La “démonisation” de l'Amérique

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La “démonisation” de l'Amérique


21 août 2002 — C'est du super-“Blowback”... L'argument archétypique de l'agressivité américaine, — la “démonisation” de l'ennemi, de l'adversaire, du suspect, du dissident des causes américaines, — est en train d'être retourné contre l'Amérique. Dans l'inconscient (universel ?) forgé par la communication des images symboliques, l'image de l'Amérique est en train de basculer par rapport à ce qu'elle fut depuis 1945. C'est un événement considérable, une perte de la légitimité de l'influence de l'Amérique, par conséquent de son hégémonie morale et psychologique.

On relève ici, comme un constat très significatif, l'article paru ce matin dans l'International Herald Tribune, du sociologue américain Jeffrey Goldfarb, professeur de sociologie à New School University de New York. Significatif, parce que Goldfarb est un intellectuel américain classique, croyant dans son gouvernement et dans la cause de l'Amérique, le contraire d'un dissident, mais avec assez de contacts avec la réalité pour commencer à en accepter un certain enseignement (même si les recommandations politiques qu'il en tire sont hautement discutables). Son verdict, venu de mois d'enseignement et d'enquête en Afrique et en Europe de l'est, est radical : la jeunesse de ces régions identifie désormais l'Amérique à l'ennemi de tout ce qui est progrès et évolution humaniste. Ce sentiment est également répandu désormais en Europe de l'Ouest, en Amérique latine, et ailleurs. C'est, littéralement un sentiment qui est en train d'acquérir une certaine universalité.


« What I observed in January in Africa and just a few weeks ago in Central Europe among young opinion leaders from around the world has been alarming. Anti-Americanism is not just a hysterical judgment popular on the political fringe. It has become a principle of some committed democrats.

» In January we started with reflections on the Sept. 11 attacks. I was shocked by the class discussion. With the exception of one young professor from Nigeria, all the students were focused not on confronting Al Qaeda but on the American war on terrorism. It seemed that the participants could not imagine that the Americans were victims. They could only understand America's power and condemn its excesses. Whereas I understood the American operation in Afghanistan to be fundamentally a liberation, my South African co-teacher and our students understood it as superpower bullying. Whereas I wanted to understand the mind-set of those who would kill thousands of innocents, including one of my dearest friends, in a suicide bombing, they could see only the horrors of collateral damage of the war on terrorism.

» In Krakow I waited until the end of the seminar to open discussion of Sept. 11 and its aftermath. Before Sept. 11, anti-Americanism in Europe was a mild affair and a key part of the love-hate relationship between the French and the Americans. After the September attacks and with the war on terrorism in full swing, it could not be more serious. »


Un autre signe de cette réaction extérieure se trouve dans certains commentaires faits après les chutes de pluie et les inondations catastrophiques en Europe centrale. Cette réaction a été résumée par le titre et l'article publiés le 15 août dans le Washington Time: « America Did It ». Les premières lignes de l'article résument le sentiment. Il s'agit d'une extraordinaire assimilation d'événements a priori naturels mais désormais identifiés aux effets des activités humaines, c'est-à-dire des activités engendrées par le système économique développé et imposé par l'Amérique :


« Leftist politicians and environmentalists sought yesterday to link Europe's worst floods in decades to U.S. reluctance to endorse the Continent's approach to fighting global warming. The target of their efforts was the Bush administration's decision not to support the Kyoto protocol. »


Ce qui est en marche est une révolution psychologique, ce passage de la “fascination de l'Amérique” (avec la formidable légitimité d'influence qui va avec, même s'il s'agit d'une légitimité usurpée) à la “démonisation de l'Amérique” qui va révolutionner les relations internationales. Le délai de ce changement se trouvera dans le temps, pour les élites dirigeantes, de l'incuber et de l'accepter. Si l'on considère leur faiblesse intellectuelle, cela pourrait ne pas être trop long (voir la prise de position contre la guerre en Irak de Schröder, résultat direct d'un dirigeant politique en mauvaise posture électorale et bon lecteur des sondages).

Même si on la comprend, même si on peut avec beaucoup d'arguments la juger justifiée, cette évolution n'est pas pour autant rassurante. Si la “fascination de l'Amérique” est un état psychologique inacceptable, la “démonisation de l'Amérique” n'est pas mieux. Elle fait toujours dépendre les relations internationales de pulsions psychologiques totalement irrationnelles.

Il nous apparaît évident que rien de constructif et de raisonnable ne pourra être mis en place au niveau des relations internationales tant que subsiste en l'état le système washingtonien, le “système de l'américanisme” qui est le moteur central de l'évolution actuelle et qui, en pleine décadence mais avec la disposition d'une puissance considérable, est à la merci du premier groupe économique ou idéologique décidé et capable d'en faire son instrument (cas actuel des neo-conservatives). La seule issue acceptable est une issue intérieure, — un changement, voire un bouleversement intérieur. Celui-ci ne serait certainement pas “révolutionnaire” au sens classique, européen du terme, tant cette méthode est complètement étrangère aux moeurs américaines ; il pourrait survenir par l'une ou l'autre voie classique des mécanismes habituels du système. Nous ne cachons pas, comme on le relève souvent dans nos colonnes, que nous suivons avec intérêt l'évolution du “sleeping giant” de l'Amérique (c'est-à-dire la communauté hispano-américaine en tant qu'entité électorale homogène potentielle).