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20 mars 2007 — Nous sommes fidèles à notre recherche d’appréciations et de commentaires non-français, et plutôt anglo-saxons, pour trouver les arguments et détonateurs de nombre de nos “Faits & Commentaires”. D’une façon générale, c’est parce que notre intérêt (conjoncturel bien plus que structurel, n’en doutons pas) est tourné vers le monde anglo-saxon ; parce que ce monde anglo-saxon est celui qui affiche aujourd’hui plus que jamais et maintenant ou jamais son intention de prendre le monde dans sa poigne ; parce que ce monde anglo-saxon est celui qui montre le plus grossièrement ces traits d’aveuglement, de vanité et de suffisance qui caractérisent notre civilisation ; parce que ce monde anglo-saxon est celui qui s’effondre avec le plus de bruits et de la façon la plus intéressante. Observons également, dans le domaine des voies et moyens, que ce monde anglo-saxon est celui qui, plus que tout autre, maîtrise la technique de la communication ; qu’il y excelle dans le domaine du soutien aveugle au pouvoir dominant, d’une façon bien plus efficace que ne fit la presse soviétique pour son pouvoir, parce que d’une façon infiniment plus sophistiquée ; qu’il y excelle également et paradoxalement, d’une façon infiniment plus riche, forte, puissante, sophistiquée, ardente qu’aucun autre monde, dans le domaine de l’opposition à ce pouvoir lorsqu’il lui prend de s’y mettre.
Même pour les élections françaises nous nous appuyons surtout sur ces commentaires anglo-saxons. Le plus souvent, ils sont détestables mais ce qui nous importe est qu’ils sont également significatifs. Ils charrient la bêtise qui nous domine et nous en donnent parfois une explication. Parfois également, — si rarement, mais c’est le signe de l’époque, — ils sont très fins.
Celui de The Independent, du 19 mars (John Lichfield, from Paris), est de cette eau si rare. Disons que certains de ses passages condensent des observations qui doivent terriblement exciter, inquiéter à mort ou rendre perplexes à perpète les sociologues.
• La situation, d’abord : «The unpredictable French presidential race may be about to confound the pundits yet again. The Socialist candidate, Ségoléne Royal, written off by some commentators and struggling to hold together her campaign, regained ground in a batch of opinion polls over the weekend.
»The centrist candidate, François Bayrou, surging since early February, and neck and neck with Mme Royal last week, has begun to lose momentum and even fall back.»
• … Ce qui fait que la véritable star de ces élections, c’est l’électeur moyen, standard, anonyme et soudain devenu tout-puissant. A propos de la remontée de Ségolène, John Lichfield commente d’une phrase : «Whether this represents another chance in the mood of a volatile, even perverse, electorate is unclear.» Le “even perverse'' vaut son pesant de bulletins de vote; d'autre part, l'expression doit nous guider, par la “personnalisation” qu'elle offre de cette voix collective de l'électorat.
• Nous développons donc cette remarque à la lumière du sort du désormais (pour ce sondage) malheureux François Bayrou. Nous nous permettons de souligner en gras les phrases qui développent le jugement (ou la perplexité complète du jugement) sur l’électorat: «M. Bayrou, running as a provincial outsider and “anti-Paris” candidate despite a long career in national politics, remains only just behind the media-anointed major candidates, Mme Royal and the centre-right Interior Minister, Nicolas Sarkozy. But M. Bayrou now seems to be suffering from the same anti-politics, anti-media mood that has dragged down M. Sarkozy and Mme. Royal. The more he has been spoken of as a leading candidate and possible future president, the more the electorate has begun to have its doubts about him. Although perverse, this fits the mood of the country: fascinated by the contest but unconvinced by all the contestants.
»In one poll last week, 65 per cent of those questioned said they had no faith in any of the candidates. And yet almost the same percentage of French people say they are following the campaign with great interest.»
Cette question est délicate : le génie peut-il être collectif ? En effet, le comportement théorique, apparent, etc., de l’électorat français, l’effet que produit ce comportement, les commentaires qu’il suscite tiennent du génie. La “perversité” de l’électorat, plus encore que de l’électeur, a quelque chose d’exceptionnel (exception française?). Tous les clivages, comme disent les sondeurs, — gauche, droite, centre, extrêmes divers, — sont transcendés.
Génie? Certes, mais alors inconscient, comme il se doit des choses collectives. Si vous interrogez le Français “moyen”, vous aurez les sarcasmes, les poses du bel esprit qui joue à l’esprit fort, les râlages, la rouspétance et la fureur que tout le monde connaît. Ou bien vous aurez une leçon de morale sans doute insupportable de l’individu isolé, adressée à la collectivité qui n’a pas le sens de ses responsabilités, — mais collectivité dont ce même isolé fait évidemment partie. Bref, vous n’aurez aucune étincelle de ce génie collectif que vous relevez par ailleurs. Au contraire, vous aurez la médiocrité courante.
Génie inconscient, alors, — et alors? Le fait est, comme le prouvent cet article de The Independent et nombre de commentaires qui se répandent, se poursuivent, s’influencent l’un l’autre, que l’électorat parle. On pourrait employer une image telle que : “l’électeur parle”, mais elle serait outrée, outrancière et trompeuse ; elle serait beaucoup trop symbolique et théorique, un peu comme l’est une image de synthèse représentant une personne reconstituée, un portrait-robot électronique.
La chose qui parle, c’est “le corps électoral” comme s’il s’agissait d’un “corps” collectif, et un corps bien complet, doté d'un esprit et d'une âme. L’effet nous en est chiffré, donnant l’apparence du réel par l’apparence de rigueur qu’a la science statistique, auréolée de l’apparence de sérieux que porte l’étiquette de “scientifique” . 65% des Français intéressés par la compétition, 65% des Français insatisfaits par tous les candidats, — c’est plus qu’une rencontre de chiffres c’est presque un fait. D’autre part et, par conséquent, c’est plus qu’un phénomène politique, c’est un phénomène psychologique. On se représente “le corps électoral” considérant avec ironie le cirque électoral et observant : “Celui-là a été moins bon aujourd’hui, plutôt poussif…Celle-là était bien sapée, elle avait l’air d’y croire, elle a dû se réconcilier hier soir avec son mec …” ; et le même “corps électoral” observant au bout du compte : “Cause toujours, tu m’intéresses…” Ainsi, par la dérision du ridicule, “le corps électoral” tend-il au monde politique en train de s’ébattre et de débattre un miroir qui renvoie à ce monde la terrible image de sa dérisoire et nihiliste réalité.
Nous dirions qu’à partir du moment où le phénomène est évoqué, dans notre univers de la communication où la vérité est devenue si relative, voire “irrelevant” comme disent les Anglo-Saxons ; où la réalité du monde, vécue chaque jour, est devenue une matière si malléable qu’on peut soutenir qu’il en existe plusieurs, des machineries ou des associations de faits peuvent créer un “virtualisme” qui sauvegarde une “narrative”… A partir de l’existence avérée de tels phénomènes, celui de personnaliser “le corps électoral”, de lui donner un esprit, une pensée avec un but, de lui donner une âme, n’a rien d’extraordinaire et certainement rien d’impensable. Cela devient du naturel, comme la réponse du berger à la bergère.
Ne nous y trompons pas : c’est un pur produit de l’époque du virtualisme et de ce que nous nommons l’ère psychopolitique. Ce n’est en rien la “dictature de la majorité”, qui peut avoir, qui a un sens politique (en un sens si l’on ose dire, l’américanisme est ce sens politique de la “dictature de la majorité” qu’annonçait Tocqueville ; la médiocrité de la chose en est une preuve suffisante). C’est une sorte de nihilisme qu’oppose “le corps électoral” à ce qu’on a coutume de désigner comme “la classe politique” devenue elle-même complètement nihiliste, élargie aux élites haïes des salons parisiens, également nihilistes puisque désormais préoccupées des seules apparences, de leur position, de leurs privilèges, de leurs bons mots et de leurs jeux de mots, de leur télégénie et de leurs chemises blanches à col ouvert.
Nihilisme contre nihilisme, voilà qui évoque des souvenirs… Nous faisons alors du nihilisme de ce “corps électoral” devenu un, un nihilisme constructif, exactement comme l’était le nihilisme nietzschéen. C’est le nihilisme contestataire comme arme contre le nihilisme en place ; comme un contre-feu est un incendie constructif, qui a tout son rôle et son utilité positive en arrêtant l’incendie principal puisqu’il brûle l’espace combustible devant cet incendie principal, qu’il lui “brûle l’herbe sous les pieds” si l’on peut dire.
Nous citons un extrait de ce texte sur Nietzsche référencé, que nous avions fait paraître en 1999 pour saluer «l’homme du siècle»:
«Frédéric Nietzsche est le philosophe qui a diagnostiqué le nihilisme comme caractéristique fondamentale du modernisme qu'il a perçu comme une décadence et une maladie de l'esprit, voire de l'humeur. Ainsi était-il médecin et psychologue plus que philosophe (d'ailleurs, en est-il un ? Beaucoup lui dénient ce titre — voir Sartre — alors que d'autres l'affirment au contraire avec une vigueur extrême, pour justifier leur intérêt pour Nietzsche ; rien entre ces deux attitudes extrêmes). Nietzsche a appelé à opposer un autre nihilisme à ce qu'il percevait comme le nihilisme général de notre société pour mieux le combattre, comme on arrête le feu avec un contre-feu.»
La définition que nous donnons également dans ce texte (à l’incitation de son ami Overbeck) de Nietzsche comme d’un “génie critique”, son rapprochement évident avec la France qui est de loin le pays à l’avoir le mieux compris, — tout nous suggère d’appuyer cette proposition d’une définition nietzschéenne du “corps électoral” français en action aujourd’hui. Puisque l’homme individuel est devenu “le dernier homme” qu’annonçait Nietzsche avec dégoût, c’est maintenant aux âmes collectives à se manifester. Peut-être la chose est-elle en marche, aujourd’hui en France. Dans sa tombe, Nietzsche doit se tordre de rire (on n’ose écrire : “mourir de rire”).
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