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20 octobre 2006 — Deux nouvelles en apparence contradictoires et en réalité complémentaires viennent d’être publiées. Elles sont bien sûr à considérer à la lumière des nouvelles alarmantes concernant l’Irak, et Bagdad précisément.
• La première vient du Washington Post, où Rumsfeld est présenté comme “le parfait bouc-émissaire” de la défaite qui se précise chaque jour davantage en Irak — et qu’il en a assez, et qu’il prépare son départ pour se reconvertir (savourez l’ironie même présente dans les destins tragiques) dans le “charity business” ou l’humanitarisme.
• La seconde est un soutien inattendu de certains généraux de la hiérarchie, qui ont publiquement fait le panégyrique du secrétaire à la défense — comme s’ils voulaient dire : “Ne partez pas, nous avons encore besoin de vous” — … comme bouc-émissaire?
C’est Sally Quinn, dans le Washington Post, qui détaille le rôle de “parfait bouc-émissaire” que tient Rumsfeld aujourd’hui, et qui conclut :
«And it's improbable that Rumsfeld can last. He may not have an exit strategy for Iraq, but, old Washington hand that he is, he undoubtedly has one for himself.
»I suspect that he has already told the president and Cheney that he will leave after the midterm elections, saying that the country needs new leadership to wind down the war. And he will resign to take a job in some sort of humanitarian venture, thereby creating the perception that he is a caring person who left of his own accord to devote the rest of his life to good works.
»Bush and Cheney, who don't want him gone, will then have to contend with the reality of the new situation: One goat must be sent off into the wilderness. Who will it be?
Quant aux généraux en place, sans doute peut-on avancer qu’ils pourraient craindre, eux aussi, de se trouver en première ligne, également comme bouc-émissaires de remplacement, si Rumsfeld s’en va. D’où, selon un rapport d’AFP, une avalanche de compliments inattendus, allant jusqu’à l’inspiration divine qu’on croyait jusqu’alors réservée à GW (mais cela ne signifie-t-il pas, après tout, que Dieu pourrait être le bouc-émissaire ultime si tout craquait à Washington ?) :
«“He leads in a way that the good Lord tells him is best for our country,” said Marine General Peter Pace, chairman of the Joint Chiefs of Staff.
»Rumsfeld is “a man whose patriotism focus, energy, drive, is exceeded by no one else I know ... quite simply, he works harder than anybody else in our building,” Pace said at a ceremony at the Southern Command (Southcom) in Miami.
»Rumsfeld has faced a storm of criticism and calls for his resignation, largely over his handling of the Iraq war. But he got a strong show of support from the military establishment at Thursday's ceremony, where Navy Admiral James Stavridis took over Southcom's command from General Bantz Craddock.
»“He comes to work everyday with a single-minded focus to make this country safe,” said Stavridis who was a senior aide to Rumsfeld before taking on the Southcom job.»
[Note Bene : au mois d’août, lors de l’affrontement entre Israël et le Hezbollah, nous avions noté ceci (notes non publiées mais qui méritent de l’être aujourd’hui à la lumière des rumeurs autour de Rumsfeld), — que nous retranscrivons fidèlement, avec quelques aménagements nécessaires mais en gardant la forme temporelle de l’époque, alors que les hypothèses allaient bon train sur l’extension du conflit à l’Iran.]
Donald Rumsfeld est-il en train de devenir un personnage tragique? Il y a bien des remarques, ces derniers jours, sur le silence du secrétaire à la défense à l’égard de l’affaire libanaise, sur les craintes qu’il éprouverait sur le sort du corps expéditionnaire US en Irak en cas de conflit avec l’Iran, etc.
On a déjà vu certaines de ces remarques. D’autres viennent les renforcer.
• Un article de RAW Story du 14 août signale un autre article (du Middle East Times) sur la position de Rumsfeld. RAW Story fait grand cas de l’appartenance de Middle East Times au révérend Moon, qui tient son rôle dans la politique intérieure US, et au fait que la publication de Middle East Times dépend de l’approbation des autorités égyptiennes.
• Cet article du Middle East Times, en date du 14 août, analyse la situation en Irak à partir de la mention de ce désaccord entre Rumsfeld et Bush : « It is an “open secret” in Washington US Defense Secretary Donald Rumsfeld “wants to extricate himself from Iraq” but President George W. Bush “remains resolute,” thus the US hangs on, a US investigative reporter has written. »
Nous intéresse surtout, dans le cas tel qu’il est abordé ici, le personnage de Rumsfeld, moins la querelle sur l’Irak. […] Il y a un passage d’une interview de Seymour Hersh avec Any Goodman, le 14 août 2006, sur Democracy Now ! qui est particulièrement intéressant. Nous le reproduisons ci-après.
AMY GOODMAN: You also talk about Elliott Abrams, and you talk about Donald Rumsfeld's role.
SEYMOUR HERSH: Well, what's interesting about Rumsfeld, because for the first time … and not everybody agreed, but people that … you know, I’m long of tooth, Amy, and I’ve been around this town a long time, and obviously, since 9/11, a lot of people talk to me. And for the first time, Rummy doesn't seem to be on board, is what I’m hearing. Actually, somebody even suggested he's getting a little bit like Robert McNamara. If you remember, McNamara, the Secretary of Defense who, under both Kennedy and Johnson, was a great advocate of the Vietnam War and its chief salesman, basically, one of its chief salesmen all during the ’60s, and by ’67, he decided it wasn't winnable and ended up being shoved out and put in the World Bank.
Rumsfeld is very concerned about the 150,000 American troops on the ground in Iraq, who are potentially in a very untenable position. There's no question Iraq’s lost. There's a lot of question about what we're doing in Afghanistan. We're sort of 0-for-2 in those two. And so, Rumsfeld was not happy about this policy, about going in in a protracted war in Southern Lebanon with Nasrallah, because, of course — I think Nasrallah is his own man. None of us really know. I think he decides what he wants to do. I don't think Syria and Iran control him the way Washington, this White House seems to believe everything comes from Iran. You know, anybody who meets Nasrallah, as I have a couple of times, he's rather formidable. In any case…
(…)
In any case, the whole point here is, Rumsfeld… to get back to Rumsfeld, there's no question that Iran has enormous influence inside Iraq, dominated now by the Shia, Shia Iran, and I think Rumsfeld’s concern, I was told, is that a protracted war against Nasrallah will only cause the Iranians, in support of Hezbollah, to start squeezing our troops in Iraq.
And we're … you know, as I say, it's an untenable position in Iraq. And nobody quite knows … this government has no idea on how to get out, just like I don't think the Israelis … you know, the same pattern you saw in Israel as you saw with this Bush White House going into Iraq: they were so sure of victory that they never looked at the downside. Actually, I quote somebody in this article in the New Yorker, a really high-level guy in one of the military services, saying, “You can't get this White House to think about the downside of anything.” And you saw that with the Israelis. They had no idea, once they got into the quagmire, of how to extract, except to add more forces and increase the death toll to themselves, too.
[Note Bene (bis) : fin de la transcription de nos notes d’août 2006.]
Politique, psychologie et destin personnel, tout cela sur le mode de la tragédie que déteste l’américanisme, se mélangent ici. A la dernière réunion des ministres de la défense des ministres de l’OTAN, en Slovénie, fin septembre 2006, le commentaire principal que nous fit une source officielle sur Rumsfeld est celui-ci, brutal mais significatif à la lumière de ce que nous observons aujourd’hui : «Ce qui est apparu à la réunion, c’est que Rumsfeld est vieux.» Transcrivons à notre estime : “Soudain, Rumsfeld porte son âge comme un fardeau” (il a dépassé les 70 ans). Le découragement psychologique, la dépression peut-être, s’installent et la réalité physique de l’homme apparaît.
Les destins personnels tragiques sont monnaie courante au Pentagone, bien qu’on évite d’en faire la publicité et encore moins d’en tirer quelque conclusion que ce soit à propos du système. James Forrestal s’est suicidé en 1949, Robert McNamara frôla l’effondrement psychologique. La machine dévore les hommes, quels que soient leurs choix personnels, quelle que soit l’estime ou la haine qu’on leur voue. Même les plus durs — Rumsfeld bien sûr — n’échappent pas à cette pression inhumaine.
Les destins personnels parsèment la tragédie majeure qui, aujourd’hui, est en train d’envelopper Washington dans la fournaise que constitue le grand heurt avec la réalité du désastre irakien. Répétons-le, l’américanisme déteste l’idée de tragédie. La tragédie est particulièrement un-american parce qu’elle est fondée sur le pessimisme (particulièrement le pessimisme nietzschéen dont les américanistes n’ont jamais saisi la grandeur élévatrice et qu’ils craignent comme leur ennemi intime puisqu’ils ont construit toute leur existence sur un optimisme forcené qui n’est que contrainte tordue de la réalité).
Il faut aussi distinguer la grandeur de l’Histoire dans ce qui se passe, — l’Histoire qui se fait sous nos yeux, en un phénomène extraordinaire dû à nos sorcelleries de communication, comme une immense tragédie en train de se faire — sous nos yeux également. Les êtres y ont leur place, et leurs psychologies bien sûr, et Rumsfeld comme un autre. Cette présence persistante et cette importance tragique de l’humain, dans un système entièrement prisonnier de la machine, constituent un espoir paradoxal dans le chaos désespérant de leur monde.