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234229 décembre 2006 — Cette crise-là est inexorable parce qu’elle est en train d’entrer dans notre psychologie en même temps qu’on s’interroge sur le fait de savoir si elle ne commence pas à frapper le monde. La “crise climatique”, ou crise du réchauffement climatique (global warming), présente des particularités très remarquables en même temps que des caractères fondamentaux potentiels évidemment apocalyptiques. Il s’agit évidemment de la plus grave et de la plus terrible des “crises de survivance”, ou “crises systémiques”, qui nous menacent.
Nous nous référons ici à un texte d’Anatol Lieven. L’auteur est présenté comme «a senior research fellow at the New America Foundation in Washington and the author, with John Hulsman, of “Ethical Realism: A Vision for America's Role in the World.”» Nous avons déjà cité Lieven, le 31 janvier 2006 et le 8 septembre 2006. Il s’agit d’un expert reconnu, qui publie régulièrement dans la presse MSM la plus respectable (Financial Times, International Herald Tribune). Même si sa position est critique de la politique actuelle, elle ne peut être tenue pour marginale.
L’article d’Anatol Lieven, paru dans l’International Herald Tribune du 28 décembre présente un grand intérêt dans la mesure où il lie directement les fondements de notre système à cette crise. De la formule vague qu’on emploie en général avec une pudeur bien compréhensible quoique assez méprisable (le réchauffement climatique “du aux activités humaines”), il passe à l’exposition crue du rapport de cause à effet entre ce système-là, — «Western free-market democracy, and its American form in particular» — et cette crise-là perçue dans sa dimension la plus catastrophique. Poursuivant cette logique, il expose le cas d’une façon intellectuelle dépouillée et indubitable : que vaut ce système si ce système a la capacité potentielle de détruire le cadre de notre vie? Puis, allant un pas plus loin, selon la même logique hypothétique absolument acceptable : ce système n’est-il pas inexorablement lié à cette issue catastrophique?
«For market economies, and the Western model of democracy with which they have been associated, the existential challenge for the foreseeable future will be global warming. Other threats like terrorism may well be damaging, but no other conceivable threat or combination of threats can possibly destroy our entire system. As the recent British official commission chaired by Sir Nicholas Stern correctly stated, climate change “is the greatest and widest-ranging market failure ever seen.”
»The question now facing us is whether global capitalism and Western democracy can follow the Stern report's recommendations, and make the limited economic adjustments necessary to keep global warming within bounds that will allow us to preserve our system in a recognizable form; or whether our system is so dependent on unlimited consumption that it is by its nature incapable of demanding even small sacrifices from its present elites and populations.
»If the latter proves the case, and the world suffers radically destructive climate change, then we must recognize that everything that the West now stands for will be rejected by future generations. The entire democratic capitalist system will be seen to have failed utterly as a model for humanity and as a custodian of essential human interests.»
S’appuyant également sur le rapport Stern, Lieven évoque la réduction annuelle de 20% du PNB mondial qu’entraînera, — selon des estimations modérées — les conséquences de la crise climatique si aucune mesure sérieuse n’est prise quasi immédiatement. Comme on le sait, il s’agit du chiffre qui affecta l’économie mondiale dans les années de la Grande Dépression. L’intérêt de la remarque de Lieven est qu’il va à l’enseignement politique de cette perspective — la mise en cause assurée du système démocratique en plus du système de libre-échange qui va avec. «Even the relatively conservative predictions offered by the Stern report, of a drop in annual global gross domestic product of up to 20 percent by the end of this century, imply a crisis on the scale of the Great Depression of the 1930s; and as we know, the effects of that depression were not restricted to economics. In much of Europe, as well as Latin America and Japan, democracies collapsed and were replaced by authoritarian regimes.»
Il existe une différence de taille avec la référence de la Grande Dépression. La “crise” économique n’est pas une crise de l’économie per se mais une conséquence économique d’un processus “naturel” causé par l’activité économique humaine, et toute tentative de restaurer cette activité économique pour mettre fin à la crise se heurte à la conséquence fatale que cette restauration aggraverait le processus “naturel”. Il s’agit du cercle vicieux parfait.
«If this comes to pass, what will our descendants make of a political and media culture that devotes little attention to this threat when compared with sports, consumer goods, leisure and a threat from terrorism that is puny by comparison? Will they remember us as great paragons of human progress and freedom? They are more likely to spit on our graves.
»Underlying Western free-market democracy, and its American form in particular, is the belief that this system is of permanent value to mankind: a “New Order of the Ages,” as the motto on the U.S. Great Seal has it. It is not supposed to serve only the short-term and selfish interests of existing Western populations. If our system is indeed no more than that, then it will pass from history even more utterly than Confucian China — and will deserve to do so.»
L’intérêt du texte de Lieven est d’abord psychologique. Son hypothèse est radicale. Il s’appuie sur les réalités courantes et ne s’attarde pas aux hypothèses optimistes habituelles, notamment le développement d’un puissant plan technologique pouvant transformer les effets de nos activités dans le sens du blocage de l’extension de la crise par des effets radicaux sur les émissions polluantes. Même si cette possibilité existe, rien dans l’état de notre psychologie actuelle, rien dans l’orientation de nos politiques ne montre qu’on se dirige vers un début de processus menant à une décision dans ce sens, — sans parler de sa réalisation. Peut-être la chose commencera-t-elle à changer avec l’arrivée de de nouveaux dirigeants (d’abord Gordon Brown au Royaume-Uni) mais cela n’est pas assuré. Le désordre politique du monde actuel, les constantes interférences de la communication, des groupes de pression, des intérêts contradictoires et concurrents de toutes sortes et à tous les niveaux, constituent autant de raisons de se montrer sceptiques à cet égard.
En attendant de savoir ce qu’il en sera de ces spéculations, le texte de Lieven renforce notre conviction de la pénétration de perceptions fondamentales dans notre psychologie, accélérées ces derniers mois, depuis le “rapport Stern”. On ne dira jamais assez l’importance de ce texte pour crédibiliser psychologiquement l’hypothèse de la crise climatique. L’intervention d’un membre de l’establishment financier internationale et anglo-saxon (Stern) a crevé la barrière la plus solide contre l’acceptation de l’hypothèse de la crise climatique, bien plus solide que toutes les censures du monde : le conformisme terroriste de l’esprit moderniste. Lieven avait montré à plusieurs reprises une tendance à considérer cette hypothèse comme essentielle mais il est maintenant “autorisé” par la censure de notre conformisme à publier des textes comme celui que nous citons ici. (Nous parlons bien sûr de la pénétration de la psychologie de la perception du danger, de la menace ; cela n’implique nullement qu’on débouchera sur une psychologie d’organisation d’une action contre cette crise. Le premier cas psychologique est assuré, le second est hautement spéculatif, voire simplement hypothétique.)
Cette évolution est révolutionnaire car maintenant les digues sont ouvertes pour l’invasion de notre psychologie par la possibilité, sinon la probabilité pressante de la crise. Cette invasion est promise à gagner tous les grands moyens de diffusion, avec un temps de retard puisque leur conformisme se double d’une lâcheté largement confirmée ; mais l’invasion est inéluctable. Se demander si un tel développement est un bien est une obscénité intellectuelle ; c’est une nécessité, où le choix n’a pas sa place.
Les bouleversements des conceptions politiques et philosophiques vont prendre corps à partir de cet énorme fait psychologique nouveau, — qui devrait être plutôt qualifié de “révolution”. Nous allons devoir désormais “penser” la crise alors que nous n’avons fait jusqu’ici que polémiquer sur sa possibilité. Les différents scénarios (intensités catastrophiques diverses de la crise) n’ont qu’une importance secondaire. Ce que le texte de Lieven nous fait entrevoir n’est pas un débat désormais dépassé sur la crise climatique mais un débat sur la validité de notre système ; l’hypothèse qui va être désormais débattue est celle de l’impasse tragique de la civilisation occidentale, — et nous sommes loin, très loin au-delà des débats sur le libre-échange, sur le protectionnisme, sur la globalisation. C’est la logique et le bien-fondé de la modernité occidentale dont les racines remontent directement à la Renaissance et à l’explosion scientifique qui a suivi qui sont désormais en débat. C’est le caractère même du développement scientifique de notre civilisation qui est en cause. Là aussi, il n’y a pas de choix.
A cette lumière terrible, il est utile d’ajouter que toutes les grandes causes qui agitent nos belles consciences et taraudent la vertu de nos élites politiques apparaissent pour ce qu’elles seont, — dérisoires et ridicules, malgré l’énormité du battage faites autour d’elles, et l’énormité des sommes dépensées pour organiser ce battage. Lieven ne nous l’envoie pas dire : «At that point, not only will today's obsessive concern with terrorism appear insignificant, but all the democratizing efforts of Western states, and of private individuals and bodies like George Soros and his Open Society Institute, will be rendered completely meaningless. So, of course, will every effort directed today toward the reduction of poverty and disease.»
A la radicalité des promoteurs d’une civilisation en complet désarroi répond désormais la radicalité des critiques de ces promoteurs et des critiques de cette civilisation. Plus que jamais, les “anti-modernes” se dressent contre la modernité devenue folle.
(Pour compléter ce texte, voir aussi notre “Bloc Notes” de ce jour sur le sujet.)
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