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102229 octobre 2006 — Il y a une “façon” de présenter un raisonnement qui, aujourd’hui, est employée systématiquement et nous montre la mort du lien de causalité dans la pensée occidentale — dito, rien de moins que la mort de la logique. C’est le résultat d’une “idéologisation” forcenée de la pensée, avec deux mécanismes:
• Le premier est de sacrifier la logique, fondement de la raison, sur l’autel de la vertu soi-disant contenue dans l’idéologie occidentaliste version atlantiste, succédané à peine fardé de l’américanisme.
• Le second est le mécanisme du virtualisme. Il installe dans notre esprit, grâce à une psychologie plus ou moins subvertie, une réalité artefactuelle à la place de la réalité du monde. La grossièreté de l’acte de la liquidation de la logique (point précédent) est ainsi considérablement adoucie, voire gommée complètement pour ceux qui acceptent complètement le virtualisme (les élites politiques et économiques anglo-saxonnes).
Nous sommes ici, dans l’exemple choisi, dans un cas de malaise, puisqu’il s’agit d’un cas français (un journaliste, ou intellectuel, français). Les intellectuels français font comme leurs confrères de l’idéologie atlantiste, ils liquident la logique en s’appuyant sur un virtualisme qu’ils comprennent fort mal, avec le sentiment d’un malaise grandissant (on n’est pas la patrie de Descartes et de l’intelligence universelle pour rien) ; d’où, ils font mal et appliquent les consignes de façon encore plus grossière et cela est encore plus visible.
L’exemple choisi est celui d’un article de Renaud Girard, grand reporter au service étranger du Figaro, publié le 25 octobre 2006 sous le titre «Le monde entre dans l'ère dangereuse de l'impuissance américaine».
Nous n’avons rien contre Renaud Girard, vraiment rien — au contraire, puisque nous lui trouvons la vertu de la maladresse dans sa tentative de conclure que la vertu occidentaliste et américaniste a raison contre les faits. Il se trouve que son article est simple, bien argumenté, et qu’il se termine par une conclusion complètement folle (une phrase suffit, la dernière), qui montre le processus que nous voulons définir. C’est un hommage à la lucidité rentrée de l’auteur que nous faisons ici : la grossièreté de la contradiction mesure le malaise où il se trouve de devoir conclure le contraire de tout ce que son juste raisonnement appelle. Son malaise mesure la révolte potentielle de la logique contrainte à dire le contraire de ce qu’elle induit, à conclure le contraire de ce qu’elle dit.
En gros, et même en détails, que nous dit Girard?
«Pourquoi le monde aujourd'hui semble se couvrir aussi rapidement d'inquiétants furoncles de violence politique, religieuse, ethnique ? L'une des principales raisons en est la perte par l'Amérique de son pouvoir de dissuasion. En l'absence de véritable force onusienne permanente, les États-Unis sont la seule puissance membre permanent du Conseil de sécurité à disposer d'une armée moderne crédible, capable d'être projetée rapidement sur n'importe quel point du globe. Le problème est que cette force ne fait plus aujourd'hui vraiment peur.
»Malheureusement pour l'Occident — et pour la paix dans le monde en général —, l'Amérique, en s'embourbant en Irak, a ruiné sa puissance dissuasive et, partant, son crédit politique. Ses conseils, ses exigences, ses menaces sont beaucoup moins écoutés qu'ils ne l'étaient ne serait-ce qu'il y a trois ans. […]
»L'échec américain en Irak a paradoxalement sanctuarisé le Téhéran des mollahs : ces derniers ont compris que le Congrès ne permettra pas, dans les circonstances présentes, à George W. Bush d'attaquer l'Iran. La parole américaine au Conseil de sécurité contre le programme nucléaire iranien n'a plus guère de poids parce qu'on sait qu'elle ne sera suivie d'aucun usage de la force militaire. Pire, en provoquant le triplement du prix du pétrole, les Américains ont doté le régime du président Ahmadinejad de la marge financière qu'il rêvait pour alimenter militairement ses ambitions régionales hégémoniques. Aujourd'hui, dans la banlieue sud de Beyrouth, le Hezbollah distribue à pleines poignées l'argent du pétrole iranien.
»En se lançant dans l'invasion et l'occupation de l'Irak le 20 mars 2003, les Américains sont sortis sans nécessité d'une posture dissuasive qui, pourtant, fonctionnait bien. Ne pas avoir sollicité et obtenu l'accord du Conseil de sécurité de l'ONU aggrave encore les choses : dans l'histoire des nations, les erreurs individuelles ont toujours été plus délétères que les erreurs collectives.
»La France ne saurait en aucun cas se réjouir de la destruction du pouvoir de dissuasion américain. Les États-Unis sont un allié difficile — parfois même arrogant —, mais ils sont un allié, et le seul dont nous disposions pour rendre crédibles les résolutions que nous prenons ensemble au sein du Conseil de sécurité de l'ONU.
»Le XXIe siècle s'annonçant comme un siècle de dangereuses rivalités religieuses, ethniques, politiques et économiques, la planète a besoin d'un policier mondial. Tant que l'ONU n'aura pas mis en place — comme l'y invite sa Charte — une force militaire à elle, le besoin de ce policier continuera à se faire sentir. Et aujourd'hui, que cela nous plaise ou non, il est américain.»
(Inutile de dire — mais c’est peut-être mieux en le disant — que l’affirmation selon laquelle l’Amérique doit être le gendarme du monde est d’une part une affirmation arbitraire ; d’autre part, c’est une des “valeurs” contenues par la vertu dont nous parlons, elle entre dans l’arsenal de la vertu que nous décrivons. Cela fait partie de nos “valeurs”, de notre morale, de notre logique (!). Cela, littéralement, ne se discute pas. Ainsi s’explique-t-il également que l’auteur a bien du mal à en discuter…)
Oui, écartons ce qu’il est inutile de débattre ici. Laissons de côté deux choses :
• Ce qu’il est dit implicitement et presque explicitement sur l’Amérique. Dire qu’il est malheureux pour l’Occident et pour la paix («Malheureusement pour l'Occident — et pour la paix dans le monde en général…») que l’Amérique ait perdu sa puissance est aujourd’hui un sophisme d’une affligeante pauvreté. On vous démontre le contraire en quelques phrases, notamment que l’Amérique est la source d’à peu près toutes les tensions aujourd’hui. Mais passons parce que cette sorte d’affirmation est l’épine dorsale de la vertu occidentaliste et américaniste et qu’il n’est pas dans notre intention de faire une anatomie de cette vertu. C’est un autre propos, largement documenté sur ce site.
• La référence à une “force onusienne” est du plus haut comique, avec l’affirmation implicite qu’aucune autre alternative n’est possible. Au regard de l’histoire du monde et de la variété sans fin des combinaisons qui imposèrent des paix diverses entre les guerres, on ne peut s’empêcher d’un sourire attendri devant tant de naïveté. Qui a jamais sérieusement pensé que l’ONU pouvait jouer ce rôle ? On veut dire : sérieusement ? Toutes les autres combinaisons de puissances — et il y en a beaucoup— sont possibles, — mais la “force onusienne” ? Allons donc… L’argument est du primaire classique des pro-américanistes qui ne veulent pas trop le montrer : “Bien sûr, il faudrait autre chose que la puissance US pour nous dominer, mais, voyez-vous, il n’y a rien d’autre qui soit possible (puisque la puissance onusienne n’existe pas !)”.
Passons outre.
Venons-en à l’essentiel. Le cas est vite décortiqué :
• Il y a 856 mots dans cet article pour nous démontrer que l’Amérique ne peut plus être le gendarme du monde.
• Il y a 11 mots pour conclure des 856 précédents que le gendarme du monde ne peut être qu’américain («Et aujourd'hui, que cela nous plaise ou non, il est américain.»).
Le sophisme s’énonce ainsi, dans un ordre dispersé : il faut un gendarme au monde, l’Amérique ne peut plus être ce gendarme puisque sa force est partout contestée sinon battue, donc le gendarme du monde ne peut être que l'Amérique. (Avec quelques sophismes délicieux à l’intérieur du Grand Sophisme : « …les États-Unis sont la seule puissance membre permanent du Conseil de sécurité à disposer d'une armée moderne crédible, capable d'être projetée rapidement sur n'importe quel point du globe. Le problème est que cette force ne fait plus aujourd'hui vraiment peur.» Qu’est-ce donc qu’une “armée crédible” qui “ne fait plus vraiment peur”? A quoi servent les mots si ce mot et cette expression — “crédible” et “ne plus faire peur” — sont disposés comme s’ils s’équivalaient? Est-il encore bien utile de penser?)
Cet article auquel nous nous arrêtons en est un bon exemple mais il n’est nullement un accident ni une exception. La pratique est systématique, et encore plus dans les canaux officiels. On la trouve dans des articles, dans des rapports, dans les discours, dans les talking point des ministres et Commissaires (européens et spécialistes du genre). Description des conditions apocalyptiques de la situation, perspectives effrayantes et bloquées, impossibilité de trouver des solutions dans les conditions actuelles selon les moyens dont nous disposons, constat des échecs successifs que nous subissons et dont nous faisons subir les conséquences aux autres, — et, conclusion : nous avons raison, nos valeurs et nos actes sont justes et bons, continuons dans cette voie.
Il s’agit d’un viol systématique de la logique. Le processus de la logique, cet enchaînement rationnel des faits permettant d’offrir une conclusion qui s’accorde à eux, est brisé, perverti, par l’intrusion de l’obligation de vertu. Quels que soient les faits, la conclusion est dite d’avance.
Les communistes avaient au moins l’esprit de travestir ou d’inventer les faits, ce qui sauvegardait la logique : on déroulait des faits inventés et la conclusion s’accordait au raisonnement. Nous avons inventé un cas différent. La vertu nous interdit de travestir les faits et nous oblige à une conclusion inverse à ce qu’ils nous disent. La sauvegarde, on le sait, c’est pour certains le virtualisme : un processus psychologique agissant comme un tamis consistant, non à inventer des faits (mensonge de propagande) mais à sélectionner ceux qui existent, éventuellement en les interprétant ou les forçant un peu, de façon à inventer un raisonnement qui s’accorde à la conclusion imposée. Tout cela se fait sans la moindre conscience d’être faussaire. (C’est la caractéristique du virtualisme : attaquant l’outil de la pensée — la psychologie — là où le niveau de conscience est inexistant, il offre un mécanisme inconscient de tromperie qui produira le jugement qui importe. Le mécanisme de la pensée est faussaire, pas la pensée elle-même. La conscience reste pure de tout soupçon de mensonge qu’elle pourrait s’adresser à elle-même.)
La différence pratique entre les communistes et nous est que, dans leur cas, il était plus facile de prendre conscience de la tromperie puisque la tromperie était consciente au départ. (Chez les purs, elle s’appuyait sur la conviction de la justesse du communisme à établir demain ; cela justifiait qu’on faussât la réalité d’aujourd’hui qui n’était pas communiste.) Dans notre cas, le piège est redoutable. Notre vertu n’est pas, comme chez les communistes et leurs “lendemains qui chantent”, pour demain ; elle existe aujourd’hui ; nous ne pouvons l’hypothéquer, il nous faut l’adouber dans le présent, à chaque minute, dans chaque texte. Cette idole est exigeante. Elle risque à chaque instant, et chaque instant de plus en plus à mesure que les faits sont plus exigeants du contraire que ce que nous disons, de menacer notre équilibre mental. Même le virtualisme commence à craquer sous la puissance des faits, sous la pression de la réalité.
Le viol de la logique, c’est une attaque directe contre la raison. Cela s’appelle la folie. C’est ce qui guette l’Occident.
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