Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
228020 février 2007 — Nul ne sait vraiment si les missiles anti-missiles existeront un jour, et notamment sur leurs éventuelles bases d’Europe (en Pologne et en Tchéquie) ; nul ne sait s’ils serviront jamais à quelque chose, — opérationnellement s’entend. (Il faut se rappeler que les anti-missiles nous sont promis, sous une forme ou une autre, depuis 24 ans dans un mois — depuis le discours de Ronald Reagan du 21 mars 1983. Les actuels projets US en Europe prévoient une mise en service des premiers éléments en 2012-2014.)
… En attendant, il est bien possible qu’il faille constater ceci : ces anti-missiles fantômes sont sur le point de déclencher une crise majeure en Europe. Peut-être assisterait-on à la renaissance de la “crise des euromissiles” dans son aspect le plus dramatique, avec un apport postmoderniste dû à l’actuelle situation européenne : le découplage entre l’Europe (une partie de l’Europe) et les USA, assorti d’une crise intra-européenne auprès de laquelle le référendum français ferait figure d’aimable plaisanterie. Est-il possible qu’ils en arrivent à cela? Sans doute s’agirait-il du plus fulgurant raccourci de la politique menée par la bureaucratie du Pentagone, sans le moindre intérêt pour la diplomatie ou toute autre chose du même genre.
Depuis le discours de Poutine de Munich, la question des missiles anti-missiles en Europe a commencé à prendre l’allure d’une crise. Le président russe, les militaires russes et leurs représentants parlent d’«une riposte asymétrique». Du côté européen, on commence à s’émouvoir, avec les Allemands en première ligne, en position antagoniste des Polonais/Tchèques (et des USA).
EU Observer notait, hier, que les Allemands réagissent désormais de façon très nette dans cette affaire. On voit qu’il ne semble guère y avoir de dissonance à l’intérieur de la coalition SPD-conservatrice.
«Germany has now expressed understanding for the Russian position, with German foreign minister Frank-Walter Steinmeier telling daily Handelsblatt over the weekend that « in view of the strategic nature of these sorts of projects, I am pleading for caution and for an intensive dialogue with all the partners directly and indirectly affected.”
»“Because the sites for the stationing are getting nearer to Russia, one should have talked about it with Russia beforehand,” Mr Steinmeier said, with reports indicating that existing US anti-missile facilities are currently limited to bases in the US itself.
»The remarks of Mr Steinmeier — the former cabinet chief of ex-German chancellor Gerhard Schroeder who maintained close ties with Mr Putin — were echoed by German defence minister Franz Josef Jung, who is a member of the more Russia-critical conservatives.
»Mr Jung told the daily Neue Osnabruecker Zeitung that “Given our common security interests we should make sure that also in the future, NATO and Russia are developing on the basis of partnership.”»
Les Russes ont durci leur position en l’assortissant de menaces directes depuis quelques jours. Ils parlent de contre-mesures à l’encontre des pays qui abriteraient les bases US. Il s’agit de cette “riposte asymétrique” promise par Poutine et ses généraux, — soit : l’affectation de certains missiles stratégiques à des objectifs en Europe et l’éventualité de la relance de missiles nucléaires de moyenne portée, dits “de théâtre”, impliquant la sortie des Russes du traité INF de décembre 1987.
Selon le Financial Times du 19 février :
«General Yuri Baluyevsky, chief of the Russian army, has warned that Moscow might withdraw from the 1987 Intermediate-Range Nuclear Forces treaty unless the US dropped its plans. The strategic missile forces commander echoed that threat yesterday, saying Russia could resume production of medium-range missiles within five or six years.
»“We have all the documents, we have the technology, especially as the missiles used to be produced by existing enterprises.
»Therefore resuming production, provided there are relevant decisions, will be easy enough,” Gen Solovtsov said.»
La situation actuelle ressuscite les affrontements de la fin des années 1970 jusqu’en 1985, à l’envers, semblant rouvrir la crise par là où on l’avait terminée.
• La crise des euromissiles démarra en 1977 avec les alarmes du chancelier Schmidt devant les plans de déploiement des missiles nucléaires de théâtre SS-20.
• Elle fut poursuivie par la décision de l’OTAN de décembre 1979 d’équilibrer les SS-20 par des missiles US (Pershing II et GLCM) à partir de 1983. Le point de tension maximale fut atteint en novembre 1983, avec les premiers déploiements US qui suivaient quatre années de poussée anti-nucléaire de l’opinion publique en Europe (surtout en Allemagne) et aux USA.
• Dans ce cadre, l’apparition des anti-missiles (discours de Reagan sur la SDI, en mars 1983) fut plutôt un facteur diversifiant de la crise, renforçant une volonté politique d’entente à venir. Dans le cas actuel, au contraire, les missiles anti-missiles sont totalement déstabilisants.
• Avec l’arrivée de Gorbatchev en mars 1985, apparut cette volonté politique d’entente. Celle-ci fit naître une dynamique conduisant à l’accord INF de décembre 1987 d’élimination de tous les missiles de théâtre à moyenne portée. La crise des euromissiles était terminée.
Nous assistons au processus inverse, sorte de “retour sur crise” comme il y a le “retour sur image”. Les projets d’installation des missiles anti-missiles rouvrent la crise. Ces projets sont perçus par les Russes, avec des arguments très solides, comme déstabilisants dans la mesure où ils menacent de très près (en termes géographiques) de retreindre leurs capacités stratégiques intercontinentales. Ils ripostent en réactivant éventuellement leurs capacités offensives de théâtre (sur le théâtre européen, contre les pays-hôtes des anti-missiles).
Une menace désormais sérieuse de crise existe. Les Russes commencent à se lasser de voir les Américains dénoncer les traités qui les gênent et les Occidentaux ne pas respecter leurs engagements, notamment sur la limitation des forces conventionnelles et sur la localisation des forces de l’OTAN. Leur “riposte asymétrique” qui pourrait être la relance des systèmes nucléaires de théâtre avec l’abandon par les Russes du traité TNF Reagan-Gorbatchev de la fin 1987, est logique du point de vue opérationnel. Les implications politiques seraient énormes.
Mais c’est d’abord une perspective surréaliste. Rarement on aura vu la politique et la diplomatie reculer de cette façon, agir contre elles-mêmes, s’acharner à installer le désordre là où existe un ordre approximatif. C’est comme si on remontait l’Histoire en défaisant tout ce qui fut développé en 1983-1987 pour apaiser les tensions nucléaires en Europe.
La cause centrale de la crise est le poids énorme et déstabilisateur que constitue la pression américaniste continuelle pour empiler les bases, forcer aux engagements militaristes, contraindre à des accords de renforcement d’engagement militaire, etc. Cela n’a guère de sens politique puisque les Américains disposent de tous les passe-droits et des avantages qu’ils désirent dans la plupart des pays d’Europe. Cette affaire de missiles anti-missiles est une chose nouvelle, une sorte de diplomatie bureaucratique et militariste forcée par la seule dynamique belliciste et d’expansionnisme bureaucratique du Pentagone. Aucune pensée ne la gouverne, aucune vision prospective ne l’anime ; c’est une sorte d’artefact sorti d’un congélateur de la Guerre froide. Les arguments opérationnels sont à peine acceptables au niveau des experts ossifiés dans les logiques de la Guerre froide. Cette diplomatie bureaucratique est une véritable horreur, où les américanistes perdront beaucoup de leurs avantages dans les contrées soumises d’Europe.
La simple évocation d’une rupture du traité TNF et d’une relance des systèmes nucléaires de théâtre semble terroriser les Allemands. Les Polonais, notamment les jumeaux président/premier ministre, sont aveugles à l’instar de leurs mentors US. Leur seule préoccupation est de type nationaliste exacerbé, avec antagonisme avec la Russie, appuyée sur des liens de vassalité avec le Pentagone plus qu’avec les USA. Là-dessus flotte la dialectique sur le but stratégique des missiles anti-missiles, assez secondaire en réalité. Les arguments russes valent largement ceux des Américains, avec les Européens de l’Est en fidèle écho. Il s’agit typiquement d’une situation nihiliste, où l’empilement de la quincaillerie éventuellement anti-russe est le seul véritable argument à l’Ouest, argument complètement sous la coupe de la bureaucratie du Pentagone.
C’est la brusque dimension politique de l’affaire, qui menace de la transformer en crise politique majeure, qui nous intéresse. Les Allemands sont en première ligne. Ils retrouvent toutes leurs craintes des années 1977-1983, mais avec les responsabilités inversées : cette fois, ce sont les USA, avec leurs relais est-européens, qui déclenchent la crise.
Les risques sont de plusieurs ordres.
• Un affrontement direct entre la relation transatlantique des Allemands (OTAN) et leurs liens stratégiques avec la Russie. Les Allemands ne pourront accepter que la sécurité que leur assurent ces liens stratégiques avec la Russie soit mise en cause par les projets déstabilisants du Pentagone. Pour eux, la responsabilité est du côté US.
• Un affrontement intra-européen extrêmement vif, entre Allemands et Polonais surtout. D’une façon plus générale, c’est un affrontement entre les Européens traditionnels qui ont une vision eurocentriste de leur sécurité et les “nouveaux” Européens (de l’Est) qui ont une vision “américanisée” et anti-russe de leur sécurité.
• Une menace sérieuse du découplage Europe-USA classique de la Guerre froide remis au goût du jour par les conditions stratégiques nouvelles peut réapparaître. Il est possible que les principaux pays européens de l’Ouest (mais avec l’inconnue britannique, as usual) vont se retrouver rassemblés devant cette menace contre leur sécurité et contre les liens établis avec la Russie. Au point critique ce sera un choix entre un projet US déstabilisant et irresponsable, soutenu par les pays irresponsables d’Europe de l’Est, et la conception équilibrée de sécurité passant par une bonne entente avec la Russie. Dans ces arguments de sécurité, il faut placer les liens énergétiques entre les Européens et la Russie.
• Cette menace de découplage concerne évidemment l’OTAN et les liens transatlantiques en général. C’est à ce niveau qu’il faut mesurer le potentiel politique de cette crise.
• Les conditions de la crise sont mal engagées. Les Russes ont pris une position dure, justifiée par l’unilatéralisme de la décision US. Dans les deux camps, reculer reviendrait à capituler politiquement. La crise paraît verrouillée comme toutes les activités politiques aujourd’hui, qui sont comptables de l’aveuglement nihiliste du militarisme bureaucratique du Pentagone.
• Les événements qui peuvent réorienter la crise sont de deux ordres. Dans les deux cas, ils peuvent et doivent eux aussi se radicaliser, à mesure de la montée des tensions. D’une part, il s’agit de la montée de l’opposition à l’installation du réseau US dans les pays impliqués. La montée de la tension va en faire rapidement, si ce n’est déjà fait, un test d’opposition à la pénétration US, c’est-à-dire un test d’anti-américanisme. D’autre part, il y a la possibilité du développement d’un réseau anti-missiles européen, évoquée hier par le ministre allemand des affaires étrangères. Mais on est encore loin d’une décision et ce réseau ne devrait être conçu que selon une approche complètement différente des USA, en coordination avec les Russes. Là aussi, il serait rapidement perçu comme “anti-américain”.
• Dans la partie qui commence, les entités indépendantes en matière de sécurité des deux parties, et surtout des USA, ont une carte puissante à jouer. C’est-à-dire, résumons, que la France, avec son autonomie nucléaire, a une carte puissante à jouer. Une fois sortis de leur cirque électoral, les Français feraient bien de s’en rappeler.
Forum — Charger les commentaires