Iran : Chirac a-t-il changé la donne?

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Iran : Chirac a-t-il changé la donne?

5 février 2007 — Pour avoir les réactions de fond sur la “performance” de Chirac, tenons nous-en aux Anglo-Saxons, qui connaissent la musique.

• L’article du Financial Times du 2 février est un classique “pour rappel”. C’est l’habituel monument d’hypocrisie pateline, tenant pour acquise la responsabilité de la nature des choses dans ce qui est implicitement constaté comme une “sottise” monumentale, qui est l’affirmation chiraquienne qu’“on peut bien vivre avec un Iran nucléaire”, laquelle affirmation n’est d’ailleurs absolument pas pesée ni débattue. C’est de la belle ouvrage : le propos est à mettre au compte de son mauvais état de santé et de son âge, ce qui suppose qu’il est absurde ; alors on discute de son mauvais état de santé et de son âge, ce qui évite d’avoir à démontrer l’absurdité du propos.

De ce fait, certains passages sont surprenants. Un exemple est celui où Hubert Védrines est cité, et la présentation laisse ouvert le choix de savoir si Chirac a cédé à un dérangement mental ou au besoin (accidentel ?) de dire la vérité. Comme nous avons le choix entre l’une et l’autre explication pour la même démarche, il vient très vite à l’esprit que dire la vérité est aujourd’hui l’équivalent du dérangement mental. Voici le passage : «Yet most experts said Mr Chirac’s gaffe sounded less like a mental aberration and more like an unguarded moment of honesty. “Jacques Chirac said what many experts in the world are saying, even in the US,” said Hubert Védrine, former Socialist foreign minister.»

Bref, l’article dans la grande tradition de la prestigieuse presse anglo-saxonne, n’a qu’un seul but : démolir un homme dès lors qu’il est président français. C’est de bonne guerre mais cela nous en dit long sur ce canard de référence, plus que jamais “canard”. On ajoutera ce qu’il faut au jugement en précisant que certaines appréciations dans l’article renvoient à une inspiration, — ou disons une collaboration de l’équipe sarkozyste à Paris.

• La même intervention de Védrines est reprise par un article publié par l’International Herald Tribune, le 3 février, qui présente des avis d’experts divers :

«“Jacques Chirac said things that many experts are saying around the world, even in the United States; that is to say, that a country that possesses the bomb does not use it and automatically enters the system of deterrence and doesn't take absurd risks,” Hubert Vedrine, the French foreign minister from 1997 to 2002, said Friday on LCI television.

(…)

» “There is a growing realization that the international community is failing to stop Iran from acquiring a uranium enrichment capability,” said Mark Fitzpatrick, a senior fellow at the International Institute for Strategic Studies. “The U.S. government wouldn't accept it, but it's becoming a fait accompli. Can the next step — a nuclear weapon — be prevented? Chirac skipped over that question and cut to the chase in saying that, ‘We can live with a nuclear- armed Iran.’”»

D’une façon générale, cet article est très laudateur pour le président français. Il ne cherche plus précisément à distinguer ce qui a été dit d’abord, puis la “rectification”, mais amalgame les deux pour en faire un ensemble qui présente le cas d’une déclaration (celle de Chirac) venant préciser le problème iranien sous une lumière beaucoup plus mesurée, pragmatique, que l’anathème primaire qui sert de politique officielle.

«The Bush administration rejects the idea of an Iranian bomb and has made stopping it the object of an increasingly aggressive policy. Among the Europeans, however, there is an overwhelming consensus that the American-led war in Iraq has been an unmitigated failure and that Washington's Iran strategy could end in an even more destabilizing military confrontation.

»It was Chirac who led Europe's opposition to the invasion of Iraq, and in a told-you-so speech last month he said that his predictions that the war would spread more chaos, regional instability and terrorism had come true.

»In his remarks this week, he could have been speaking for most of Europe when he said that what he called ''the Iraq affair'' has “shifted red lines.”

»Even inside the Bush administration, some officials have acknowledged over the past year that Iran eventually may have a nuclear weapon or at least the technology and components to assemble one quickly. Outside of government, the view that the world might have to coexist with a nuclear Iran was laid out in a study by two U.S.-government-financed scholars at the National Defense University in 2005.

»“Can the United States live with a nuclear-armed Iran?” the report asked. “Despite its rhetoric, it may have no choice.” The report added that the costs of rolling back Tehran's nuclear program “may be higher than the costs of deterring and containing a nuclear Iran.”

»In a sense, Chirac was trying to make just that point when he said in interviews to three publications, including the International Herald Tribune, that a bomb would do Iran little good because it would never be able to use it without facing swift retaliation.

»He also made clear that Tehran must not be completely humiliated and isolated, but encouraged to become a positive regional player. “How can we impose sufficiently strong constraints on Iran?” he asked in the Monday interview. Calling the Islamic Republic “a bit fragile,” he said, “One has to know what Iran can withstand or not.”

»The following day, he stressed the importance of having a “dialogue” with Tehran, which he said had an important role to play to stabilize the region.

»What was lost in the furor over Chirac's remarks was his clear statement that Iran was secretly trying to become a nuclear power. ''Iran wants, through the enrichment of uranium, to make a bomb,'' he said. In the past several years, Chirac has tried to navigate between the United States on one side and Iran on the other. It was France, in the months after the invasion of Iraq in 2003, that conceived a diplomatic initiative joined by Britain and Germany in which Iran would freeze its uranium enrichment activities in exchange for political, economic and technological incentives.»

La sincérité et la psychologie

Rapprochons l’exercice de Chirac de celui de Zbig. C’est dire qu’il n’est pas de notre intention, une fois de plus, de parler du fond du problème. Les arguments de Chirac et des experts sont évidents par contraste à la fausseté grossière et pesante de la position occidentale officielle.

Les arguments de la volonté de livrer une pensée plus conforme à la réalité, une pensée plus sincère, sont acceptables pour expliquer l’intervention de Chirac. Le constat est que les réactions ont été beaucoup plus diverses qu’on aurait pu craindre. Il y a eu beaucoup plus de réactions d’approbation qu’attendu et le torrent de réactions défavorables et ricanantes a été maigrelet. Les officiels américains ont été particulièrement discrets comme si, en fait, la question abordée par Chirac ne concernait pas les USA.

(C’est un peu le cas d’ailleurs : les USA ayant décidé leur politique sur quelques principes intangibles, dont l’un est que l’Iran n’aura pas d’arme nucléaire point final, toute discussion concernant ces principes est inutile. Il n’est même pas nécessaire de s’exclamer à propos de Chirac. On s’en tient aux mises au point officielles françaises selon lesquelles rien n’est changé dans la politique des Occidentaux et l’affaire est entendue. De ce côté, comme par bien d’autres aspects, l’administration GW est du type autiste.)

L’effet des déclarations de Chirac doit être évalué au niveau des psychologies, par rapport au conformisme de fer qui est généralement observé. Ces déclarations constituent une brèche considérable, non parce qu’elles apporteraient une nouveauté (l’article ci-dessus, de l’IHT, montre que l’appréciation de Chirac est sans doute majoritaire) mais parce qu’elles devraient susciter une certaine audace dans les attitudes privées et semi-publiques, mais sans doute pas dans les déclarations publiques, — on veut dire : audace d’exprimer à voix haute ou clairement écrit sur le papier ce qui est ainsi en général accepté.

Il n’y a rien de révolutionnaire dans les déclarations de Chirac. On hésiterait même à qualifier de révolutionnaire cette démarche de les avoir faites ; tout juste y aurait-il une certaine ingénuité et un certain goût de la provocation (à l’encontre des Anglo-Saxons et de Sarkozy, dans le désordre) de la part de Chirac.

(Par ailleurs, et justement s’il s’agit de gêner Sarkozy, — le domaine de la politique extérieure est idéal pour cela, — il faut s’attendre à d’autres “sorties”, bons mots, soi-disant “gaffes”, etc., de Chirac dans les prochaines semaines.)

Mais l’époque est si complètement sclérosée, “rigidifiée” à l’image d’un conformisme qui peut être comparé à une névrose comme nous l’avons suggéré, que la simple démarche de la sincérité, même avec des arrière-pensées, est explosive. Ce qui est intéressant, et rassurant, c’est la maigre résistance opposée à cette sincérité. C’est comme si, un bref instant, il y avait une libération avec l’autorisation un instant volée de pouvoir dire ce qu’on pense et d’honorer la vérité.

Nous croyons que cette sorte de coups de boutoir ne reste pas sans effet. Ils font évoluer l’attitude psychologique, d’une façon éventuellement insensible mais certaine.