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221619 octobre 2006 — Ce qui se passe en Irak et autour de l’Irak aujourd’hui ressemble-t-il à ce qui se passa à Suez et autour de Suez en 1956, il y a cinquante ans? C’est la question implicite que pose le texte de Martin Woollacott, publié aujourd’hui dans le Guardian. On comprend que Woollacott la pose, — question d’opportunité intellectuelle et commerciale, puisqu’il publie un livre sur le sujet ces jours prochains.
(Cet avis à la fin du texte de Woollacott : «Martin Woollacott's book ‘After Suez: Adrift in the American Century’ will be published by IB Tauris this month.»)
C’est une étrange idée de comparer l’Irak-2006 à Suez-1956, surtout lorsqu’un œil non-britannique et assez français (le nôtre) considère les deux événements. Par ailleurs, cet œil n’est pas indifférent puisque les Français eurent diablement leur part dans Suez-1956 et, des deux (France et UK), furent largement l’aile marchante du projet.
Par ailleurs (bis), l’affaire (et la comparaison pour ce cas du texte de Woollacott) nous intéresse de façon très concrète — nous, à dedefensa.org, comme nous nous en expliquons plus loin, dans notre Post Scriptum.
Voici notamment ce qu’écrit Woollacott :
«Large differences between the two projects make that too simple a conclusion. But what does link Suez and Iraq is the degree to which those who ruled Britain in 1956 and those in power in the United States in 2003 were obsessively preoccupied with ‘position’ at a time of shifting power relationships. This hazy concept too easily goes beyond national interest to demand an unnatural degree of respect and deference from others at just the moment when they are becoming less ready to offer either. The canal in 1956, just as with WMD and even terrorism in 2003, was a detail. The essence was the panicky feeling in western capitals that control was slipping and had to be re-established.
»The irrationality of western fears about Arab nationalism and Soviet influence in the 50s had its parallel in America in 2003 when the real dangers represented by Osama bin Laden and Saddam Hussein were both exaggerated and conflated. Like Suez, the intervention in Iraq was intended to bring down a hostile leader and have an exemplary effect on the whole region. Like Suez, it was intended to demonstrate a capacity to dominate and to control. And, like Suez, it has failed in that respect, even though this time the leader was toppled. The difference is that in 1956 a damaged Britain could fall back on the United States, enabling it to recover some influence and to go on to support American policies that were in most ways a continuation of its own. Obviously, there is no great kindred power waiting in the wings to pick up the pieces in 2006. The United States is not remotely as weakened as Britain was in 1956, but it is clearly ill-equipped to deal with the regional crisis it precipitated by intervening in Iraq.
»The ultimate success or failure of the American project in Iraq itself has in the process been eclipsed. That the Iraqis may eventually be able to make a new start as a society on the back of the American intervention is perhaps still possible. But as a means of demonstrating dominance, which is where Iraq closely parallels Suez, the project has already failed. American primacy in the region has not been cemented by Iraq, but undermined, just as British primacy was undermined by Suez.
»It is possible that the Iraq war and occupation will in retrospect mark the beginning of the end of the American Middle East, just as Suez marked the end of the British Middle East. Like Britain in 1956, America faces a region-wide array of movements that aim at reducing western control and influence. In this respect there is no essential difference between the more secular Arab nationalists of Eden's day, in all their varieties, and Islamists and secular nationalists today, in their equal diversity. In addition, the growing power of China and India and the residual influence of Russia — and the increasing interest of these nations and many others in the region's energy resources — give some local states more room for manoeuvre than they have had since the end of the cold war.»
«Fifty years ago this month the Mediterranean was crowded with British and French warships moving into position for an attack on Egypt…», écrit également Woollacott. La comparaison se poursuit et ne nous convainc pas complètement. Il y a une certaine similitude d’action et une certaine similitude de situation dans l’esprit anglo-saxon entre les deux événements. Rien de semblable chez les Français, dont le rôle dans l’expédition de Suez fut pourtant, à notre sens, bien plus important que celui des Britanniques, dans la décision de l’action autant que dans l’esprit que représenta cette action.
(Les Français voulaient la peau de Nasser notamment parce qu’ils croyaient que cela leur donnerait la victoire en Algérie et les débarrasserait de cet épuisant conflit en rétablissant un certain ordre qui leur conserverait l’Algérie. Ce sont les Français qui suscitèrent l’attaque israélienne de fin octobre 1956 et arrangèrent la coordination de cette action avec celle des Anglo-Français. Ce sont les Français qui décidèrent à agir des Britanniques bien hésitants et dont la souveraineté était déjà dévorée par l’alliance américaniste, à l’image d’un Anthony Eden digne et lucide mais déjà malade. [Quelle dérision, par la force de la comparaison, de faire un parallèle entre Eden et Blair. Il y a des différences du domaine de la lucidité qui sont décisives pour marquer la valeur morale respective des deux hommes.] Surtout, ce sont les Français et leur sens de la souveraineté et de l’indépendance — effectivement, même la IVème République avait le sens de l’une et l’autre — qui furent décisifs dans la décision des Anglo-Français de passer outre aux injonctions d’ailleurs implicites et ambiguës des Américains de ne pas agir. Quoi qu’on en pense, la manifestation de cette souveraineté et de cette indépendance éclaire d’un jour singulier la défaite “forcée” que fut Suez.)
On peut accepter l’idée qu’en agissant à Suez, les Anglais (directement) et les Français (indirectement) voulaient sauvegarder leur empire (en même temps que leurs intérêts dans le Canal de Suez). Leur échec fit dire qu’il s’agissait de la dernière action autonome de ces deux pays en tant que puissances mondiales. Mais c’est adopter une vision bien anglo-saxonne, bien britannique. La France et le Royaume-Uni tirèrent deux leçons complètement opposées de l’événement, qui, elles, expliquent les positions respectives des deux pays aujourd’hui :
• Les Britanniques, à l’image du nouveau Premier Harold MacMillan (le Iago de la pièce, successeur de Eden après lui avoir planté un couteau dans le dos), conclurent qu’ils ne feraient plus jamais rien qui les opposât aux Américains. L’alignement définitif se mettait en place dans une mesure dont on voit aujourd’hui les effets, — à quel degré d’indignité, de paralysie et d’impuissance, de pulvérisation d’un Etat souverain une telle “non-politique” si subtilement menée conduit.
• Les Français conclurent qu’ils verrouilleraient leur indépendance pour ne plus jamais être dans une position de devoir céder au chantage US. C’est cette conclusion qui décida du lancement de la fabrication de la bombe atomique puis nucléaire française. (Tiens, cette logique serait-elle celle des mollahs iraniens?) Cela conduisit à de Gaulle et à son entreprise de rénovation et, au-delà, à la position actuelle de la France, le seul pays européen à parler et à agir librement quand il lui prend l’inspiration de le faire, le seul pays européen à peser d’un poids réel sur la scène internationale.
Les leçons de Suez peuvent être tirées du point de vue de l’aventure coloniale européenne. C’est remâcher un passé en l’interprétant aux lumières factices du présent et en le déformant à mesure ; cela s’exprime dans la pitoyable activité de la “repentance”, cette spécialité des élites françaises qui donne aux héritiers indignes le confort de la probité morale a posteriori et de l’irresponsabilité militante, et accentue la désintégration morale du présent.
Au contraire, ces mêmes leçons peuvent être tirées du point de vue de la souveraineté nationale et de l’indépendance. C’est alors faire de l’Histoire ce qu’elle doit être — une lumière et un riche enseignement pour le présent, car c’est effectivement sur ce terrain (souveraineté, indépendance) que se déroule l’immense affrontement qui caractérise notre temps. Quant à chercher dans Suez-1956 des signes du soi-disant “conflit de civilisations” qui caractériserait aujourd’hui notre crise, libre à ceux qui s’y mettent de le faire ; ce n’est pas notre jugement car nous devons à nos lecteurs de ne pas tomber dans les pièges de la rhétorique virtualiste qui conduit les politiques des piètres puissants de notre temps.
Ce texte de Woollacott, et la publication annoncée de son livre, nous intéressent d’autant plus que nous préparons nous-mêmes une opération importante. Il s’agit de la publication de notre adaptation française d’un livre dont une part non négligeable est consacrée à Suez-1956, le Churchill’s Grand Alliance (titre de l’édition originale) de John Charmley.
Nous ferons cette publication à l’occasion du lancement d’un nouveau site qui sera le “fruit des entrailles” d’une coopération de dedefensa.org et des éditions Mols (l’éditeur de Chronique de l’ébranlement, de Philippe Grasset).
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