Chute finale confirmée par le FT

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Chute finale confirmée par le FT


16 février 2007 – Nous l’avions raté et notre honte est à mesure, — difficilement bue. Ce que nous avions raté est ceci : désormais, la chute de l’Empire est actée, indubitable, incontournable. Après Davos (Garton-Ash & compagnie), voici le Financial Times et son oraison funèbre.

Il s’agit de l’article America finds its hands tied by new rivals, de Daniel Dombey, publié le 12 février. Le FT nous dit que la perspective est particulièrement alarmante, et même au-delà. Lecteur, laissez toute espérance à cette porte. C’est à l’enterrement de l’empire du monde que vous convie le FT.

(L’édition papier va, dans le langage, plus loin et plus ferme que l’édition en ligne. Elle nous montre une immense photo d’un chef de char US, debout dans sa tourelle, regardant l’horizon avec ses jumelles, — et le titre : «Imperial Sunset ? America the all-powerfull finds its hands tied by new rivals.» L’expression “Imperial Sunset”, même avec point d’interrogation, frise le sacrilège.)

«The world that was born with the end of the cold war is dead and buried. Today, America’s sole superpower status, which steeled the Bush administration in its determination to go to war in Iraq, is losing relevance. Instead, the US has an ungovernable new world on its hands.

»This, at least, is the outlook of some of the world’s most seasoned officials and international affairs experts, who believe that the US has lost power and influence and that an uncertain era is about to begin. The age they describe is one dominated neither by Washington’s matchless military strength nor the old international institutions.»

Le “moment unipolaire” fut particulièrement bref, si l’on se réfère aux normes historiques: 15 ans à peine. D’une façon assez ironique, ou bien est-ce que personne ne se souvient de rien au-delà d’avant-hier (ou d’avant les 15 ans, de 1991 à 2006, de l’“Unipolar Moment”), on a confié le commentaire sur le fait à celui qui, en 1987, nous décrivait le déclin et la fin de l’“empire américain” comme déjà en cours:

«“The US has had its unipolar moment for about 15 years but is beginning to realise that it isn’t getting the things done it wants,” says Paul Kennedy, the author of The Rise and Fall of the Great Powers. “But just as the US could be moving back to a more multilateralist position, Russia and China may be less interested in agreeing with the west.”»

Une autre star de l’article est l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, celle qui nous parlait en 1997 de “l’Amérique, la nation indispensable”, — l’Amérique, le pays sans lequel rien de sérieux ne peut se faire sur terre aujourd’hui. Albright a ces mots:

«“We are going through systemic change,” Madeleine Albright, the former US secretary of state, says in an interview. “What has happened in the past six years has been a lessening of respect for American power. The world is going to be multipolar,” she adds, referring to the growing influence of countries such as China and India and the likelihood that they will have greater roles in deciding the world’s affairs.»

(Que nous signifie-t-elle en nous parlant de “changements systémiques”? Une telle expression n’indique nullement le seul passage d’un monde unipolaire à un monde multipolaire. La chose peut se faire aisément, sans remous extraordinaires. L’expression concernerait donc les conditions où ce passage se fait, ou bien la situation et les effets auxquels ce passage conduit? Alors, ce passage serait lui-même révolutionnaire? A quoi pense l’ancienne secrétaire d’Etat?)

Madeleine encore: «“We used to say things such as: ‘Multilaterally if you can, unilaterally if you must’,” says Ms Albright. “But the Bush administration walking away from a bunch of multilateral arrangements gave people a reason to say: ‘Why work with the US?’ – and then that was compounded by the behaviour in Iraq.”»

Le résultat est une Amérique isolée dans son infortune et pourtant cherchant de l’aide chez ceux qu’elle méprisait avec arrogance hier, se débattant entre des entreprises catastrophiques (l’Irak, l’Afghanistan) et des projets grotesques d’attaque apocalyptique (Iran). Parfois, le FT place le Royaume-Uni aux côtés des USA, — ces pauvres compagnons d’infortune, couturés de plaies et de bosses.

«Traditional European allies have also distanced themselves from Washington, leaving the US to fight an ever lonelier battle in Iraq. Spain and Italy have both pulled out their troops and this month Tony Blair, UK prime minister, is expected to announce a reduction in UK forces. Mr Bush holds out hope that he can win in Baghdad by dispatching more American troops. But outside the confines of the Oval Office few share his optimism.

»Meanwhile, the US and the UK are anxiously seeking allies for the bitter struggle against the Taliban in the south of Afghanistan. Volunteers have been hard to come by.

Another theatre of conflict may yet bring tensions to new heights – Iran, whose nuclear programme could be the target of a US or Israeli airstrike. Although such a move would be risky, in the extreme, the US and Israel could eventually conclude that no other course would prevent Iran from acquiring the bomb.

«Western officials protest that no such action is imminent. “We have no intention of attacking Iran,” said Robert Gates, US defence secretary, last week. But, equally, no one discounts the possibility that an attack may take place during Mr Bush’s presidency. A strike would be almost certain to drive the US further apart from Europe, Russia, China and the developing world, further tearing at the tattered fabric of multilateralism.

In such a world, what hope is there of addressing the risks of nuclear conflict, ethnic cleansing and environmental disaster?»

En vérité, l’avenir n’est pas brillant. Le monde que nous laisse l’Amérique qui crut changer le monde dans un accès fiévreux de virtualisme héroïque est dangereux, complexe, médiocre, fragmenté, absurde, — et en un mot bien attristant : pire qu’avant. Le legs de l’Amérique ne nous mènera pas loin: catastrophique pendant sa soi-disant hégémonie, catastrophique après?

«In today’s fragmented world, says Lord Hurd, there are different rules for the great power rivalry in Asia, the law-based approach of the EU and the near-anarchy of the Middle East. One unifying theme is that the US’s role as the protector of Asia and western Europe and the powerbroker of the Middle East is a diminished one.

»“We must simply do the best we can in the circumstances of each case,” he says. “Our best will not always be brilliant.” The dilemma for the US and the world is that the prospects for multilateralism – for diplomacy – are distinctly unpromising. The still more daunting problem is that all other courses may very well be worse.»

Pourquoi cet article est important

Quittons notre ton goguenard du début de cette analyse et venons-en au principal. Il est vrai que nous ne fûmes pas frappés, en première lecture, par ce texte. Il renvoyait un peu trop à divers textes de cette sorte, et d’ailleurs, certains textes très anciens que nous mettions nous-mêmes en ligne, concernant ce déclin de la puissance américaniste. Nous avions perdu de vue qu’il s’agit du Financial Times (le FT).

Le FT, comme savent nos lecteurs, est une institution. Même si certains peuvent grandement s’en affliger, son influence est considérable. Par exemple, la Commission européenne souscrit un nombre stupéfiant d’abonnements au FT pour ses fonctionnaires. Sans avoir aucune certitude quant à ce nombre, nous ne serions pas étonnés qu’il dépassât le millier. (Belle manne pour le FT, après tout ? L’Europe a du bon, indeed.) Il faut savoir que nombre de ces fonctionnaires qui lisent le FT n’ont d’autre lecture extérieure régulière à la Commission, le reste de leur considérable temps de lecture étant consacré aux montagnes de notes, rapports, analyses, etc., qu’ils reçoivent “en interne” ; toute cette lecture interne n’a le plus souvent pour sujet que les thèmes spécifiques, nécessairement réduits en ampleur et en domaines, que traitent ces fonctionnaires, repliés ainsi sur leur hyper-spécialisation. C’est-à-dire que le FT est souvent la seule source complète et détaillée pour avoir une vision des problèmes généraux du monde pour un nombre très important de fonctionnaires européens.

Cela pour l’exemple de la Commission européenne. On doit trouver des situations proches dans d’autres institutions. Ces observations mesurent l’influence de facto de ce quotidien britannique, qui est surtout le quotidien des milieux libéraux et financiers anglo-saxons. On comprend alors l’importance considérable d’un tel article dans les colonnes du FT (importance, en fait, parce qu’il est le premier article du genre dans ces colonnes à analyser le problème en profondeur, à en sortir un diagnostic très sombre, etc.).

C’est sans aucun doute de ce point de vue qu’il faut analyser cet article et apprécier son intérêt. Nous avons bien du mal à considérer qu’il nous apporte quelque chose de nouveau mais il nous apprend par contre que cette idée de l’effacement, voire de l’effondrement de la puissance US, prend le chemin de pénétrer les structures des technocraties et des bureaucraties, et les psychologies à mesure. Cela ne signifie pour l’instant rien de plus, ni réalignement, ni dénonciation d’une politique, ni évolution vers une autre. Cela signifie un désarroi accentué puisque la référence universelle de ces milieux tend à s’effacer très rapidement, et pour l’instant d’une façon assez peu héroïque ni exaltante. On peut admettre que cela ouvrira des perspectives différentes dans l’évolution de l’appréciation du rapport des forces internationales. Dans quel sens? De quelle façon? Questions posées.

Il reste que toute perspective participant à la destruction de la désinformation accompagnant la fascination pour l’américanisme, cette attitude qui caractérise la technostructure occidentale, est un acte de bonne santé. Même venant du FT, et évidemment sans qu’il ait la moindre conscience, c’est une bonne nouvelle.