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13487 février 2007 - Récemment, nous avions souligné la possibilité que les USA déploient le chasseur Lockheed Martin F-22 en Irak. Les plus récentes nouvelles vont être accueillies avec soulagement par les “insurgents” : le F-22 n’ira sans doute pas en Irak. Comme précédemment, c’est Aviation Week & Space Technology du 29 janvier qui nous en informe. (Article sur le site en accès payant.)
Le texte nous informe des diverses raisons pour lesquelles le F-22 n’ira pas en Irak, essentiellement à partir des déclarations du chef de l’Air Combat Command, le général de l’USAF Ronald E. Keys (un dur de dur, nous semble-t-il) . Elles sont surprenantes et révélatrices.
• L’Irak n’est pas la guerre qu’il faut au F-22. «The stealthy Raptor fighter and intelligence-gathering aircraft is ready for war, but probably not the war we've got, says Air Combat Command's chief, Gen. Ronald E. Keys. […] “If war breaks out, I'm sending the F-22,” Keys told Aviation Week & Space Technology last week. But not for operations in Iraq or Afghanistan. “I didn't buy the F-22 for Iraq…”»
• Le F-22 peut même connaître des problèmes préoccupants en Irak, qui peuvent compromettre gravement ses capacités générales d’utilisation. «“Right now we get into situations where we jam against improvised explosive devices (IEDs) and it corrupts our radio traffic [and] some line-of-sight UAV “operations,” Keys says. “It's tough” The intense jamming may degrade, perhaps blind, some key F-22 electronic surveillance sensors when operating around the capital city.»
• Dans tous les cas, le F-22 a déjà révélé des faiblesses inhérentes à sa structure, à sa conception et à ses capacités. La délicatesse de fonctionnement de son électronique rend cette électronique vulnérable à la puissance ou à la pression d’émissions extérieures. La dépendance considérable, quasiment exclusive, de l’avion de son électronique compromet de ce fait tout son fonctionnement.
«But a possible vulnerability in the stealth fighter's legendary electronic surveillance system — located in the leading edges of the wings and vertical tails — became apparent during operations by the first operational squadron flying in the Chesapeake Bay area. The strong radars on nearby Navy ships were overwhelming the delicate sensors.
»“You've got to tune down the [ESM sensors'] sensitivity,”[Keys] says. Making such corrections is “one reason it's a software-[run] airplane. I don't think it's a fatal flaw, but we now realize that in some situations we may not be able to see some of the [intelligence] we wanted to because we simply jam it off the air.”»
• De ce point de vue et en élargissant l’observation, on apprend que la guerre en Irak est devenue un cas extraordinaire de pollution par le brouillage. La description qu’en fait le général Keys, qui servit en Irak dans la direction de la guerre électronique avant de prendre en main le Air Combat Command, est très significative.
«The primary source of that interference is the jammers that have proliferated to foil IEDs that now cause 70% of the U.S. casualties in Iraq.
»“I don't see how [the F-22's electronic surveillance system] can be used there,” Keys says. “I've been operating [in Iraq and Afghanistan] since the war kicked off with Rivet Joints, and they haven't figured it out. They have a lot of people sitting in the back-end with lots of analyzers, and they're still trying to read [communications] traffic through jamming.”
»The problem appears to be one of electronic command and control and giving authority to someone who can make the call about when to jam. That's an explosive subject, because jamming is invariably being used to save lives.
»There is a burning need for a joint entity to police the battlefield and bring organization to the jamming, they say.
»“We have to have more visibility of what's going on and where,” Keys notes. “Right now we don't. We didn't anticipate there was going to be this level of jamming. Every patrol is out there with personal jammers. We've got lots of airplanes that are also jamming. At the same time, we've got people trying to listen [to insurgent conversations], a lot of it on the same or overlapping frequencies.”
»Air Combat Command officials describe the electronically toxic battlefield as a big, emerging joint problem.
»“Now the [jamming] density has increased as have the number of people doing it that are out of command-and-control range,” Keys says. “That's a problem that has to be solved. I think we probably need to take a step back to the old way we used to control air operations — procedures. We're going to have to tie our larger operations into electromagnetic ops.”»
Le F-22 est une machine énorme dans tous les sens du mot. Plus qu’une machine, c’est une philosophie de guerre, voire une philosophie du monde. (D’où l’intérêt que nous lui accordons. Nous parlons depuis longtemps du F-22 et ne manquons jamais de souligner l’importance de cet artefact de la technologie et de la conception américaniste de la guerre.)
Keys ne mâche pas ses mots et c’est incontestablement un homme pratique («Keys is known by both his critics and supporters to be practical to a fault. He is not swayed by promises of technological effectiveness, but instead demands that it be demonstrated»). Ses observations ont effectivement un aspect roboratif qui nous permet de mieux fixer la réalité. Elles peuvent être synthétisées en plusieurs remarques:
• Le F-22 n’est “pas fait” pour le type de guerre qui est conduit en Irak. Il y est d’une utilité quasi-nulle et il peut même y être gravement dégradé.
• Cela ne condamne pas le F-22, cela condamne la guerre en Irak. Keys, l’USAF, le Pentagone et le complexe militaro-industriel (CMI) condamnent le type de guerre qui est mené en Irak. Aucun appel n’est possible, nous sommes dans le domaine du fondement et de la substance de la chose.
• Le caractère insupportable et inacceptable des “insurgents” irakiens (comme de ceux d’Afghanistan et d’autres), ce qui en fait des ennemis sans retour, se trouve bien entendu dans leur refus de se conformer aux règles de la vraie guerre, de la seule guerre acceptable. Il s’agit de la guerre que planifie le Pentagone et qui est bâtie autour du F-22, — notamment, parmi d’autres systèmes de son acabit; une guerre qui est définie en fonction des moyens développés pour la faire et nullement en fonction d’objectifs ou de buts stratégiques et historiques. La démarche classique de l’américanisme, dont le CMI et la technologie sont une expression fondamentale, est la substitution des moyens aux buts, du “comment?” au “pourquoi?”
• On retrouve la démarche virtualiste courante de la bureaucratie du CMI. Il s’agit de la volonté de créer un autre monde que le monde réel, nullement à partir d’un sens qu’on lui donnerait mais grâce à la puissance des moyens de créer ce monde, renforcée par la puissance de la communication qui en fait la publicité. Littéralement, les moyens (technologies et communications) donnent son sens à ce monde artefactuel.
Bien. Si nous laissons Keys, le F-22 et le Pentagone à leurs certitudes virtualistes et bureaucratiques, et à leur schizophrénie ontologique, la réalité que les déclarations du général de l’USAF dévoilent est très intéressante. Elle est également surprenante, exotique, ironique.
Le problème posé par l’Irak est la force de sa réalité suscitant l’impuissance du monde virtualiste lorsque ce monde y est confronté. L’Irak détruit la machine de guerre américaniste, dans tous les cas la machine terrestre. (Il n’en faudrait pas beaucoup pour faire dire à Keys le peu d’estime où il tient l’U.S. Army, le Marine Corps et toutes ces conceptions de guerre terrestre.) Il s’agit d’un problème réel qui affecte gravement le monde virtualiste. Le Pentagone n’est plus à l’abri des catastrophes.
Keys nous apporte autre chose, un enseignement très intéressant par sa précision. Non seulement le monde virtualiste du Pentagone condamne le type de guerre qui est mené en Irak, non seulement il y est très mal adapté, mais en plus ses formidables capacités aggravent paradoxalement sa situation dans cette guerre. La monstruosité de la puissance du Pentagone est désormais entrée dans une phase auto-prédatrice.
La capacité de brouillage, aspect essentiel de la guerre électronique, en étant introduite dans la guerre primitive de l’Irak, a pour effet d’annihiler, voire de dégrader les systèmes les plus puissants du Pentagone. Par conséquent, elle sème le désordre dans la machine de guerre américaniste. Keys a l’air manifestement très inquiet: c’est un problème sérieux, aussi bien pour le F-22 que pour les forces US au sol.
Ce problème ne sera pas résolu car nous sommes là dans le domaine auto-prédateur du système entré en décadence. Deux raisons à cela, renvoyant à l’évolution contradictoire de la décadence du système:
• L’expansion paradoxalement prédatrice des moyens de brouillage ne s’arrêtera pas parce qu’elle renvoie au réflexe de modernisme du système, et à sa croyance nécessairement aveugle dans le Dieu de la technologie.
• Cette expansion est nécessairement fractionniste car elle s’individualise systématiquement, notamment selon les pressions décadentes du système (impératif absolu de tout faire pour protéger les vies des soldats US selon les conceptions humanitaires de “protection des forces” [théorie du “zéro-mort”]: «…jamming is invariably being used to save lives», note AW&ST). Il se crée ainsi un énorme désordre électronique.
• Cet “individualisme” des capacités technologiques, cette tendance à individualiser ces capacités est également une condition fondamentale du progrès de l’électronique. On l’observe dans tous les aspects du domaine, notamment celui de l’information avec Internet. Contre cette tendance, le contrôle centralisateur est à la fois philosophiquement rejeté et techniquement impossible; il est même contre-productif car ce contrôle réduirait radicalement les capacités électroniques. Contre le désordre individualiste, l’ordre centralisateur est prédateur de la puissance de la technologie. Le piège est refermé.
On peut décrire cette situation comme le triomphe de la G4G, la Guerre de la 4ème Génération. La G4G semble avoir trouvé l’application parfaite du principal enseignement de la vieille philosophie guerrière chinoise: pour l’emporter contre un ennemi puissant, il faut retourner toute sa puissance contre cet ennemi lui-même. Avec le Pentagone, en fait de puissance, la G4G est servie, d’autant qu’il semble également que la puissance rende dans ce cas puissamment stupide.
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