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124227 mars 2007 — Le nouveau secrétaire américain à la défense Robert Gates est une «surprise enthousiasmante» tandis que Rice est «le plus puissant secrétaire d’Etat des Êtats-Unis, peut-être depuis Kissinger, et elle s’est débarrassée de toutes les antennes extrémistes du département». Ainsi peut-on alterner des jugements assez justes avec des bêtises surprenantes d’ampleur et d’inculture politique, même si l’on fait partie d’une délégation du plus haut niveau des institutions européennes, Solana en tête, après une visite à Washington la semaine dernière.
Ces impressions nous viennent d’une source que nous aurons l’élégance de ne pas identifier et qui, à Washington, a suivi indirectement mais très précisément le déplacement de la délégation européenne, — avec principalement rencontres de Gates, de Rice et de Heyden (patron du NSC), parfois dans des conditions chaleureuses (dîner intime Solana-Heyden, entre copains, dans un petit resto discret). L’atmosphère y fut «chaleureuse, dans un état d’esprit excellent, presque enthousiasmante. Les Américains n’ont cessé de répéter aux Européens que l’Europe était une alliée indispensable, notamment au niveau de la sécurité». Une sorte de super-Royaume-Uni, si l’on veut, ce qui fait un compliment ambigu. Il n’empêche, ils (les Européens) en ont été ravis. Qui s’en étonnera ?
Voici les principaux thèmes de satisfaction, pour notre propre intérêt et selon notre sélection.
• La période de hubris de la politique étrangère US, avec l’unilatéralisme qui va avec, est définitivement terminée, — over, point final. Les USA sont à nouveau «un partenaire sérieux, responsable», sur lequel on peut désormais compter. C’est dans cette optique qu’il faut placer l’affirmation déjà mentionnée du caractère indispensable, pour les USA, de l’alliance européenne.
• La délégation européenne est persuadée que le vice-président Cheney et son équipe sont marginalisés. Le Diable a été envoyé en stage au purgatoire.
• On assiste à une “marche-arrière toute” sur la question iranienne. On a assuré aux Européens qu’il n’était plus question d’attaque et que l’approche diplomatique des Européens était grandement appréciée.
• C’est le domaine des anti-missiles qui apporte aux Européens le plus de satisfaction. Gates a été à cet égard un interlocuteur particulièrement apprécié. Il dit «comprendre parfaitement les préoccupations des Européens, et même celles des Russes. Il a même eu cette comparaison : que penseraient les Américains si les Russes faisaient passer sous leur influence la Californie, le Nouveau-Mexique et le Texas ?» (ce dernier point, allusion à l’influence acquise par les USA dans des pays ex-soviétiques comme l’Ukraine, la Géorgie, etc.). Gates a affirmé qu’il ferait tout son possible pour «forcer à une nouvelle approche dans la question des anti-missiles, notamment avec des consultations approfondies avec les Russes, jusqu’à évoquer la possibilité d’une coopération avec ces mêmes Russes dans le réseau lui-même…»
Débarrassons-nous de l’accessoire : faire de Rice un secrétaire d’Etat puissant est risible et nous inquiète un petit peu quant au reste des jugements. La chose (ainsi que la fin de l’unilatéralisme US) avait été proclamée une première fois en février 2005 (voyage de Rice puis de GW-Rice en Europe, en vue d’une “réconciliation” solennelle, parfaitement réussie comme l’on voit puisqu’il s’agit aujourd’hui d’une deuxième “réconciliation”.) Rice est une personnalité falote, qui navigue entre les tendances majoritaires de l’administration, qui a peur de Cheney, qui a une audience certaine chez Bush mais n’a jamais pu la concrétiser en influence et avantages politiques, qui ne cesse de construire sa prétendue “puissance”, affirmée dès sa nomination en 2004, en donnant des gages à ceux qu’elle élimine prétendument (le plus récent : départ du modéré Zelikow, remplacé par le néo-conservateur extrémiste Eliot Cohen). Bref, la délégation européenne s’en est tenue aux apparences, à la politesse qu’on doit à une dame secrétaire d’Etat, African-American de surcroît, et à la fascination habituelle chez les Européens pour les USA.
(En passant, et pour l'accessoire toujours: la mise à l'écart de Cheney nous paraît un diagnostic bien rapide. C'est croire à la stabilité des choses à Washington, c'est ne rien entendre à la situation de Washington. L'influence de Cheney est à éclipses, un peu comme celle de tous les autres. L'éliminer du processus de décision est une conclusion bien audacieuse et très idyllique.)
L’épisode Gates est, par contre, extrêmement intéressant. Il ne fait plus aucun doute que Gates est un modéré à l’intérieur de l’administration GW, opposé aux projets bellicistes en cours. Le plus intéressant pour nos préoccupations actuelles est ce qu’il a dit à ses interlocuteurs européens des anti-missiles. Il n’y a aucune raison de ne pas prendre pour argent comptant ses affirmations, la réalisation de l’aspect contre-productif et déstabilisant des anti-missiles en Europe étant d’une évidence confondante. Le problème est la capacité de Gates d’intervenir dans le sens qu’il dit, d’une part, et l’aspect, paradoxalement, éventuellement déstabilisant de son intervention, d’autre part.
• Bloquer sa bureaucratie dans son élan de déploiement des anti-missiles ? Il l’essaiera, sans doute, mais est-il sûr qu’il y parviendra ? Il y a un précédent fameux : Reagan et la SDI. Contrairement à la “narrative” qui nous est en général servie, la SDI (la “guerre des étoiles”, première idée d’un réseau anti-missiles) est une idée personnelle de Reagan. Un article du Bulletin of Atomic Scientists datant d’octobre 1987 racontait les origines de la SDI, notamment avec le témoignage du conseiller scientifique de Reagan, George Keyworth. Il montre un Reagan réellement obsédé par les perspectives d’anéantissement réciproque et concevant la SDI comme l’amorce d’un système destiné à éviter une guerre nucléaire et pouvant devenir commun avec l’URSS, — notamment avec l’idée extraordinaire du partage/transfert des technologies avec l’URSS. Le discours fut rédigé par Reagan lui-même (Keyworth : «This was a speech that came from the president’s heart. The president wrote the speech in the end.»), avec une toute petite équipe du NSC autour de son directeur McFerlane, dans le plus grand secret. Le Pentagone ne fut mis au courant du discours que le 20 mars 1983 (le discours fut donné le 23) et ne put réagir. (Gil Rye, un des planificateurs du NSC impliqué dans le projet : «Had we given the paper, there certainly would have been no speech.») Le discours eut lieu. En deux ans, sa substance fut pulvérisée. (Contrairement à la même “narrative”, les critiques les plus virulentes au départ contre la SDI vinrent de Washington, pas d’une Europe craignant une Amérique stratégiquement isolationniste.) Il ne fut bien entendu plus jamais question de transferts de technologies vers l’URSS, les remarques des journalistes dans ce sens dans les conférences de presse étant prestement étouffées avec un clin d’œil concernant l’âge du capitaine, — pardon, du président. La SDI fut entièrement transformée en un projet (puisqu’elle ne fut jamais réalisée) d’acquisition de la supériorité stratégique des USA sur l’URSS. Reagan n’y put rien et ne tenta d’ailleurs jamais rien de sérieux.
• L’intervention du modéré (mais néanmoins républicain) Gates peut avoir des conséquences inattendues, vu la diversité et la concurrence des divers centres de pouvoir à Washington. Par exemple, elle peut pousser le Congrès démocrate, jusqu’ici réticent notamment pour raisons financières et partisanes (système républicain) à l’égard de la BMD, à trouver des avantages nouveaux à ce système. Les démocrates ont d’autres arguments pour cela : ils sont favorables à l’élargissement maximal de l’OTAN vers l’Ukraine et la Géorgie et professent une hostilité à peine déguisée contre la Russie pour diverses raisons (activisme des centres démocrates de démocratisation dans les pays ex-soviétiques ; attention pour l’électorat d’origine polonaise et anti-russe de la région de Chicago, très pro-démocrate).
• Si le système est “communautarisé” et “européanisé” pour faire plaisir aux Européens, il ira directement à l’OTAN. Cela signifie plusieurs choses : que faire du projet OTAN en gestation intellectuelle approfondie (un rapport de 10.000 pages [ouf] a été rédigé sur le sujet l’année dernière) ? Que vont dire les Européens partisans d’un programme européen, avec technologies européennes, — les Français en tête ? Que vont dire les Européens en général si les USA, comme c’est très très probable, leur demandent, en échange des amabilités de Gates, de participer au financement d’un programme américain devenu OTAN, constitué de technologies US ?
• Partager avec les Européens, voire avec les Russes ? Qui aura le pouvoir de décision ? Se réunira-t-on à 27 + les Russes après trois jours de polémique pour choisir un lieu de réunion qui ne fâche personne, et surtout pas les Polonais avec les Russes, avant de décider d’un tir d’anti-missiles contre un ICBM fantasmatique et nord-coréen tiré trois jours plus tôt et évoluant à 25.000 km/h? Laissera-t-on les Européens et les Russes contrôler des technologies US ? La bureaucratie pentagonesque et le Congrès diront-ils “Amen” … ? Autant de rêveries romantiques et touchantes.
• Que dira-t-on aux braves Polonais qui se sont mouillés jusqu’au cou pour être les interlocuteurs exclusifs des USA et comptent sur ce système, — auquel participeraient éventuellement les Russes ! — pour les protéger contre les Russes ?
Conclusion-I : l’affaire n’est pas finie et elle risque de nous faire encore bien rire, façon efficacité tendance Pentagone.
Conclusion-II : les Américains vont vraiment très mal pour faire cette sorte d’efforts de séduction vers les Européens.
Conclusion-III : Solana est vraiment très fatigué (on le sait depuis longtemps) pour éprouver de tels enthousiasmes et son remplacement serait peut-être une bonne chose. Par Michèle Alliot-Marie, par exemple ? (On en parle.)