front,” said Mohammed Arbil, a former Northern Alliance commander. In the recent past, Taliban units have been described in terms of dozens or hundreds at most.»
Les doutes concernant les pertes des talibans ont conduit l’OTAN à réagir avec fermeté, à affirmer que son action est précise et que les “talibans” tués sont bien des talibans. La réplique est aussi vive. La polémique fait rage. «NATO says the high toll is due to its superior firepower, including fighter jets and artillery, compared to the Taliban militia's roadside bombs and assault rifles. It says it avoids civilian casualties by warning residents to evacuate. The inability of journalists to reach the area has made it virtually impossible to check the figures.
«Hundreds of families displaced from the war zone, in the Panjwayi district, are also in the dark, and don't even know if their homes are still standing. The onslaught has dispelled any doubts that NATO, which recently took over in southern Afghanistan, is willing to use overwhelming military force. But Afghans, while eager for the Taliban uprising to end, have mixed feelings.
«In the capital Kabul, there's disbelief that so many guerrillas could be killed and citizens escape unscathed. In Kandahar city, closer to the battle, there's dismay over the intensity of the fighting, and calls for peace talks. “Who are these Taliban? They are Afghans,” said Mira Jan, a displaced 42-year-old grape farmer from Panjwayi.»
Dans le même article, l’expert Andrew Krepinevich donne son appréciation sur cette polémique. Elle consiste à dire que la question des chiffres de pertes n’a pas beaucoup d’importance.
«Andrew Krepinevich, a military analyst at the Center for Strategic and Budgetary Assessments in Washington, said that given the circumstances in which the Taliban had massed in one place, the figures given by NATO were plausible and could well be an underestimation, because of the effort the Islamic militia makes to bury their dead quickly.
»He also said that given NATO's aim to create secure zones, they had little incentive to inflate the death toll.
»“I have no suspicion they are trying to widely inflate the casualty numbers. They are not trying to measure success that way anyway,” Krepinevich said in a telephone interview. “They would be trying to measure success in terms of the population feeling secure, is reconstruction proceeding, is commerce growing.”»
Cette querelle sur les pertes des talibans n’est pas indifférente, malgré l’avis de Krepinevich. Ce dernier, expert réputé à Washington, se place du strict point de vue de la raison et des communiqués officiels. La mission de l’OTAN étant de regrouper les populations, d’assurer leur sécurité, de faire renaître une “vie normale” (bien entendu démocratique, libérale et éventuellement américanisée), la question des pertes des talibans est jugée secondaire. C’est une bonne manière d’écarter le problème ou encore, selon les termes fameux d’un général américain, d’“écraser le problème”.
La réalité est toute autre. La question des pertes est très importante, — ne serait-ce que, même si cela déplaît à Krepinevich, pour la raison que nous sommes passés d’une mission de rétablissement de la paix à une mission de guerre. Dans ce cadre, effectivement, il devient important de savoir qui on tue. La phrase citée dans l’extrait ci-dessus («“Who are these Taliban? They are Afghans,” said Mira Jan, a displaced 42-year-old grape farmer from Panjwayi») résume bien le problème.
La description de l’action de l’OTAN renforce encore ce même problème. Prise au piège d’une campagne féroce, dans des conditions imprévues, l’OTAN utilise la seule chose qu’elle a: la puissance de feu. On tue donc beaucoup. Krepinevich, encore lui, va jusqu’à dire que les pertes des talibans sont encore plus importantes qu’annoncées parce que ces memes talibans enterrent leurs morts. Voici donc le spectacle que nous présentent l’expert et les communiqués de l’OTAN: une OTAN massacrant des talibans à tour de bras, les écrasant sous le feu, les talibans enterrant leurs morts sous le feu otanien avant de s’enfuir (ou de mourir eux-mêmes). L’“expert” ajouté à la communication de l’OTAN nous offre une description digne des studios de Disney. En attendant, Jones demande 2.500 hommes de plus d’urgence, — sans doute pour enterrer les talibans morts que les talibans vivants n’ont pu enterrer sous le feu de l’OTAN. Et ainsi de suite.
Bien. Quelles pourraient être les réalités? Les assurances “techniques” de l’OTAN aujourd’hui martelées sur l’identification des morts talibans (jusqu’à leurs noms, sans doute?) avaient été décrites de cette façon il y a une dizaine de jours:
«When NATO announced by the second day of the offensive that its artillery and airstrikes had killed more than 200 militants, skeptical journalists without access to the action — following a government warning that anyone straying off the main road could be shot as suspected Taliban — pressed for details: where were the bodies and how are they counted?
»“Your know what you can see through a telescope? We have those kind of capabilities all over the battle field,” said NATO spokesman Maj. Scott Lundy. “We are reliant on every soldier on the battlefield to feed up the information that they have, from what they have seen through weapons' sights and with other surveillance assets. It all gets thrown into the mix.”
»Lundy said such estimates are “imprecise,” but stressed that NATO makes every effort to make them as accurate as possible and usually goes with a conservative number. “We would be quite happy to speak about military success without going into the detail, but it's what the media want,” he said.»
Le tableau se précise donc. Pressée dans une bataille totalement imprévue, l’OTAN fait usage de toute sa puissance de feu et provoque des pertes considérables. Certainement on doit y trouver des talibans, mais d’abord, et en plus grand nombre bien entendu, des Afghans civils qui n’ont rien à voir dans cette bataille. Bien entendu, cette sorte de “victoire” a comme premier résultat de gonfler les rangs des talibans bien au-delà de toutes les pertes que leur inflige l’OTAN.
Les conditions actuelles de la guerre en Afghanistan sont les pires qu’on puisse imaginer pour les Occidentaux. Mais ce sont les conditions habituelles désormais, d’une guerre dictée par les conceptions américanistes. Le résultat ne peut aller que vers le pire du pire. Plutôt que d’être éventuellement battues ici ou là, les forces armées occidentales, intoxiquées par les perverses méthodes américanistes, sont désormais totalement incapables de remporter la moindre victoire.
Nous allons donc désormais vers une sorte de compétition: quand la situation en Afghanistan deviendra-t-elle pire que la situation en Irak? Certains jugent que c’est déjà fait.