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14624 mai 2007 — Il est temps que nous parlions de cette affaire qui, depuis le 23 avril (article de Aviation Week & Space Technology, accès payant) ne cesse de prendre de l’ampleur. Le Japon veut des F-22 Raptor. L’insistance des Japonais pour obtenir le chasseur le plus avancé des USA (et du monde, of course) est impressionnante. Elle est aussi efficace car les Américains reculent et semblent devoir envisager de “céder”. C’est une histoire pleine d’enseignements.
D’abord, observons que l’article de AW&ST tente de mettre le désir du Japon d’acquérir le F-22 dans une perspective bureaucratique rassurante, en signalant un précédent.
(Nous disons “rassurante” parce que la demande japonaise, qui n’est pas loin d’être une exigence, devrait effrayer considérablement les milieux bureaucratiques du Pentagone, du Congrès et de l’industrie. Le F-22 est le Saint-Graal technologique de l’industrie d’armement et aérospatiale US. Que va-t-il se passer s’il tombe dans des mains étrangères et néanmoins étranges? En réalité, l’analogie ci-dessous n’a guère de sens réel, bureaucratiquement parlant. Le F-22 est d’une nature différente du F-15, du point de vue de l’intégration des systèmes, de l’architecture de ces systèmes. Il est le cœur du dispositif de contrôle de l’espace aérien par les USA et ses technologies sont les outils de cette mission titanesque, — tout cela, du point de vue de la bureaucratie US) :
Remarques de AW&ST : «There also seems to be a Pentagon precedent for meeting Japan's high-tech needs.
»“We had an identical situation with the F-15,” says a U.S. aerospace industry official close to the program. “It was a point of pride with the Japanese, and even though the F-15 was considered exceptional technology, they had it within two years of initial operational capability in the U.S. Air Force. The U.S. Air Force and the Japanese Ministry of Defense want the sale to take place, but what's missing this time is someone pushing it at the State Dept. level. There needs to be political pressure, but right now there's no vocal advocate.”»
L’article d’AW&ST citait des “officiels japonais”, sans plus de précisions («Top Japanese military officials are quietly but firmly insisting they want the U.S. to release the F-22 to compete for the air force's F-X fighter program, and are adamant about fielding the most advanced air-combat technology available»). Depuis, la situation s’est considérablement précisée. Le Premier ministre japonais, recevant le secrétaire à la défense Robert Gates le 2 mai à Tokyo, a mis la question du F-22 sur la table. Des entretiens à un si haut niveau sur une question si spécifique mesurent l’importance que les Japonais attachent à la chose, — et la question n’est plus spécifique du tout pour la cause. (Selon un article de Defense News du 2 mai) :
«Japan’s defense minister, Fumio Kyuma, has asked U.S. Defense Secretary Robert Gates for top-secret technical data about the Pentagon’s prized F-22A Raptor, which Tokyo would like to buy.
»“We have heard the capability [of the F-22A] is quite high,” Kyuma said May 2 in Washington. “But without more concrete information disclosed, we won’t be able to know” about a number of technical and performance specifications. Japanese officials have so far been unable to acquire in-depth information about the so-called fifth-generation fighter jet because of a U.S. law — the so-called Obey amendment — that bans sales of the platform.
»“Because of U.S. laws, we cannot know the specific capabilities of the F-22,” Kyuma said.»
Dans cette affaire est posée la question du transfert de technologies d’un des systèmes US les plus avancés. On découvre que les Américains, contrairement à ce qu’on pouvait attendre, sont assez ouverts à cette perspective. Mardi dernier, un officiel US déclarait à Reuters que «there is a growing feeling [in Pentagon] that this is be the right time to look at it». Un avantage annexe, — qui pourrait devenir central, — est qu’une vente de F-22 au Japon pourrait aider à réduire le prix de l’avion pour l’USAF et prolonger son actuelle commande de 182 vers des chiffres plus sérieux (381 exemplaires restant le but réel de l’USAF). D’autre part, une vente au Japon pourrait susciter d’autres ventes (à Israël ? Si Israël en veut ; à l’Australie ? Etc.).
On verra que le principal problème pourrait s'avérer celui qu'on retrouve, toujours le même avec les USA: l’emprisonnement des décisions et de l’action par une paralysie bureaucratique phénoménale.
«Pentagon spokesman Air Force Maj. Patrick Ryder declined to discuss the Gates-Kumya meeting, but did say, “I can tell you that, by law, the F/A-22 is not available for international sale. There has been specific legislation to that effect since 1997.” Ryder cited the fiscal 2007 defense appropriations act, which says, “None of the funds made available in this Act may be used to approve or license the sale of the F-22A advanced tactical fighter to any foreign government.”
(…)
»Before such a transaction could go down, a collective change of mind from the Pentagon, Foggy Bottom and Capitol Hill would be necessary. Each entity has long been opposed to exporting the Raptor — even to Washington’s closest allies — because many worry the plane’s most-advanced, super-secret systems could end up in the hands of potential future foes such as China. That Asian giant is viewed by some military scholars and analysts as the one nation that could legitimately mount a conventional war against American forces.
»Air Force and Pentagon officials, as well as top analysts, have said that before Washington would agree to sell the fighter to Japan or any ally, that government would have to adopt strict provisions to keep F-22A technologies from being sold to other nations.
»Industry officials and analysts have also said the United States may seek to offer any serious Raptor suitor a slightly “watered-down” version of the plane, fitted with fewer of the highly advanced systems slated for the American model.»
Le langage qu’on découvre sans la moindre ambiguïté (essentiellement du côté japonais mais aussi, et là d’une façon surprenante, chez certains du côté US) illustre trois caractéristiques de l’affaire de l’achat éventuel du F-22 par le Japon, précisant ainsi l’importance signalée plus haut :
• Les Japonais et les Américains sont sans doute avancés sur la voie de l’idée d’un achat japonais du F-22. Cette possible commande, traitée au niveau le plus haut, est considérée d’une façon très sérieuse par les deux partenaires.
• Pour les Japonais, il s’agit d’une affaire stratégique majeure, qui concerne les possibles menaces stratégiques telles que ce pays les perçoit (les Japonais, soutenus par les Américains qui veulent en faire leur allié le plus agressif dans la région, partagent les évaluations paranoïaques US). Certains analystes, comme l’omnipotent Lauren Thompson du Lexington Institute (une sorte d’“officieux” du Pentagone, surtout de l’USAF), vont plus loin. Pour Thompson, le F-22 est idéal pour la défense contre des cruise missiles chinois, et un F-22 japonais «serait une part intégrante d’une future architecture anti-missiles intégrant le Japon». (Message de l’USAF, via Thompson : rien à craindre, les F-22 japonais seront contrôlés par les USA, puisqu’une telle architecture serait obviously sous contrôle US. Traduction : l’USAF n’est pas du tout contre la vente de F-22 au Japon, notamment à cause des implications sur ses propres commandes [voir plus haut].)
• En conséquence de ce qui précède, les Japonais jugent que les restrictions sur les transferts de technologies doivent être levées. L’argument est difficilement parable : si le Japon joue à fond le jeu de la paranoïa US, comme il semble le faire, on ne peut lui refuser les moyens de l’alimenter. Dans ce cas, la paranoïa stratégique constitue une force puissante contre la paranoïa bureaucratique qui tend à protéger la technologie US de toute incursion étrangère et impure.
Le constat général auquel on est conduit est que les initiatives stratégiques déstructurantes sans nombre qu’ont lancées les USA depuis 2001 font de plus en plus sentir leurs effets pervers, — effets “blowback” si l’on veut, — effets pervers du point de vue US, bien entendu. Dans ce cas, il s’agit des exigences japonaises au niveau de l’armement et des technologies, exigences justifiées par le rôle stratégique que les USA ont dévolu au Japon. La réponse étonnamment arrangeante des USA indique la faiblesse de leur position dans de telles occurrences, alors que la protection des technologies dans un cas aussi évident que le F-22 est l’une des priorités nationales. Avant que n’éclate cette affaire japonaise, il était évident aux yeux de tous les observateurs que les USA n’envisageraient pas une exportation du F-22 selon une approche aussi fondamentale, où sont présentes des exigences de transferts massifs de technologies.
Cela ne signifie pas que les Japonais auront leurs F-22, ni/ou qu’ils les auront d’une façon satisfaisante en ce qui concerne les transferts de technologies. Cela ne signifie pas non plus, bien entendu, qu’ils ne devront pas payer des sommes pharamineuses pour leurs F-22.
Quittons le champ technique. Ce qu’on veut mettre en évidence ici est d’un autre ordre, attaché une fois de plus à l’“esprit de la chose” qui est essentiellement politique et psychologique. Dans cette partie et compte tenu des diverses forces et centres de pression en jeu, l’acquisition du F-22 par le Japon serait une victoire diplomatique par la reconnaissance du statut de puissance qu’elle constituerait de la part des USA pour le Japon.
Les USA se mettent partout en position de devoir faire des concessions aux alliés qu’ils ont mobilisés dans leurs initiatives diverses. Ce qui était à l’origine une manifestation de la puissance d’influence US devient, après les avatars de la puissance militaire US (Irak et le reste), une nécessité d’allégeance des USA aux engagements ainsi contractés.
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