Le “Trident” et l'indépendance nationale selon Blair

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Le “Trident” et l'indépendance nationale selon Blair

6 décembre 2006 — Lundi, Tony Blair a plaidé devant les Communes en faveur de l’achat d’une nouvelle génération de systèmes d’arme nucléaires. Son argument principal a surpris : ces nouveaux systèmes sont nécessaires pour garantir l’indépendance britannique des USA. Le paradoxe (ou la duplicité de Blair, selon ce qu’on en jugera) est que ces systèmes nécessaires à l’“indépendance” britannique seront sans doute eux-mêmes américains. On s’en serait douté, tant l’évidence n’est, avec Tony Blair le virtualiste, jamais loin du paradoxe.

Hier matin, The Independent annonçait la nouvelle de cette façon :

«Tony Blair has argued that Britain needs to buy a new generation of nuclear weapons because it might not be able to rely on the United States to protect it if it were attacked. The Prime Minister, who flies to Washington tomorrow to discuss an exit strategy from Iraq with George Bush, surprised MPs by suggesting Britain could not take America's support for granted as he announced the Government was backing a submarine-based “son of Trident” system.

»“Our co-operation with America is very close. But close as it is, the independent nature of the British deterrent is an additional insurance against circumstances where we are threatened but America is not,” said Mr Blair. “These circumstances are also highly unlikely but I am unwilling to say they are non-existent.”

»Critics claim the British deterrent is not independent because Trident's D5 missiles are made in America. While new submarines will almost certainly be built in Britain, the UK and America will work jointly on a new missile. Mr Blair insisted the submarines, missiles, warheads and command chain would be entirely under British control.

»The Prime Minister said it would be “unwise and dangerous” in an uncertain world for Britain to surrender its “ultimate insurance”. He said there was a new and potentially hazardous threat from countries such as North Korea and Iran which were developing nuclear weapons and that rogue states would sponsor nuclear terrorism. Although the British deterrent would not deter terrorists, he admitted, it might have an impact on governments connected to them.»

L’argument de Tony Blair est sans aucun doute logique et étrange.

• Il est logique : certes, il faut moderniser son arsenal nucléaire pour ne pas dépendre des autres (essentiellement, voire exclusivement des USA pour ce cas). C’est un argument qu’aucun gaulliste qui se respecte, qui cultive évidemment la logique de l’indépendance nationale, ne saurait repousser. C’est un argument dont on pourrait même dire qu’il renvoie sans aucun doute, d’une façon rassurante et enrichissante, à la réalité. (Nous ne parlons pas de “réalisme” mais nous nous référons à la réalité du monde. C’est à cela que Blair fait allusion, en présentant des idées telles que l’imprévisibilité des menaces contre une nation, l’imprévisibilité d’une alliance quelle qu’elle soit et fut-elle celle des USA, la nécessité d’assurer l’indépendance d’une nation.)

• Il est étrange (extraordinaire) d’arguer de l’indépendance d’une capacité nucléaire britannique à partir de systèmes d’arme américanistes. Le passé britannique à cet égard est connu et l’on se cache de moins en moins, à Londres, pour l’évoquer. Les liens de dépendance entre les USA et le Royaume-Uni au niveau du nucléaire militaire, particulièrement en ce qui concerne les missiles Trident, sont aujourd’hui ouvertement commentés après avoir été silencieusement acceptés pendant un demi-siècle. Les références ne manquent pas. Dans ce cas, l’affirmation de Tony Blair doit être considérée comme une incursion de la réalité dans une appréciation virtualiste de la situation.

De qui Blair se moque-t-il? Se moque-t-il de qui que ce soit, d’ailleurs? Voyons cela.

Le seul argument restant est celui du tabou

… En fait, Blair ne se moque de personne. Blair se trouve dans un système, il s’y trouve pris jusqu’à la gorge en quelque sorte. Ce n’est pas du système de l’allégeance aux USA dont nous parlons, mais du système du virtualisme de la pensée où évolue le Premier ministre britannique. Le système du virtualisme du Premier ministre britannique nous dit notamment que l’allégeance aux USA n’est pas l’allégeance aux USA mais un “pont” habilement bâti entre l’ouest et l’est de l’Atlantique, entre l’Amérique et le Royaume-Uni (l’Europe) à l’est duquel (côté britannique) l’indépendance bat son plein.

Blair est dans l’incapacité de sacrifier à la réalité plus que ce que les Anglo-Saxons nomment “the lip service” (une concession de forme), simplement en évoquant le cadre qu’impose cette réalité. Pour le reste, le cadre est rempli des appréciations virtualistes. De même qu’il nous dit qu’en Afghanistan l’OTAN est en train de gagner (la concession de forme à la réalité est qu’effectivement l’OTAN se trouve en Afghanistan), de même nous dit-il qu’il a besoin de missiles américanistes à têtes nucléaires pour assurer l’indépendance du Royaume-Uni en tant que puissance nucléaire, — notamment et surtout, l’indépendance par rapport aux USA dont vous savez bien, tous, messieurs les parlementaires britanniques, qu’il faut bien prendre garde à préserver son indépendance vis-à-vis d’eux. (La concession de forme à la réalité est bien qu’il s’agit de missiles à têtes nucléaires, les Trident en l’occurrence.)

Le discours et ses arguments vaudraient à peine mention s’ils n’étaient révélateurs d’un climat et des nécessités de ce climat. Ce climat autant que les nécessités de ce climat renvoient sans aucun doute à la réalité; leur rassemblement et leur confrontation nous en disent singulièrement long sur l’état d’esprit au Royaume-Uni aujourd’hui, — dans la réalité derrière le virtualisme lorsque ce virtualisme, sous la pression de la réalité à laquelle il prétend se substituer, ne parvient plus à être autre chose que l’apparence qui tente de sauver la face et rien d’autre.

Les deux points que nous voulons mettre en évidence dans le discours de Blair, en nous appuyant sur ces considérations que nous venons d’énoncer, sont les suivants :

• Dans son discours sur le renouvellement de la puissance nucléaire nationale aujourd’hui, le Premier ministre a besoin de s’appuyer comme argument principal sur la notion d’indépendance nationale. C’est une puissante référence à la réalité, car il n’y a pas aujourd’hui de notion plus puissante (et, aussi de notion plus difficile à satisfaire, ceci va avec cela) que celle d’“indépendance nationale” renvoyant à la notion fondamentale de souveraineté nationale. Il n’y a jamais eu, exprimée aussi fortement, dans un discours d’un dirigeant britannique sur la dissuasion nucléaire, cette référence centrale de l’indépendance nationale et de la souveraineté nationale.

• Cette nécessité d’indépendance nationale et de souveraineté nationale est principalement appuyée sur la référence des USA. Cette logique inévitable implique qu’aujourd’hui, pour le Royaume-Uni, indépendance nationale et souveraineté nationale se définissent par rapport aux USA; la logique poursuivie nous conduit à observer que indépendance et souveraineté se définissent, pour les Britanniques, par antagonisme avec les USA, — dito, par rapport antagoniste aux liens du Royaume-Uni avec les USA. Au terme et en conclusion logique, l’indépendance et la souveraineté britanniques ne peuvent être affirmées qu’en rompant les liens avec les USA. Tony Blair n’a évidemment pas dit cela mais il a présenté une logique pour soutenir son argumentation virtualiste dont le terme est bien la rupture des liens de vassalité avec les USA. Cette conclusion horrible (pour un Tony Blair) est toute entière contenue dans la logique de sa plaidoirie. La virtualisme montre ici ses limites : poussé à son terme, il débouche sur une grandiose description de la situation de vassalité du Royaume-Uni, et sur la nécessité de rompre cette vassalité si l’on veut répondre aux nécessités de l’indépendance et de la souveraineté.

Ce discours sur la nécessité de la modernisation de la force nucléaire britannique ne peut effectivement utiliser que la logique fondamentale qui est utilisée (celle de l’indépendance et de la souveraineté). Aucun autre argument, notamment un argument conjoncturel de situation comme une menace éventuelle, n’est possible parce qu’il n’existe effectivement aucune menace suffisante pour fournir un argument satisfaisant. Il en est à peu près de même pour tous les domaines stratégiques au Royaume-Uni aujourd’hui. (D’où, notamment, le fait que la querelle avec les USA sur les transferts de technologies dans le cas du JSF aboutit à l’argument de l’“indépendance opérationnelle”, ou “souveraineté appropriée” [“appropriate sovereignty”] qui met en cause la vassalité britannique vis-à-vis des USA.)

Par conséquent, on est conduit à observer que le discours de Blair est, involontairement, dit par un maître du virtualisme pris au piège de la réalité, une illustration convaincante du malaise existant au Royaume-Uni aujourd’hui. Ce malaise est la conséquence d’une situation de rupture de la logique par rapport aux réalités du monde. L’alliance américaniste (la vassalité) des Britanniques n’est plus aujourd’hui qu’un tabou parce que, à part cette condition de tabou, rien ne la protégerait plus d’une critique qui en pulvériserait instantanément la justification. Toute appréciation logique de cette alliance fondée sur les réalités conjoncturelles et surtout structurelles (nécessité d’indépendance et de souveraineté nationales) fournit effectivement aussitôt les arguments qui en pulvérise tout aussi rapidement les fondements.

La seule façon aujourd’hui de justifier l’alliance américaniste du Royaume-Uni, la vassalité du Royaume-Uni par rapport aux USA, est de n’en pas parler. C’est la définition même d’un tabou. Malheureusement, il existe des exigences de la réalité (le renouvellement du Trident, le JSF) qui obligent à en parler. Le malaise britannique s’explique et se comprend.