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85011 janvier 2007 — Nous avouons avoir hésité. Fallait-il dire quelques mots du discours de GW Bush ? Ne serait-ce pas lui faire bien de l’honneur, pour des décisions déjà connues, pesées, appréciées, pour une direction dont on connaît l’imposture et l’impuissance ? Parler de son discours, ne serait-ce pas accepter son langage et, par conséquent, sa tromperie ?
Parler de “nouvelle stratégie” comme ce président l’a fait hier soir, c’est accepter la dialectique virtualiste obscène de cette direction américaniste ; c’est accepter sa démarche naturelle de désinformation ; c’est présenter implicitement l’idée grotesque qu’il y a une conception pensée dans tous ces actes, que ces actes ont par conséquent la légitimité de la raison et de la mesure, que ces vertus sont par conséquent celles de la direction américaniste ; c’est finalement accepter, par l’entraînement du langage et de la révérence pour la puissance installée, l’idée que la présence des USA en Irak est absolument légitime. Le silence pouvait être la meilleure réponse à cette imposture que représente la politique US et cette infamie que représente le soutien implicite, comme on s’en lave les mains, dont elle dispose en Europe.
(En attendant, pour une appréciation violemment critique du discours, on peut lire le texte de WSWS.org sur le sujet. Il met en évidence d’une façon lumineuse les aspects absolument orwelliens de la pensée de ces gens. « Bush made several references to the likelihood of greater American and Iraqi casualties as a result of this military escalation. He used truly Orwellian language to present plans for a colossal bloodbath as a program for “reducing the violence in Baghdad.”»)
Mais non, finalement, il y a des choses à dire. L’homme qui fait fonction de président, cet incroyable artefact du système, n’a pu s’empêcher de dire certaines choses. Il n’a pas eu l’audace extrême de simplement ressasser le vide de la pensée stratégique de la situation américaniste en Irak. Les choses qu’il a dites nous en disent beaucoup par ce qu’elles suggèrent des appréciations réelles de l’administration GW ; les choses dites sont pleines de “non-dits” qui se révèlent intéressants.
Somme toute, discours intéressant. Nous proposons trois remarques à cet égard, qui permettront de soutenir notre appréciation générale.
• La phase actuelle termine une période de vaste pression interne au système pour tenter d’amorcer un tournant décisif qui aurait permis aux USA d’être quittes de cet engagement fou en Irak. Ce fut le Irak Study Group de Baker, qui devait procurer sa “feuille de route” à GW, démarche ponctuée par les résultats des élections du 7 novembre. Inutile de préciser, parce qu’on l’a déjà dit, que la démarche de Baker se solde par un échec complet.
Nous sommes vraiment en plein univers orwellien : alors que Baker recommandait notamment de parler avec les Syriens et les Iraniens pour avoir une aide pour stabiliser la situation en Irak, le résultat est une menace directe lancée contre ces deux pays par GW. Selon AP, repris par l’International Herald Tribune : «Bush said Iran and Syria “are allowing terrorists and insurgents to use their territory to move in and out of Iraq.” … “We will disrupt the attacks on our forces,” Bush said. “We will interrupt the flow of support from Iran and Syria.”»
• Il y a, pour la première fois d’une façon aussi insistante, un appel aux “pays alliés” voisins appuyé sur l’argument finalement extrêmement significatif du climat réel ressenti par la direction américaniste, — cette fois GW et Congrès mêlés, — de la possible défaite (souligné par nous en gras) des USA en Irak : «Countries like Saudi Arabia, Egypt, Jordan, and the Gulf States need to understand that an American defeat in Iraq would create a new sanctuary for extremists — and a strategic threat to their survival.» Cet aveu implicite, au plus haut niveau, que les USA risquent une défaite indique une évolution psychologique fondamentale. Il faut la signaler avec insistance, comme un fait d'une grande importance. La défaite n'est plus “unthinkable”.
• Tout cela, — cette annonce d’une bataille suprême, cet appel à la mobilisation générale, etc, — est couronné par la décision d’envoyer 21.500 hommes de plus en Irak. (Le détail du chiffre est charmant, pour une décision qui affecte un contingent dont le volume est effectivement “d’une vingtaine de milliers d’hommes” ; on aurait préféré “21.533 hommes”, cela aurait fait encore plus vrai. On comprend, à ces détails burlesquement bureaucratiques, combien la chose est prise au sérieux et calculée à l’individu près.) Le contraste presque absurde entre le tableau stratégique général, pas loin d’être apocalyptique et d’engager le sort du monde civilisé, fixé dans un cadre qui évoque une guerre mondiale, et la faiblesse presque grotesque des “renforts” envoyés en Irak est très stupéfiant. On comprend deux choses : ces gens, non seulement n’ont plus de rapports avec la réalité, mais en plus ils n’ont plus aucun intérêt pour elle. On comprend également, deuxième remarque annexe mais nullement accessoire, combien la puissance américaniste est aujourd’hui à genoux, elle qui peine à trouver plus de 21.500 (21.533?) hommes à envoyer en Irak.
Il faut s’attacher à la lecture psychologique de ce discours, déjà esquissée avec la mention des “non-dits”. Le premier résultat du discours est d’élargir considérablement le champ de la bataille. Ce n’est plus l’Irak seul, mais toute la région qui est impliquée. Il y a là une nouveauté complète, par rapport à la description stratégique et opérationnelle de la bataille qui fut faite jusqu’ici. (Nous ne parlons pas de la dimension idéologique. L’Irak a toujours été placé dans un contexte beaucoup plus large que lui-même, conformément aux conceptions américanistes et néo-conservatrices. Par contre, d’un point de vue stratégique, qui est une retrouvaille avec la réalité, cette démarche est inédite.)
Cette implication se fait dans un cadre d’urgence et de mobilisation, qui crie de tous les côtés, — là aussi en mode “non-dit” mais suffisamment audible pour qu’on ne s’y trompe pas : “ça va mal, ça va très, très mal”. L’évocation de la possible défaite US (voir plus haut) couronne le tout. Paradoxalement, — et signe que la psychologie progresse, — GW a été obligé, pour justifier sa thèse, sa décision de “renforcement” et son bras d’honneur à l’establishment (Baker), de reconnaître ce que tout le monde proclame depuis quelques mois, y compris au sein de la commission Baker : la situation est très, très grave en Irak.
De là, on passe au stade de l’incantation. Face à cette situation très grave, le “renforcement” (21.500 ou 21.533) apparaît ridicule. Alors, on trouve un catalogue d’incantations portant sur l’appel à tous, au gouvernement irakien, aux “amis” d’alentour (Arabie, Egypte, Jordanie), à une meilleure efficacité de choses déjà tentées (boucler les frontières), à la dénonciation menaçante d’incursions hautement discutables (les Britanniques ont déjà dit à plusieurs reprises que l’aide de l’Iran aux chiites irakiens jouait un rôle négligeable dans la situation de résistance et de guerre civile), au mythe habituel de forces US qui seraient empêchées de donner toute leur efficacité (?), et ainsi de suite.
Il s’agit d’un portrait pathétique de la situation. Le comble est que ce portrait involontaire, qui exprime sans doute la panique inconsciente où se trouvent les dirigeants US, rejoint en vérité la situation réelle. Les besoins de l’argument virtualiste autant que les tourments psychologiques conduisent d’une façon assez remarquable au rétablissement de la réalité…
Face à cela, GW, esprit simple qui a totalement écarté l’option de plier devant cette réalité qu’il décrit inconsciemment, ne trouve que l’habituelle formule de la vanité blessée : la fuite en avant. Le renforcement US qui est décidé comprend donc, à côté des 21.500 hommes, un nouveau groupe de porte-avions dans le Golfe. Cela fait penser à l’Iran bien plus qu’à l’Irak. Là aussi, l’élargissement du paysage stratégique est évident. Tout se passe comme si l’évolution psychologique conduisait de plus en plus à se mettre soi-même dans une position telle que la seule solution possible devient une attaque contre l’Iran. On crée soi-même les conditions qui feront dire plus tard (mais éventuellement assez vite), notamment si la situation ne se rétablit pas en Irak : “Voyez, je ne peux rien faire d’autre qu’attaquer ceux qui sont, manifestement, le diabolus ex machina de cette malheureuse affaire”.
Cela ne signifie pas nécessairement que l’attaque contre l’Iran aura lieu, ni, encore moins, qu’elle sera victorieuse. Cela signifie qu’un pas de plus a été franchi pour lier la situation irakienne aux situations extérieures, essentiellement les situations saoudienne et iranienne ; concernant l’Iran, cela présente un risque car l’on passe subrepticement de l’argument de l’Iran future puissance nucléaire à celui de l’Iran intervenant dans les affaires irakiennes, — et là, l’argument est beaucoup moins péremptoire pour justifier une attaque. Pour le reste, les contradictions sont désormais suffisamment nombreuses et criantes pour qu’on doive se garder d’émettre la moindre prospective sérieuse. (Parmi les contradictions : s’appuyer sur le gouvernement irakien en menaçant l’Iran alors que les deux sont très proches.)
On verra enfin, dans cette évolution marquée par le discours de GW, une marque profonde de la pathologie qui affecte la psychologie américaniste. Dans cette fuite en avant qui s’appuie sur une puissance de plus en plus gravement blessée, et d’ailleurs à cause de cette blessure, un psychiatre trouverait aussi bien une fascination mortelle et morbide pour ce que l’esprit américaniste a toujours repoussé : la perspective de la défaite. Peut-être est-ce un dernier avatar de la révolte du fils (Bush-Junior, 43ème président, contre Bush-Senior, 41ème président), après celui que fut le rejet des conseils pressants du meilleur ami du père (James Baker).
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