4 ans après, l’Irak c’est bien plus que l’Irak

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4 ans après, l’Irak c’est bien plus que l’Irak

22 mars 2007 — Nous avons déjà signalé en lien l’excellent article de Robert Parry analysant l’évolution de la catastrophe irakienne à Washington : «Iraq & Washington's Systemic Failure». L’emploi du terme “systémique” est une indication de l’intérêt de ce texte.

Le constat qui intéresse Parry, — par ailleurs une évidence, mais qui mérite effectivement d’être relevée et analysée, — c’est que tous les acteurs, généraux, hommes politiques, commentateurs, analystes, etc., ayant eu leur responsabilité dans ce désastre sont toujours en place, ou bien, s’ils sont partis, ils ont été récompensés, honorés, etc. La chose est évidente au plus haut niveau :

«President Bush may be a lot less popular but he’s still in the White House as is Vice President Cheney. Bush’s national security adviser Condoleezza Rice was elevated to Secretary of State. Other war architects, such as Elliott Abrams and Stephen Hadley, got promotions within the National Security Council.

»Even the most notorious Iraq War screw-ups – former CIA director George Tenet, Gen. Tommy Franks and pro-consul Paul Bremer – got Medals of Freedom, the highest civilian honor that can be bestowed by the President.

»Most pink slips went to officials who were not sufficiently enthusiastic about the Iraq War, from early skeptics like Treasury Secretary Paul O’Neill to later doubters like Secretary of State Colin Powell. Defense Secretary Rumsfeld did get fired, but only after he sent the President a memo on Nov. 6, 2006, suggesting a phased military withdrawal.»

Parry note combien les anti-guerres furent vilipendés, diffamés, insultés pendant la préparation à la guerre, et combien ils restent aujourd’hui chacun persona non grata malgré que leur position ait été justifiée par les événements. La plupart des candidats potentiels à la présidence sont et restent pro-guerres et assument en général cet engagement. La différence démocrates-républicains ne s’exprime guère, ce qui conduit à l’hypothèse qu’il n’y en a pas vraiment. Hillary Clinton a refusé de s’excuser pour son vote en faveur de la guerre.

La situation dans le monde de l’information est similaire, ce qui est encore plus frappant puisque ce monde est censé être celui de la liberté par excellence, celle dont le système est si fier. Les partisans de la guerre sont toujours parmi nous et tiennent le haut du pavé.

«One could even argue that the wrongheaded Washington pundits are more deeply entrenched today than they were when the invasion was launched on March 19, 2003. Today’s “smart” pundit position on Iraq is to have supported the invasion four years ago but to now complain about poor follow-through.

»The few journalists and pundits who were skeptical about the invasion have gotten little reward for their foresight and courage. Washington’s powerful insider crowd generally regards them as “ideologues” or “partisans” who were only correct because their irrational hatred of Bush brought them to the right conclusion by accident.

»In the up-is-down world of Washington, it was considered an act of courage to join the pro-war herd; conformity was independence; limited second thoughts about the war are now a sign of wisdom.»

C’est justement dit. Il est fascinant de lire des phrases telles que celle-ci : «conformity was independence; limited second thoughts about the war are now a sign of wisdom…» Certes, c’est Big Brother et 1984, mais dans leur version “light”, portant sur des termes moins accablants en apparence, finalement du Big Brother qui semblerait acceptable. Dire “le conformisme de l’esprit c’est l’indépendance de l’esprit”, ce n’est pas dire “la paix c’est la guerre”.

… On admettra que c’est bien pire, finalement, au contraire de l’apparence. Big Brother et 1984 type-2007 ne sont pas dans un système social, selon une équation de type oppressif qui mettrait le système social contre l’individu, et le système social forçant l’individu par sa propagande hallucinée où le tout fondamental est exactement son contraire. Big Brother et 1984 type-2007 sont dans la psychologie, au cœur de notre système individuel de perception, celui qui fournit le “matériel” pour notre jugement, notre pensée, notre morale et ainsi de suite. Le système de l’américanisme dans le cadre de la folie irakienne montre l’achèvement du processus. Dans ce cadre, il est bien entendu que les fautifs, les imbéciles et les conformistes, qui ont si bien exécuté les consignes en 2002-2003, restent en place et aux commandes, couverts d’honneurs et de vertus. Washington est plus que jamais lié à l’avorton de la Maison-Blanche et le successeur de l’avorton, s’il y en a un, devra être conforme au modèle.

Bien entendu (et par bonheur, malgré tout), le résultat n’est pas une psychologie complètement maîtrisée dans le sens virtualiste de la réalité changée, — un peu comme Orwell voyait l’humanité soumise à Big Brother et 1984, sans accroc notable sauf quelques dissidents épars, vite liquidés ; le résultat, parce que la psychologie changée ne change pas la réalité, est une crise nerveuse sans cesse en aggravation, un déséquilibre grandissant de la pensée, une hystérie du jugement chaque jour plus excitée. Pour cette raison, Washington, qui est l’achèvement de la Méthode ultime, est un point de pouvoir totalement isolé du monde, en réalité déjà dans un autre monde, — pour éviter l’hôpital psychiatrique.

Du Viet-nâm à l’inculpabilité

On sent bien que les réactions du système à la formidable catastrophe irakienne sont différentes de ce que furent les réactions du système à la catastrophe vietnamienne. Cette différence de qualificatif (le “formidable” en plus) tient évidemment à l’“amélioration” des réactions du système. Ici (le Viet-nâm), la catastrophe fut finalement actée, des changements de personnel réalisés au nom de leurs erreurs, et Johnson renonça à se représenter au nom de l’échec de la guerre ; là (l’Irak), GW s’est représenté et a été réélu, la catastrophe est malgré tout (malgré la réalité chaque jour publiquement documentée) niée, repoussée, tancée en un sens, — mise au coin si vous voulez, comme le cancre et son bonnet d’âne, dans les écoles du bon vieux temps.

Entre temps, la psychologie américaniste a été “améliorée” à mesure, et c’est d’ailleurs la cause centrale de la différence entre les deux catastrophes. La caractéristique d’inculpabilité a atteint sa plénitude, elle a pris possession de la psychologie américaniste dont elle était la marque principale, cette fois d’une façon exclusive. Cette évolution s’étant faite grâce au système de communication médiatico-politique jusqu’à installer ce phénomène de virtualisme qui marque que la psychologie produit désormais cette fausse réalité plus qu’elle ne la subit, la réaction sociale est une prodigieuse unité du monde officiel pour écarter toute conclusion globale sur le caractère “formidable” de la catastrophe.

Cela ne signifie pas que des jugements dans le sens de ce caractère “formidable” ne sont pas faits chaque jour, y compris par des membres éminents et loyaux du système (Brzezinski par exemple). Bien au contraire, comme on le sait, et en ce sens également la situation n’a rien à voir avec le 1984 d’Orwell. Cela signifie que la psychologie continue, avec de plus en plus de difficultés, à retenir l’esprit qui cède de plus en plus à la pression de la réalité, — jusqu’ici, elle est parvenue à le retenir avant la conclusion inévitable que le système est lui-même un échec “formidable”. (Mais nous sommes vraiment au bord de l’abîme qu’est cette conclusion inévitable.) C’est là qu’est la source de la dépression nerveuse (la névrose) sans cesse grandissante. Les coups de boutoir de la réalité qui poursuit son chemin continuent et s’accentuent, les Brzezinski-Janus se multiplient. L’inculpabilité récupère l’esprit avant qu’il ne pose le jugement fatal. Les coups de boutoir se multiplient encore plus. Et ainsi de suite. On ne peut dire qu’on aille vers la guérison…

L’Irak, c’est bien plus que l’Irak. Pour Washington, cœur et matrice du système, l’Irak représente le cœur et la matrice de la crise du système. L’intensité de la crise de Washington est telle que, comme le note justement Parry, Washington est désormais séparé du public américaniste qui semble s’être lassé de s’en remettre au seul virtualisme («Yet, while it may be true that only limited progress has been made in reinvigorating the U.S. political/media structure, it can’t be denied that a significant change has occurred in public awareness of the problem.»).

Quatre ans pour conduire un système de cette puissance au terme de sa confrontation avec lui-même. Les temps vont vite, l’Histoire est pressée. Les petits hommes ont assez joué.