Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
1566Ce texte est une reprise, avec quelques très rares adaptations de forme, d’une partie de notre rubrique de defensa, de notre Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie (Volume 22 n°8 du 10 janvier 2007). Il tente de présenter un aspect essentiel de notre travail de commentateur dans un temps historique extraordinaire.
A la fin de l’année 2006, vous pouviez lire sur la couverture de l'hebdomadaire que Time avait choisi comme “Person of the Year”, en pointant un doigt affectueusement accusateur sur son lecteur moyen: ”You”. Suivait, à l'intérieur du journal, une studieuse dithyrambe pour expliquer ce choix par le constat que l'usage des technologies de la communication permet aux “citoyens du monde” de créer un monde différent, — «Yes, you. You control the Information Age. Welcome to your world.» Un peu plus loin, sur l'étalage du kiosque à journaux, vous trouviez The Economist, autre publication prestigieuse du domaine, avec ce titre: «Happiness — Or How to Measure It.»
Il n'y a pas de complot. Il y a seulement, de la part des forces installées à la direction de la civilisation occidentale, des moments où l'on s'avise qu'il faut tenter de redonner espoir et confiance. Ce n'est pas nécessairement une intention faussaire. Il n'est pas utile de compliquer ou de noircir les démarches des autres, même ceux dont vous pouvez penser qu'ils vous entraînent sur des voies dont la pente donne le vertige.
Cela n'empêche ni le constat ni l'interrogation. Ces signes d'optimisme raisonnable mais forcené — étrange assemblage de qualificatifs, —, apparus dans des médias qui représentent sans le moindre doute les conceptions dominantes du monde, alors que s'accumulent des nuées extraordinaires et que se développent des angoisses apocalyptiques, nourrissent plus l'inquiétude qu'ils ne suscitent le soulagement. Ils participent de l'observation générale que le système et la représentation qu'il se fait de lui-même sont parvenus à un stade d'interrogation où l'incantation tend à remplacer l'argument.
Le cas de Time, avec sa trouvaille de ‘The Person of the Year’, montre par défaut l'absence complète, dans l'establishment occidental que cet hebdomadaire représente, de l'une ou l'autre individualité assez marquante ou vertueuse pour y figurer selon les règles habituelles. Se saisir du Net alors qu'on représente un establishment en si complète rupture avec la population qu'il est censé représenter pour nous le présenter comme «a massive social experiment, [...] an opportunity to build a new kind of international understanding, not politician to politician, great man to great man, but citizen to citizen, person to person» — voilà qui nous suggère une ironie plus grande, sans aucun doute, que les intentions qui furent mises dans cette démarche. Il ne fait aucun doute que le réseau permet de plus en plus aux citoyens de s'exprimer. Mais il ne peut échapper non plus à ceux qui s'en réjouissent officiellement au nom de l'establishment en croyant ainsi que s'élabore un ordre social nouveau, que cet ordre social nouveau, s'il a une orientation politique, a choisi depuis belle lurette celle de mettre directement en cause ce même establishment. (Aujourd'hui, ce qui ne peut être crié par les urnes l'est par le Net.) C'est une bien étrange contradiction, et c'est dans elle que nous devons voir un signe du désarroi dont nous parlons ici. Chanter cette rengaine optimiste et si douteuse alors que s'effondre l'Irak, que la guerre contre l'Iran se prépare peut-être, que la globalisation ravage le monde, que la crise climatique se pointe, voilà qui nous paraît effectivement significatif.
La solitude n'est plus l'isolement. Le citoyen indépendant a rencontré sa responsabilité.
Ainsi s'amorce la réflexion de l'esprit indépendant. Contrairement aux affirmations implicites et trompeuses d'un système conduit par un nihilisme qui est au-delà de la compréhension de l'esprit, il ne peut plus faire aucun doute que l'indépendance ne nous est donnée, à nous qui l'avons, que pour rechercher une action collective contre la marée déchaînée qui nous assaille, — et non pour célébrer une soi-disant vertu individualiste qui s'avère en fait le pendant, en aveuglement hédoniste, de l'impasse que nous offre le système. L'indépendance n'est plus aujourd'hui l'isolement, elle est souvent la solitude. Cette position est une des définitions de sa charge, qui implique les plus grandes responsabilités possibles.
Aujourd'hui, l'indépendance est une charge au sens noble de la fonction nécessaire au fonctionnement de la Cité, et c'est sans nul doute la charge la plus noble de toutes. L'expression la plus précise et la plus pressante de cette indépendance se trouve dans le travail de l'information et du commentaire, dans la mesure où ce travail utilise deux situations extrêmes:
• D'une part, il dispose de voies et de moyens d'une puissance inouïe pour agir, sans nécessité d'aucune puissance économique particulière. Comme l'indique Time, mais pour de tous autres buts, «You control the Information Age», — et ce “you” est bien l'indépendant dont nous parlons. Ainsi s'agit-il du premier pilier d'une responsabilité fondamentale. Ce contrôle n'est pas là pour que nous nous “fabriquions” notre monde, pour nous faire plaisir à nous-mêmes, pour étendre infiniment le domaine virtualiste de la re-création du monde et satisfaire nos caprices divers. Cette puissance inouïe qui nous est confiée, à nous indépendants, existe pour que nous explorions, avec force et sang-froid, ce qu'ils font de notre monde à tous.
• D'autre part, le sujet de son exploration — “notre monde à tous” et non pas un monde de jeu et de plaisir qu'on se fabriquerait pour soi-même — est entré dans une zone de tempêtes, de crises et de bouleversements considérables. La puissance inouïe qui nous est confiée, à nous indépendants, est à la mesure des crises inouïes qu'il nous est donné de débusquer. Il s'agit de “crises apocalyptiques”, dont certaines vont jusqu'à mettre en cause l'espèce elle-même. Après avoir utilisé l'esprit de Time et du choix qu'il fait de sa Person of the Year, utilisons celui de The Economist, en avançant cette analogie pour définir la tâche de l'indépendant aujourd'hui: “Apocalypse, — Or How to measure It”...
Ce n'est pas une révolte ni une révolution (de la part de l'indépendant). C'est un destin inéluctable. C'est une réaction fondamentale, absolument nécessaire parce que vitale, au sens médical du terme comme on le comprend aisément, devant la démission extraordinaire qu'illustre le sort de cette civilisation, où les élites, ce qu'ils nomment l'establishment, ont abdiqué décidément toutes leurs responsabilités — pour s'en remettre au monstre. Les dernières années, illustrant une accélération extraordinaire de la perversion du système, ont conduit les élites occidentales dans une zone jusqu'alors inconnue de la perversion psychologique. Leur aveuglement passe toute description, ainsi que leur conformisme, au point où la critique n'a plus vraiment sa place. Les ombres qui nous servent d'élites ne doivent plus être soumises à la critique. Leur sort pathétique, leur malheur profond les en dispensent. Nos élites n'ont plus de charges, elles sont plus légères que l'air.
Lorsque nous nous retournons sur les trente et quarante dernières années et mesurons le bouleversement formidable qui a transformé le métier de l'information, le métier de commentateur et d'observateur de la marche du monde, alors nous sommes assurés de dire une vérité en parlant d'“indépendance” et de “responsabilité”. Notre métier a acquis des bottes de sept lieues. L'indépendant, sans moyens, sans prestige, est devenu un géant de l'information, — et, s'il le mérite, il est écouté et consulté comme tel. Cela est bien, puisque le monde officiel, nos élites, a abdiqué toute prétention à la dignité et à l'indépendance du jugement. C'est à lui, à cet indépendant chargé d'observer l'état du monde et d'en faire rapport, à tenir ferme le rôle que nos élites, du ministre à l'intellectuel officiel, de l'expert à l'artiste consacré, refusent désormais de tenir.
Ce rôle n'est pas simple. Il s'agit du mélange d'une fonction de sentinelle, d'un double regard qui sépare l'apparence de la substance, d'une psychologie qui doit tenir bon malgré l'impossible espérance que nous refusent les perspectives du monde, malgré la menace qui existe contre l'équilibre de l'esprit. Il s'agit de mesurer la tragédie du monde. Nous ne pouvons tenir, nous autres indépendants, qu'en acceptant l'inspiration. Nous devons être nécessairement inspirés, ou bien nous ne servons à rien et tout ce gigantesque outil, et ce nécessaire remplacement des élites démissionnaires, n'auront pas de raison d'être. C'est une tâche ardue.
Nous voulons parler, bien entendu, des crises gigantesques qui nous pressent, qui n'ont plus rien à voir, désormais, avec les classifications anciennes, les guerres, les révolutions, les conquêtes. Nous sommes entrés dans le domaine de l'inconnu paroxystique, que l'on parle de “la crise de l'énergie” ou de “la crise climatique”, dans ce domaine où les événements catastrophiques ont nécessairement une résonance d'apocalypse. Rien ne nous y préparait. Au contraire, la vanité et la lâcheté de l'esprit humain n'ont cessé de faire miroiter à nos esprits et à nos mémoires, par une voie ou par une autre, par de multiples voix charmeuses comme autant de sirènes acharnées à tromper et à enchaîner leur Ulysse, les lendemains qui chantent et le Progrès globalisant du monde. Rien de cela ne s'est produit. Si certains le savent, aucune voix ne s'élève, qui puisse marquer l'époque par sa lucidité, pour dénoncer la tromperie à laquelle il est demandé une complète soumission, aucune voix qui puisse dépasser son destin individuel pour oser embrasser le destin collectif qui nous menace.
Le défi le plus grand dans cette situation se définit par l'audace de la pensée qu'il nous faut, le saut du jugement dans l'inconnu de situations gigantesques que seuls quelques rares esprits, des indépendants certes, sont capables d'embrasser. Il est difficile de faire preuve d'audace, c'est-à-dire d'alacrité et d'allant, pour juger d'une situation qui ne semble laisser aucun espoir. Il est difficile de continuer à espérer en étant, d'une certaine façon, sans espoir. Il faut, à la fois, une rage qui vous remue le corps et une inspiration évidente qui vous entraîne et vous élève l'âme. A ce compte, et à ce compte seulement, le gladiateur se trouve prêt au combat.
Au départ, le commentateur, — celui qui s'est choisi à la fois comme chroniqueur de son temps et observateur des soubresauts de son temps, — le commentateur s'appuie sur la raison et le bon sens, pour analyser la situation qui lui importe. Ensuite, dans sa plaidoirie, dans son argumentaire, la passion peut se montrer. La règle est connue, si elle est rarement respectée. Il importe que cet emportement éventuel de la passion ne soit pas trop emporté, qu'il soit appuyé sur ce cimier de rationalité éclairée que nous avons signalé. Le cas est tout autre quand l'analyse raisonnable découvre des perspectives si effrayantes qu'il est difficile, même à ce stade de la réflexion, d'échapper à la révolte, au désespoir, à la colère, — tout cela, autant de manifestations de la passion.
C'est la situation où l'on se trouve aujourd'hui. Les crises immenses qui apparaissent sont de cet ordre qui suscite, à l'analyse rationnelle, des manifestations de passion. Quand on entend un haut fonctionnaire vous parler à mots couverts de la crise climatique comme d'une crise qui «menace l'espèce» — ce qui est objectivement le cas — et qu'on réalise évidemment que l'analyse conduit à mettre en accusation le système de développement que nous avons édifié au coeur de notre civilisation pendant plusieurs siècles, on se trouve évidemment dans le cas que nous décrivons ici.
Comment parler de ces crises? Il y a d'abord la méthode classique aujourd'hui, qui est de n'en pas parler en se perdant dans les détails de précisions scientifiques qui permettent d'échapper aux effrayantes conclusions générales. Laissons cela, qui est évidemment le choix, inconscient ou conscient qu'importe, du plus grand nombre. Il témoigne d'une belle lâcheté et, dans tous les cas, il ne résout rien. Il ne répond pas à la question, il l'évite, il l'ignore.
S'il s'avère qu'il faut écarter ce choix de l'aveuglement volontaire et faire réellement son métier de chroniqueur sans se dissimuler les enseignements de la seule logique, effectivement le “comment parler de ces crises?” devient une question horriblement délicate. Il est difficile de disserter avec au moins la plume légère d'une circonstance dont il semble finalement absurde de discuter, — parce que c'est trop tard et que ce n'est pas assez. Il y a là un défi pour l'esprit, pour la spéculation intellectuelle, qui ne semble guère avoir de précédent. On se perçoit à la fois critique radical de ce processus qui a conduit à la possibilité de crises aussi effrayantes, et solidaire tout de même, puisque partie malgré tout de la société des hommes. La contradiction est paralysante.
Ainsi sommes-nous conduits à en appeler à des forces de création d'habitude réservées à l'artiste, à l'inspiration, à l'intuition, pour pouvoir conduire un travail d'habitude marqué par la seule raison. Mais est-ce bien sûr d'ailleurs? N'avons-nous pas déformé ce travail pour pouvoir mieux satisfaire aux ambitions humaines de maîtrise du monde par la seule raison? Nous sommes placés devant une nécessité radicale de révision de notre méthodologie d'analyse de la situation du monde. C'est une terrible révision intellectuelle, dans le contexte où elle se fait, mais paradoxalement enrichissante au bout du compte.
Aucune crise n'est résolue, comme chacun le sait. D'autres, qu'on distinguait déjà, s'imposent désormais. Ainsi s'édifie une architecture de crises qui fait du monde un bouillonnement extraordinaire. En général, nos autorités ne se confient pas trop là-dessus, soit qu'elles en ignorent tout, soit qu'elles en ont peur. Le citoyen continue son petit bonhomme de chemin, conformément au programme de la marche progressiste vers le bonheur, parfois s'interrogeant sur la raison qui fait que cette marche vers le bonheur semble passer de façon de plus en plus appuyée par son contraire, et un contraire qui ne cesse de s'approfondir, de s'aggraver, etc.
Pourtant, les événements nous pressent. Quelles crises (ou réalisation, ou prise en compte de quelles crises déjà existantes) sont venues s'ajouter à notre architecture? Nous en distinguons deux, essentiellement.
• Depuis octobre-décembre 2006, la crise climatique est brutalement acceptée, avec ses perspectives les plus extrêmes. «C'est la crise de la survie de l'espèce», remarque, avec quelle sobriété, un très haut fonctionnaire international dans une organisation européenne de sécurité. Du rapport Stern à la mobilisation sur le thème à la Commission européenne, tout le confirme.
• Désormais, la crise américaniste est prise très au sérieux par des cercles dirigeants européens au point où, selon une autre source européenne de haut niveau, «certaines bureaucraties travaillent d'ores et déjà sur la question: qu'allons-nous faire dans l'hypothèse d'un effondrement progressif, peut-être rapide, du système américain?»
On comprend ainsi, à peine évoquées deux perspectives d'apocalypse, — car que peut-on imaginer de pire que ces deux crises, aux niveaux de la nature du monde et de la politique du monde des hommes? — combien l'évolution des choses s'accélère dans un crescendo tragique. La chose, pour ceux qui la connaissent et qui la mesurent, est d'autant plus effrayante qu'elle se déroule dans une atmosphère délétère. Il faut bien du courage pour être courageux.
Le fond général sur lequel se met en place cette terrible prise de conscience des crises de la fin des temps est celui d'un système dont la raison de vivre n'est plus qu'une représentation virtualiste et faussaire du monde, une représentation forcenée et hors de toute raison, sans parler de courage et de dignité. Il faut en effet du courage (bis) pour explorer les conditions de ces crises terribles alors que triomphe une entreprise systématique de dissimulation des conditions de ces crises terribles; alors que règne une volonté absolument et évidemment systémique, mais aussi inconsciente, robotisée, de prôner une façon de vivre et une perception du monde qui bafouent chaque jour le bon sens et la réalité; alors que se manifeste un penchant irrésistible et sans cesse accéléré pour le nihilisme le plus complet, le plus insensible à toute dignité et à toute mesure. C'est un temps où les âmes doivent se tremper si elles ne veulent pas mourir. C'est un temps de fer et de feu.
Forum — Charger les commentaires