Sarko et le Dieu-cargo

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Sarko-Cargo et la lutte finale

13 février 2007 — Notre ami Jean-Philippe Immarigeon a choisi une approche roborative et pleine d’ardeur pour commenter la campagne présidentielle française : les relations à venir de la France et des Etats-Unis, et tout ce qui va avec. Dans ce cas, il faut dire qu’il y a un candidat privilégié, qui s’est déjà signalé par ses frasques diverses. C’est donc de lui que l’on parle. Nous ne dirons pas de qui il s’agit parce qu’il est agréable de croire que le suspens existe encore au doux royaume de France.

Si la politique étrangère de Nico-Cargo, avec des portefaix type-Lellouche, s’avérait bien être celle que nombre de petits signes font craindre, nous allons rire. Il nous semble que, dans cette hypothèse, et sans dramatiser précisément, pour la première fois depuis 1940 le concept de dissidence et l’idée physique de résistance deviendraient justifiables en royaume de France.

Il est également fort possible, — c’est notre nuance à nous qui sommes évidemment sans la moindre certitude, — que, cédant à l’adage que “la fonction crée l’organe”, Sarko-Cargo s’aperçoive qu’il n’existait pas et qu’il renaisse incapable de faire une autre politique que celle que la tradition, la psychologie et les institutions françaises réformées de 1958-62 invitent à faire, quasiment manu militari. Comme on voit, nous, à dedefensa.org, nous sommes partagés et cultivons également l’art du suspens.

Ah oui, on oubliait : il est possible que Nico-Sarko ne soit pas élu.

On verra.

(En attendant de voir, et d’une façon plus générale, dépassant le cas du seul Nico-Sarko-Cargo, ne cachons pas notre affliction considérable et notre dédain fatigué … — d’apprendre que, tout à l’heure, à 19H30 paraît-il, à l’invitation bien-pensante du CRIF, l’essentiel de la France-chic candidate comme il faut sera semble-t-il rassemblé à la Mutualité, comme aux grands jours, pour se manifester “contre la menace iranienne”. Apprendre que nous surprenons parfois certains lecteurs qui se demandent si nous sommes de droite ou de gauche et concluent que nous sommes inclassables nous remplit d’un étrange soulagement. Si les vedettes annoncées sont là, nous saurons que l’égalité règne dans le beau royaume de France. Non seulement on y trouve “la droite la plus bête du monde”, mais aussi le centre et la gauche les plus bêtes du monde. [Ceux qui, hier, étaient annoncés présents selon leur accord de principe : François Bayrou, Nicole Borvo, Bertrand Dalanoe, François Léotard, Christian Poncelet, Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy.])

En attendant (bis) et avant l’événement de l’élection et l’éventuelle entrée en résistance, c’est à nous, chroniqueurs du réseau heureusement dissident de la grande presse MSM, de faire notre travail de polémiste. Immarigeon s’y emploie avec entrain. Par ailleurs, il nous rappelle l’énigme centrale du cas Sarko-Nico-Cargo : le prétendant-candidat-favori-Président était-il ou non surélevé lorsqu’il serra avec une affection grandement transatlantique la main de GW?

(Restez attentifs au site de Immarigeon. Ce texte y est déjà en ligne.)

Sarko et le Dieu-cargo

par Jean-Philippe Immarigeon

On connaît cette religion qui a prospéré à partir de 1871 dans les îles du Pacifique sud, ce mythe d’un Dieu-cargo dispensateur de richesses, plus tard appelé John Frumm (sans doute pour “John from America”). Ce culte qui possède ses rites, ses autels et ses prêtres, a conduit certaines populations à aménager des pistes d’aviation avec cérémonie de lever des couleurs américaines, des imitations en bois des tours de radio, et à construire des répliques des appareils US arrivés en 1942 qui disparurent en 1945 tout aussi abruptement. Il a été un des courants porteurs des mouvements d’indépendance et reste encore vivace au Vanuatu.

Mais également plus près de nous à l’UMP depuis que, sous la férule de Nicolas Sarkosy et de son futur ministre des armées Pierre Lellouche, l’ancien parti de Jacques Chirac a jeté aux orties le dogme d’indépendance gaullien, pour afficher un atlantisme qui ferait rougir de honte un MRP de la IVème République. Tous en sont frappés, même Michèle Alliot-Marie qui a capitulé en rase-campagne telle Bazaine à Sedan, à la grande fureur, apprend-t-on, du chef des armées Jacques Chirac. Car à la différence d’un François Mitterrand qui annonçait lors de la première guerre d’Irak en 1991, que la France tenait son rang au moment où Bush père se félicitait que notre Division Daguet formât une force d’appoint somme toute intéressante pour le corps d’armée égyptien, ou d’un Jacques Chirac ne relevant pas la pique d’un Bush fils hilare remerciant la France d’avoir envoyé dans le Golfe fin 2001 le quart de sa marine alors que nous venions d’y dépêcher trois navires (vacherie américaine que Ségolène Royal, déjà comptable de nos SNLE, serait toujours incapable d’apprécier), Sarkosy ne fera même pas semblant d’être indépendant, tant sa fascination pour le Dieu-cargo est grande. Dans un sens, c’est mieux, il sera plus efficace de prendre ses ordres directement de la Maison Blanche que de conserver une façade de souveraineté, et comme me l’a dit un officier général désormais résigné : nos états-majors peuvent faire leurs cartons et installer des Mac Do dans toutes nos bases pour les généraux US qui nous remplaceront, cela aura au moins comme intérêt pratique de réduire considérablement la chaîne de commandement.

Le culte du Dieu-cargo est d’ailleurs dominant dans nos élites, et pas seulement celles qui affichent fièrement leur néoconservatisme tel un André Glucksmann qui un soir de 2003, sur le plateau de Campus, vomissait, un mauvais rictus à la bouche, sur les Français «souteneurs de la paix». Ainsi presque toute la presse, de L’Express au Monde en passant bien entendu par Libération, se lamentait alors de ce que nous prenions de front l’Amérique : c’est risqué, nous ne faisons pas le poids, cela va affaiblir la France, nous avons vexé le Dieu-cargo, il ne reviendra pas, gare à son courroux, etc… Ce à quoi se rallient ces élites n’est que le fantasme de la puissance, et ce n’est pas la première fois que les intellectuels français affichent leur fascination pour les régimes d’ordre. Mais ce faisant ils prouvent leur méconnaissance totale de l’esprit américain : comme tous ceux qui ne pratiquent que le langage de la force, les Américains n’écoutent également que celui-là. Qu’a gagné Tony Blair en cinq ans d’un suivisme servile et honteux ? Rien d’autre que le mépris de ceux qu’il croyait servir, et maintenant celui de ses compatriotes. Les Américains ne respectent que ceux qui leur bottent le cul, pas ceux qui baissent la culotte devant eux. Rien ne les conforte donc davantage dans leur haine de la France que de voir nos atlantistes valider leurs vieilles blagues sur le “capitulisme” : car le french bashing des années 2003 et 2004 n’était pas axé tant sur l’opposition française à la guerre américaine, que sur le fait que les Français finissent toujours par capituler devant la force. Et Sarkosy venu serrer la main de Bush à Washington en septembre dernier les conforte dans cette vision d’une France indécrottablement versaillaise, munichoise ou vichyste : vous voyez, ils gueulent, ils gueulent, et comme en 1870, en 1938, en 1940, au final ils se couchent.

Il y avait déjà eu le voyage des 23 et 24 avril 2004, où à l’issue d’une rencontre avec le secrétaire d’Etat Colin Powell ce dernier avait immédiatement annoncé à la presse avoir reçu des assurances d’un prochain envoi de troupes françaises en Irak ; puis dans la foulée une invitation devant un parterre américain où les Français avaient appris de la bouche de leur ministre d’Etat qu’ils étaient antisémites (accusation reprise par le même jusque dans les travées de l’Assemblée nationale). Et lors du voyage de la mi-septembre 2006 immortalisé par une photo troublante prise dans l’antichambre du bureau ovale de la Maison Blanche, les mêmes Français apprirent qu’ils étaient eux-mêmes jaloux de l’Amérique et faisaient preuve à son encontre d’une arrogance inexcusable. Des propos que Jacques Chirac avait immédiatement dénoncé et qualifié d’«irresponsables», «lamentables» et de «faute» grave portée aux intérêts de la France. Encore un peu et le même reprenait les termes de son fameux appel de Cochin de 1978, texte fondateur d’un parti que Sarkosy vient de lui piquer : «Il est des heures graves dans l’histoire d’un peuple où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité de discerner les menaces qu’on lui cache... Tout nous conduit à penser que derrière le masque des mots et le jargon des technocrates, on prépare l’inféodation de la France, on consent à l’idée de son abaissement… Comme toujours lorsqu’il s’agit du rabaissement de la France, le parti de l’étranger est à l’œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français ne l’écoutez pas. C’est l’engourdissement qui précède la paix et la mort.» Lorsque Chirac apportera en grimaçant son soutien au candidat de l’UMP, c’est tout le ratage d’une vie politique de plus de quarante ans qui sonnera. En attendant, comme l’a dit Pierre Lellouche : «Inutile d’agresser Chirac. Mais, si on gagne la présidentielle le 6 mai, il sera temps de changer de politique étrangère le 7». Et ajoutant : «Sarko l’Américain, on l’assume... et puis merde!»

A l’heure où la guerre en Irak ne laisse d’autre alternative aux Américains que la retraite ou la fuite en avant, et alors que la France vient de réaffirmer son opposition frontale à la politique américaine en Orient, Nicolas Sarkosy, par ailleurs prolixe sur tous les autres sujets, reste d’un étrange laconisme concernant son positionnement de désormais très probable futur président de la République. Est-ce à dire que, malgré une concession du bout des lèvres sur la faute qu’a constituée l’aventure irakienne, et une remarque en passant sur l’erreur que serait l’attaque contre l’Iran, il reste corseté par ses multiples prises de position atlantistes et un entourage inféodé à Washington ?

Sarko ou la voix de son maître ? Certainement, comme lorsqu’il reprend exactement à l’encontre du président iranien mot à mot ce que le très regretté Donald Rumsfeld disait du “camarade” Chavez : tout ce qui est élu n’est pas légitime, d’ailleurs Hitler etc… Mais après tout pourquoi pas, on a connu pire du temps de certains voyages à Rome, Berlin, Moscou et même Pékin, aucune honte pour peu qu’on soit bien d’accord de l’Amérique dont il s’agit. Comme tous les messianismes, le culte du Dieu-cargo est une religion de l’attente. Mais le Dieu-cargo que vénèrent les néocons français n’est pas celui d’une autre Amérique rêvée et à jamais disparue. Car l’Amérique – pour peu qu’il soit possible de parler d’une Amérique duale, ce que personnellement, à la suite de Tocqueville, je ne pense pas – l’Amérique, dis-je, qu’admirent les sarkosiens n’est pas celle du New Yorker, de Capra, de Kérouac, de Faulkner, d’Harrison, d’Auster ou d’Allen : c’est celle de Fox news, du Wall Street Journal, de Turner et CNN, de Top gun, du Patriot Act... Lorsque Patrick Deviedjan pérore, au lendemain de l’échec du CPE, que si les Français ne veulent pas accepter la “Réforme” gentiment, il faudra s’y prendre autrement, c’est dans les pas de l’autoritarisme économiste de Turgot et Condorcet lors de la Guerre des farines de mai 1775 qu’il se place. Lorsque le ministre-candidat lui-même peut se permettre il y a quelques mois, dans l’indifférence générale, de renverser toute la logique judiciaire européenne depuis Beccaria, en annonçant qu’il vaut mieux quelques innocents en prison si cela assure que tous les coupables seront enfermés, ce sont de nouveaux Dreyfus qu’il nous prépare, c’est l’Amérique du camp de concentration de Guantanamo qu’il prend pour modèle.

Mais peut-être est-il dans le vrai, lorsqu’il proclame son admiration pour «une démocratie qui fonctionne. Le Congrès, devant lequel le président rend des comptes tous les ans, y dispose d’un vrai pouvoir de contrôle et d’enquête…» Sauf que précisément plus rien ne fonctionne comme on s’y attendait. Mais Sarkosy sait parfaitement ce qu’il dit : son régime idéal est bien celui à l’œuvre actuellement aux Etats-Unis, où un président peut constitutionnellement mener une guerre suicidaire contre une opinion publique désormais hostile, et surtout contre la sanction des urnes. Celui également de la Constitution du 5 Fructidor de l’An III, celle du Directoire, qui instaurait la paralysie en prévoyant une séparation des pouvoirs à l’américaine, débutait par une Déclaration des «droits et devoirs» (la nouvelle marotte néo-libérale) contrepied de celle de 1789 (dont l’article premier avait été délibérément écarté, comme relevant de «la philosophie et de la métaphysique»), et à l’inverse directement inspirée de la Déclaration américaine de 1776 (égalité naturelle, droit au bonheur, etc…). Constitution qui, dans un fatras invraisemblable de pas moins 377 articles, comparable à la bouillie attrape-tout du discours du ministre de l’intérieur du 14 janvier 2007, prévoyait pour finir la dispersion par la force armée de tous les attroupements (articles 365 et 366). Voilà le modèle sarkosien de démocratie “dirigée” ou “conduite”, celle que célébraient il n’y a guère ces grands démocrates et libéraux que sont Rice et Rumsfeld. Cela portait un nom dans la seconde moitié du XVIIIème siècle : le despotisme éclairé. Enfin, éclairé, dans le cas de Sarkosy, il faut le dire très vite...

Mais un monde idéal géré, expliqué, déterminé et causaliste sous tutelle managériale américaine est tellement confortable et reposant qu’il séduit tous ceux qui sont fatigués de lutter pour leur liberté. C’est ce désir de repos qui, sous les piètres oripeaux du volontarisme néolibéral, fonde tout le discours sarkosien, et qui reçoit un écho de plus en plus favorable. C’est cette «possibilité d’une île», refuge – et pas seulement fiscal – de tous ceux que les frictions, les discussions, les négociations, et surtout la démocratie emmerdent profondément. Un monde sous tutelle non pas démocratique, comme on a fait dire à tort à Tocqueville, mais américaine, un monde policé et autoritaire où tout est effectivement possible dès lors que vous restez dans les clous, où la servilité est enseignée dès le collège et monter sur une table déjà un signe de rébellion (voir Le cercle des poètes disparus), où le machisme le plus débile d’une société archaïque bride toute pulsion de liberté (voir Thelma et Louise). En un mot un despotisme doux et civilisé où l’on vous ôte même « la peine de penser », pour reprendre le texte admirable et compris de travers de l’illustre vicomte normand (pour la discussion sur Démocratie en Amérique, je renvoie à American parano, chapitres 1 et 6).

Et lorsque la France sera enfin devenue un clone des Etats-Unis, abandonnant ses valeurs encyclopédiques d’humanisme et de libre arbitre pourfendues régulièrement par l’Amérique puritaine et d’élection divine, le Dieu-cargo cessera de nous snober et reviendra nous voir dans son grand oiseau de fer, et Nicolas Sarkosy ira à Orly agiter frénétiquement sa petite bannière étoilée au pied de la passerelle d’Air Force One. Soit dit en passant, on verra bien ce jour-là si notre président est à la hauteur, au sens propre, du Dieu-cargo de la Maison Blanche, et on aura le fin mot d’une photo pour le moins intrigante.