Choix sous pression et sans surprise

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Choix sous pression et sans surprise


9 février 2007 — Les pressions US pour installer un centre anti-missiles en Europe sont actuellement très fortes et, espèrent les coupables, dans leur phase finale. Deux pays sont concernés, tous les deux en Europe de l’Est, — la Tchéquie et la Pologne. (Il n’est par contre pour l’instant plus fait mention d’un projet de base au Royaume-Uni.)

Le cas tchèque

«L’engagement tchèque dans le réseau anti-missiles européen a été obtenu comme on fait un hold-up», observe une source européenne au Parlement européen. Deux heures après avoir été investi (le 19 janvier dernier) par le Parlement grâce aux votes de deux dissidents d’un parti d’opposition, le Premier ministre tchèque recevait un coup de téléphone d’un haut fonctionnaire US, avec des connexions avec le département d’Etat et le Pentagone, lui demandant de se prononcer pour le réseau — «…“lui enjoignant” serait plus justement dit», précisait encore cette source à qui nous rapportions l’information.

Ce qui caractérise cette action de Washington, c’est la brutalité et l’absence complète de précaution pour les atours et l’apparat de ce qui tient lieu de souveraineté à cette sorte de pays ; du côté du gouvernement tchèque, le manque d’intérêt voire l’indifférence pour les problèmes centraux de sécurité, le manque d’expérience, l’absence de sens critique moral et, bien entendu, l’opportunisme politicien. Le 22 janvier, un commentateur d’une radio praguoise observait : «C’est complètement normal pour un nouveau gouvernement. Les décisions controversées sont prises dès son installation et on espère qu’elles seront oubliées pour les prochaines élections.»

Le Guardian du 22 janvier rapportait ceci, après avoir rappelé que deux tiers des Tchèques sont contre l’installation de la base-radar US complémentaire de la base (prévue en Pologne) abritant le déploiement des missiles anti-missiles:

«As soon as [new Prime Minister] Topolanek won the vote, the Americans tabled their request. “We are convinced that a possible deployment of the radar station on our territory is in our interest,” he said. “It will increase the security of the Czech Republic and Europe.”

»The new defence minister, Vlasta Parkanova, a Christian Democrat, reinforced support for the contentious scheme, while acknowledging public reservations. “I am aware that locating an allied radar site on our territory is a sensitive issue for Czech citizens. Some threats can be confronted only in cooperation with our partners, and an attack by a ballistic missile is among them... We should not consider this issue ideologically but consider whether it raises the security of the Czech Republic and all its citizens.”»

Le cas polonais

De très récentes péripéties (la démission du ministre de la défense Sikorski lundi dernier) ont attiré l’attention sur le cas polonais. Le départ de Sikorski a été présenté d’une façon à première vue inattendue comme causé notamment par l’attitude trop ferme prise par ce ministre notoirement pro-américain dans les négociations avec les Américains sur la question des anti-missiles. Reuters commentait le 5 février: «The Kaczynskis thought Sikorski’s stance in the talks about the missile shield favored by Poland’s centre-right government was heavy-handed, risked offence and could cause a breakdown in talks, Polish media reported.» Le Financial Times donne la même interprétation.

Cette situation inattendue semble avoir été causée par l’habituelle tactique d’écrasement des Américains. Il faudrait la considérer également comme le résultat d’une grande opération, typiquement népotique, de la part des deux hommes (les jumeaux Kaczynski) qui tiennent aujourd’hui la Pologne. Dans ce cas, Sikorski, malgré ses antécédents de “neocon”, se serait trouvé engagé dans une position de défense des intérêts polonais, face à des exigences US, notamment très fortes au niveau de la souveraineté. (Le Pentagone veut une complète souveraineté US sur les bases et leurs occupants, aucune dépendance des lois du pays d’accueil, etc. Même le président polonais Lech Kaczynski avait dit ses préoccupations en août dernier: «J’ai certaines réserves vis-à-vis de ce problème de l’extra-territorialité, je ne le cache pas», avait-il dit. Ces réserves semblent avoir fondu.)

Une source proche de la Commission européenne estime que «Sikorski est parti à cause de la pression des jumeaux Kaczynski, le président et le premier ministre, qui veulent placer partout leurs hommes et ont besoin du soutien des Américains. Le Pentagone jugeait que Sikorski défendait un peu trop les intérêts polonais, et il a soutenu, voire suggéré l’opération des Kaczynski. Il y a eu rencontre d’intérêts, avec beaucoup d’avantages pour les Kaczynski. On devrait voir si cette appréciation est bonne, selon la rapidité avec laquelle les Polonais vont arriver à un accord avec les Américains, avec le nouveau ministre de la défense.»

Le réseau anti-missiles selon la philosophie von Schlieffen

Les Américains semblent décidés à imposer leur système anti-missiles. Mais disons plutôt : le Pentagone. Il s’agit d’une offensive du complexe militaro-industriel et de la bureaucratie du DoD, agissant plus que jamais en complète autonomie. L’affaire est accompagnée d’un battage de propagande très puissant. Washington a décidé de réintroduire toutes les méthodes de propagande et d’influence en vogue pendant la Guerre froide, notamment auprès des organes de presse et des journalistes. On en trouve aisément des exemples.

Cela pour la puissance habituelle, le côté très américaniste du “en Amérique on ne résout pas les problèmes, on les écrase”. Le revers de la médaille est également bien connu. Ce réseau anti-missiles est connu sous le nom de “the Son of Stars War”, par référence au surnom (“guerre des étoiles”) donné à partir de 1983 à la SDI de Reagan. C’est aussi un symbole : le “Stars War”-SDI de Reagan a coûté entre $100 et $200 milliards et n’a absolument rien donné au niveau opérationnel. (On s’émerveille des avancées technologiques que cette manne aurait indirectement permises. Nous demandons à voir. Cela fait partie de la légende de l’ingénuité américaniste. Nous préférons l’explication du gaspillage et des gros profits indus, qui sont la réalité américaniste.) Il est bien possible que le fils suive les traces du père qui n’a jamais existé. Le réseau actuel est en développement depuis 2000-2001, quelques essais trafiqués ont eu lieu, deux bases sont en cours d’aménagement (une en Alaska, une en Californie) sans la moindre garantie de quelque efficacité que ce soit. La défense anti-missiles est devenue, depuis les années 1980 au Pentagone, une sorte d’Arlésienne pour sa mission affichée et une institution dont l’un des premiers effets est de recycler de l’argent R&D vers les contractants du complexe industriel.

Au niveau du désordre politique en Europe, par contre, la machine est très efficace. Elle est totalement déstabilisante et introduit des tensions artificielles dans tous les azimuts.

• Elle est officiellement présentée comme déployée contre des tirs venant notamment d’Iran et de Corée du Nord, c’est-à-dire de rogue states hors du monde occidentalisé et industrialisé. Cette argumentation est opérationnellement dérisoire, tant pour l’emplacement des bases que pour le degré de menace, en capacités et en portée, des deux pays mentionnés et de ceux qui peuvent leur être assimilés. Elle sert à entretenir la rhétorique de la guerre contre la terreur en tentant d’y impliquer les Européens.

• Elle est officieusement (à peine) justifiée par un antagonisme avec la Russie, qu’elle-même alimente et justifie. Toute la rhétorique de la guerre froide est ressortie à cette occasion, assortie des habituels lieux communs faussaires historiques.

On a rarement vu un système de “défense” aussi offensif du point de vue de l’influence politique, aussi provocateur, aussi potentiellement fondateur de conflits inutiles. La moindre des déstabilisations qu’il introduit n’est pas à l’intérieur des pays choisis, où les choix gouvernementaux placent les gouvernements en position d’affrontement avec leurs opinions publiques. Dans le cas de la Pologne, on peut y ajouter ce constat inédit que la question des anti-missiles US joue désormais un rôle de déstabilisation du régime, en servant d’outil et d’argument pour la poursuite de la main-mise sur l’appareil gouvernemental par les jumeaux Kaczynski.

Le dernier point évoqué ci-dessus introduit l’ultime question qu’on peut se poser à propos de cette affaire : s’agit-il d’une manœuvre brillante pour les intérêts américanistes ? Il s’agit surtout d’une manœuvre brutale, mais dont la brillance intellectuelle est contestable.

• Un antagonisme si ouvert, si provocateur avec la Russie, pour un système qui ne sera opérationnel — s’il l’est jamais — qu’en 2012, ne nous paraît pas une manœuvre très brillante. En attendant, la Russie lance un programme de modernisation stratégique justifié notamment par les projets US. Cette démarche renforce notablement son statut de puissance et verrouille sa politique (pour les successeurs de Poutine) dans cette voie d’affirmation de la puissance. Quand on se trouve face à un géant en transition, — qui tente de se relever après avoir été abattu, — et qu’on craint sa renaissance, on tente d’endormir sa méfiance plutôt que de réveiller son besoin de puissance. Comme habileté, il nous semble qu’on peut trouver mieux.

• Ce qui est dit à propos des activités des jumeaux Kaczynski et qui est en partie réussi grâce aux Américains et à leurs missiles, — notamment ceci: «C’est du pur népotisme et cela est en train de marginaliser la Pologne dans les affaires internationales» — résume l’effet politique général de l’activisme US. L’engagement inconditionnel, souvent grâce à des actes de corruption patents autant que des pressions, des deux pays dans le système US les isole politiquement, stratégiquement et culturellement, de leurs voisins autant que du reste de l’Europe. Il renforce l’antagonisme entre la direction (ou une partie de la direction) et l’opinion publique en même temps que le sentiment anti-américain de cette opinion. Est-ce un bénéfice pour l’ensemble euro-atlantique auquel rêvent les Américains et leurs courroies de transmission européennes? Pour les Américains eux-mêmes? Il y a de quoi douter.

D’une façon générale, notre conclusion est que ce système, autant que la poussée agressive qui l’accompagne pour forcer à son implantation, est l’enfant direct de l’activisme brutal et aveugle du système militaro-bureaucratique bien plus que “the Son of Stars War”. Les effets seront à mesure : du désordre, de l’incertitude et, d’une façon générale, dans un sens fratricide, affectant finalement les intérêts à long terme des USA pour quelques bénéfices à court terme. On retrouve dans cette politique US le schéma habituel symbolisé par le plan von Schlieffen de 1914, qui prévaut au niveau opérationnel : des victoires tactiques pour conduire à une défaite stratégique.