L’inéluctabilité de la crise (suite)

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L’inéluctabilité de la crise (suite)

16 avril 2007 — Wolfowitz a donc l’intention de se battre. L’habituelle transmutation du virtualisme est en train de se faire. Ce qui était au départ un scandale assez commun prend l’allure d’une bataille politique fondamentale.

Hier, le Financial Times signalait effectivement que les pays européens avaient pris la tête d’une offensive destinée à obtenir le départ du directeur de la Banque mondiale. Les arguments ont évolué et l’on se trouve désormais sur un terrain politique, avec une opposition entre les Européens et Wolfowitz, lequel est soutenu par l’administration GW Bush et certains pays.

«European leaders took the lead on Saturday in voicing public criticism of Paul Wolfowitz, the embattled World Bank president, as a divided international community wrestled with whether to press for the Bank chief’s resignation.

»Mr Wolfowitz himself, meanwhile, lobbied world finance and development ministers gathered in Washington to stay in the job, chalking up expressions of support from several African leaders and positive remarks from Japan.»

• Un intéressant article (ce matin) sur l’évolution de cette affaire est celui de Larry Elliott, qui dirige les affaires économiques au Guardian. Elliott décrit de cette façon, à la fois caricaturale, sommaire et sans doute très juste, l’évolution de la position du directeur de la Banque mondiale face aux pressions exercées pour son départ. On retrouve assez curieusement les ingrédients de l’affrontement de la guerre contre l’Irak : «Wolfowitz, a man not short of self-confidence, believes that he has done nothing wrong and is not the sort to give up without a fight. By the weekend, he and his advisers had managed to turn the issue into a trial of strength between the European cheese-eating surrender monkeys determined to prevent him from sticking it to a bunch of kleptocratic African dictators and the Bush administration.»

• Mais l’article de Elliott est intéressant parce qu’il va notablement plus loin dans l’analyse, en tournant son attention vers le système financier mondial (Banque Mondiale + Fond Monétaire International [FMI, ou IMF en anglais]). Alors que la situation de la Banque Mondiale a été l’objet d’attentions précises depuis le scandale Wolfowitz, Elliott rapproche les deux institutions pour y observer une situation assez similaire alors que les directeurs sont très différents. Alors que Wolfowitz est une personnalité forte qui imprime une direction politique correspondante à l’idéologie courante, le directeur du FMI est décrit comme effacé et de piètre envergure (ce qui n’empêche pas à la même idéologie d’être à l’œuvre puisqu’elle est systémique et non machinée par les hommes). C’est assez normal puisque Washington domine tout cela, que le directeur de la Banque est US par tradition (donc une personnalité forte, rompue aux exigences du système), le directeur du FMI non-US par tradition, pour maintenir la façade égalitaire (donc une personnalité faible, certes manipulée par Washington mais à qui Washington ne fait qu’une confiance limitée, — l'Espagnol Rodrigo de Rato).

«The Fund and the Bank are similar organisations with similar problems: both are sprawling bodies that try to do too much and as a result do too many things badly; both are struggling to find a new identity in a world that has changed much faster than they have; both are ideologically driven, and both have leadership problems.

(…)

»Fund insiders say its staff are just as unhappy at the lack of leadership as their more vociferous colleagues at the Bank. That's not surprising since Mr de Rato aptly fits Churchill's description of Attlee: a modest little man with much to be modest about.»

• Elliott s’attarde sur la situation du FMI, qu’il décrit comme à peu près aussi catastrophique que celle de la Banque, — ce qui permet de parler d’une situation systémique catastrophique. Officiellement, le FMI décrète que tout va bien dans le monde et qu’il va très bien lui-même : «While all this was going on, the Bank's sister organisation, the IMF, was sitting pretty. After years in which its expensive policy failures — exemplified by the king-sized foul-up in Argentina – had made it the focus of activist protest, the Fund rolled out its latest forecasts of the global economy showing the longest period of sustained strong growth since the late 1960s and early 1970s.»

• En réalité, bien entendu, la situation est catastrophique. Le FMI est totalement perverti par l’idéologie. Il aggrave les situations graves et compromet les rétablissements. Les plus grandes réussites viennent des pays décidant de se passer du FMI, — l’Argentine étant le bon exemple illustrant l’incroyable et catastrophique calamité que constitue le système financier international. D’ailleurs, de plus en plus de pays dédaignent les avis du FMI pour jouer leur propre jeu ; cela aussi est une marque de la décadence de l’influence US. Elliott nous explique tout cela.

«On the face of it, the Fund is moving in the right direction…

»Beneath the surface, things don't look quite so good. Observers of the international economic scene over the past 20 years would spot that the policy prescriptions that have emerged from multilateral surveillance are precisely the same ingredients for a rebalancing of the global economy that have graced G7 communiques for time immemorial, including the one released on Friday. And the message from all these bits of paper is that countries pay lip service to the idea that they are going to turn over a new leaf and then carry on as normal. Should the US or China blow a raspberry at the Fund, nothing will happen.

»It would also be wrong to think that the IMF was going to concentrate on macro-economic advice and pull out of the development business, where its record is poor. A report by the Independent Evaluation Office found that the Fund's programmes in sub-Saharan Africa were poor — a statement of the blindingly obvious if ever there was one. But don't expect the Fund to stop trying to micro-manage the economies of developing countries any time soon.

»Nor is the Fund's view of the world devoid of ideological bias. The Centre for Economic Policy Research in Washington last week published a study of the Fund's economic forecasts for Argentina before and after the debt default of late 2001. Before the crisis, when Argentina was the poster child of the Fund, IMF forecasts were consistently over-optimistic about Argentina's growth prospects. Three months before the default, for example, the Fund was expecting the economy to grow by 2.6% in 2002. In the event, it contracted by 10.9%.

»After the crisis, Argentina decided it had had enough of the Fund's austerity programmes and did its own thing: it abandoned the peso's peg with the dollar, targeted the real exchange rate to prevent it appreciating and refused to cut public spending. The Fund predicted economic disaster and has been proved spectacularly wrong. Not only has growth been at least double the Fund's forecasts but the rates of expansion have been close to those of China.»

L’enchaînement de la crise

Une fois de plus, nous voyons le mécanisme de “crise systémique” en marche ; ou, comment un accident fortuit et banal (Wolfowitz, la fesse & le népotisme) évolue vers une crise fondamentale de tout un système (le système financier mondial, outil manipulateur US par excellence).

Le processus est limpide, et dû à la faiblesse de caractère et la faible conscience de solidarité et du devoir des hommes en place. Wolfy est un homme brillant, mais un idéologue arrogant et aveugle, préoccupé des seuls intérêts de la caste idéologique et affairiste qu’il représente.

Le processus ?

• L’incident de départ (Wolfowitz, la fesse & le népotisme), où la personne impliquée n’a aucune chance. Dans une situation “saine” d’un système en bon état de marche, Wolfowitz doit partir, si l’on ose dire, la queue basse.

• Il n’en fait rien et c’est la “politisation”. (L’affaire “Wolfowitz, la fesse & le népotisme” devient un complot des forces idéologiques hostiles anti-US, à l’image du complot des pays européens [«the European cheese-eating surrender monkeys»] anti-guerres en 2003, — avec la surprise de voir cette fois le Financial Times inclus dans cette cohorte). C’est un moyen de grandir une cause médiocre et faible en une bataille idéologique. On rallie les amis et les structures intéressés. En face, le ralliement devient effectivement politique alors qu’il était de pure circonstance vertueuse au départ.

• L’affaire étant transformée en substance, les problèmes chroniques et urgents du système, dissimulés comme on fourre les mégots sous le tapis, réapparaissent à la lumière et s’imposent dans l’urgence. On découvre que tout ne va pas bien du tout. C’était évident dès le départ (la nomination de Wolfowitz impliquait une capitulation des Européens et une accélération et une aggravation d’une situation déjà connue comme difficile) mais on s’en dissimulait là-dessus. Non seulement ce n’est plus possible, dans tous les cas pour le moment, mais la sordidité de l’affaire Wolfowitz, donc sa faiblesse personnelle temporaire, invite à mener une offensive sur ce sujet annexe pour un résultat sur le fondamental.

Il y a de quoi sourire mais aussi de quoi tirer des conclusions importantes de l’inconséquence et du désordre d’un personnel qui n’est plus à la hauteur des exigences du système. Qu’une affaire aussi piètre que celle de “Wolfowitz, la fesse & le népotisme” menace effectivement de déboucher sur une crise politico-financière et un affrontement sur les structures mêmes du système financier mesure la décadence de la chose.

Mais il faut aller plus loin encore dans le constat. Finalement, l’affaire Wolfowitz ne nous apprend rien de la faiblesse des hommes, notamment rayon braguette. Par contre, elle nous en dit infiniment à propos de la faiblesse du système. De fil en aiguille, en 4 ou 5 jours de temps, l’affaire “Wolfowitz, la fesse & le népotisme” entre dans une phase où naissent des mises en question du système général, elle fait rebondir une fois de plus l’affrontement entre l’Europe et les USA (avec la cerise sur le gâteau de voir les Britanniques et le Financial Times du côté européen), — bref, elle met en cause encore une fois l’unité d’action et d’ambition du système occidentalo-américaniste. La conclusion est plutôt que si le personnel au service du système “n’est plus à la hauteur des exigences du système”, c’est parce que le système lui-même est dans un tel état de décadence qu’il n’est plus capable de justifier ses exigences par une vigilance, une attention et une créativité à mesure. Nous dirions que la décadence des hommes (ou la confiance faite à des hommes décadents) n’est pas la cause mais la conséquence de la décadence du système. Wolfowitz est, après tout, complètement conforme.

Pour le reste et d’une façon générale, cela ne signifie pas nécessairement la fin des haricots car le système reste en apparence d’une puissance considérable. C’est un coup de boutoir de plus contre l’édifice, déclenchant une pluie de poussière et de débris de matières pourries, comme indication de l’état des lieux. Ainsi le système est-il toujours “d’une puissance considérable” et, en même temps, d’une vulnérabilité et d’une faiblesse considérables.

C’est toujours comme ça qu’a fonctionné cet artefact systémique qu’est l’américanisme. En 1929, c’est au sommet de sa puissance que le système américaniste a connu le coup de boutoir terrible du “Mardi Noir” d’octobre. Il s’en est relevé aussitôt puisqu’au printemps 1930, Wall Street avait retrouvé le niveau de fin 1928, — pour se trouver précipité ensuite, avec une brutalité incompréhensible, dans les abysses insondables de la Grande Dépression (particulièrement 1931-1933 avec rechute en 1937 et sauvetage in extremis avec la guerre). Personne n’avait prévu cela et personne n’a jamais pu expliquer, économiquement et financièrement, ce phénomène historique.