Un “moment maistrien” futile et révélateur

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Un “moment maistrien” futile et révélateur

12 mai 2007 — Loin d’en rabattre, nous en rajoutons insolemment. Vive Joseph de Maistre! Et voici l’analyse maistrienne que nous faisons de l’escapade du petit Nicolas. Nous y sommes conduits par un sondage, publié le 11 mai par un Figaro manifestement soulagé de voir le bon peuple de France faire le bon choix. En d’autres termes : vive les vacances du petit Nicolas.

«Le début de polémique sur les vacances à Malte de Nicolas Sarkozy n’a pas trouvé de relais dans l’opinion. C’est l’enseignement principal de notre Politoscope hebdomadaire.

»58% des Français ne jugent “pas choquantes” les conditions du séjour du futur chef de l’Etat, qui a notamment effectué une croisière sur un yacht prêté par l’industriel Vincent Bolloré. Sans surprise, les électeurs de droite sont une majorité à juger ce voyage normal, tandis que ceux de gauche sont “choqués” (67% des électeurs socialistes et 76% de ceux de l’extrême gauche).»

Par ailleurs, Vincent Bolloré, l’ami-riche du petit Nicolas, s’explique un peu partout dans la presse, ce qui est notamment rapporté par le même Figaro. Bolloré cherche à nous convaincre qu’il est un homme honorable, ce qui n’est probablement pas vraiment faux (pourquoi pas), et qu’il n’a pas vraiment de contrats avec la puissance publique (ce qui n’est sans doute pas faussement vrai, après tout). Explication d’un Figaro soudain devenu vertueux :

«Dans deux interviews vendredi, l'industriel minimise ses liens commerciaux avec la puissance publique, même si son groupe a bien bénéficié de plusieurs marchés publics.

»“Nous n'avons aucun contrat avec la puissance publique” a réaffirmé vendredi matin Vincent Bolloré dans une interview au Parisien Libéré et une autre sur RTL. Après la polémique née du prêt de son yacht au futur chef de l’Etat, il défend son indépendance : “Nous sommes le groupe français par excellence qui reste totalement indépendant de l'Etat”. Une affirmation également relayée par Nicolas Sarkozy, pour qui le patron français “n'a jamais travaillé avec l'Etat”.

 

»A lire le Journal Officiel, la réalité est quelque peu différente. Il suffit d’une petite recherche sur son site web pour retrouver trace d’au moins deux marchés publics attribués au groupe ces dernières années…»

Détails anatomiques : tout le monde s’incline…

On conviendra que toute cette affaire et les diverses réactions enregistrées ont un aspect fortement dérisoire. Nous voudrions les utiliser pourtant d’une manière exemplaire, pour en faire une description selon une méthode que nous affectionnons (on reconnaîtrait aisément la méthode maistrienne [Joseph de Maistre] mais nous n’insistons pas pour ne pas irriter certains de nos lecteurs). D’autre part, nous avouons qu’agir de la sorte nous repose des jugements ramenés à la diatribe, à l’incantation, à la fureur, au dénigrement et à l’obsession soupçonneuse, — dans un sens et dans l’autre d’ailleurs.

Essayons de faire l’anatomie de cette affaire dérisoire et d’une grande signification, en commençant par sa description.

• Sarko, redevenu une sorte de “petit Nicolas” (à la Sempé) ou qui n’aurait jamais cessé de l’être, transforme ce qu’il annonçait comme une retraite solitaire pour se préparer à la fonction haute et majestueuse de président en un séjour sur le yacht éclatant de luxe et de soleil de l’ami Bolloré, ancré au large de Malte. Peut-être ne fut-il d’ailleurs jamais question d’autre chose. “Faute de goût”, pensons-nous. Comme on voit, la majorité des Français ne pensent pas comme nous. Cela ne nous désespère pas vraiment, en démocrates exemplaires que nous sommes.

• La presse bien-pensante, de Libé au Monde s’exclame. Elle trouve le voyage du président un peu trop tapageur, trop “jet set”, trop “friqué”. On ironise, on méprise, on presque-condamne. Le petit Nicolas, qui fait du jogging à La Valette avec quelques gardes du corps au souffle long et son T-shirt NYPD (New York Police Department, celle de la “tolérance zéro”de l’ancien maire Giulianni), rencontre par hasard des journalistes qui passaient par là et leur dit qu’il n’a que faire des humeurs médiatiques et parisiennes. Ah mais quoi ! Libre et libéral, on est.

• Il n’empêche, le séjour de dix jours se transforme illico presto en une escapade de deux jours. Dès mercredi, il est de retour à Paris. Le petit Nicolas a cédé, — comme dit Raphaëlle Bacqué, du Monde : «Il a cédé. Il est président maintenant, et il commence à découvrir que c’est différent…»

• Pour autant, le bon peuple ne lui en veut pas, ce qui montre bien après tout qu’il n’y a pas eu à proprement parler “faute” du nouveau président, — certainement pas selon les canons de l’époque, encore moins selon les canons anglo-saxons. (C’est une vieille tradition anglo-saxonne, ces amitiés richissimes. Elle a même pris des allures institutionnelles avec l’installation du sombre Dick Cheney comme vice-président, gardant un pied chez Halliburton pour continuer à alimenter sa propre fortune [évaluée à près de $100 millions]. Cheney a pris garde d’alimenter directement Halliburton dans la distribution des contrats irakiens qualifiés délicieusement pour la “reconstruction” de l’Irak. Mais cela a toujours été le cas. Le sombre Nixon avait comme ami intime un milliardaire surnommé “Bobo” Rozo qui le recevait sur son yacht luxueux, — à voile, celui-là, donc plus respectable, — et faisait affaire fructueuse avec la puissance publique sans s’en cacher. C’est ce que nos commentateurs français bon chic nomment “un rapport décomplexé à l’argent” de la part de ces hommes publics.)

• Pour autant, même le richissime Bolloré s’est cru justifié de se justifier et de faire feu de tout bois d’une vertu dont tout le monde, en réalité, se fout du tiers comme du quart. Il n’empêche, nous avons eu droit à diverses interviews et enquêtes minutieuses qui renforcent l’idée que ces capitaines d’industrie restent soumis, dans l’apparence de leur comportement public et d’ailleurs de leur propre volonté, à une idée de la vertu qui place le bien public au-dessus de leurs biens privés.

Interprétons cette affaire exemplaire et dérisoire, et d’autant plus exemplaire qu’elle est dérisoire. Personne n’en sort vertueux. Tout le monde a agi ou est intervenu, la plupart du temps à contre-temps et pour une cause faussée.

• Le petit Nicolas a manifestement fait une faute de goût qu’il s’est obligé à rattraper en un acte de contrition (retour précipité), non pas poussé par une vertu soudaine mais par la crainte d’une mauvaise réputation.

• La presse MSM a réagi par goût du sensationnel, en camouflant cette tendance derrière une attitude moralisatrice où elle croit parler au nom du peuple vertueux scandalisé par l’attitude du président.

• Le peuple soi-disant vertueux ne l’est pas du tout en cette circonstance. Il rigolerait plutôt, disant implicitement et d’une façon cynique: “puisqu’il peut en profiter, qu’il en profite”. Il ne sort pas à son avantage. Il semblerait que le peuple ait épuisé toute sa vertu pour cette saison en sanctifiant la campagne d’affirmation de l’identité nationale par une participation massive à l’élection (84% et 86%) qui, à son tour, sanctifie et verrouille un système plus que jamais “souverainiste” et identitaire.

• Signalons la cerise sur le gâteau d’un Bolloré qui, pour se justifier sans nécessité, a choisi également de contre-attaquer en pulvérisant d’une manière succulente la dernière prétention humaine à la vertu dans cette affaire. Bolloré a exhumé une photo qui mouche la gauche vertueuse s’exclamant à propos des mauvaises fréquentations de Sarko, en montrant Léon Blum visitant un Bolloré en 1946. (Voir Le Figaro du 11 mai : «Le chef d'entreprise Vincent Bolloré nous a fait parvenir une photo, où l'on peut voir Léon Blum posant sur le perron du manoir de la famille Bolloré, à Quimper à l'été 1946, où l'ancien président du Conseil était venu séjourner. Il se tient au côté de Gwenn Bolloré, ancien du commando Kieffer qui s'illustra à Ouistreham, lors du débarquement de Normandie. Vincent Bolloré, qui assurait que sa famille avait reçu Léon Blum, avait été “formellement démenti” par les héritiers de celui-ci.»)

Un seul domaine s’est trouvé renforcé et sort vainqueur de l’épisode. La fonction présidentielle dans son aspect transcendantal sort fortement renforcée de cette curieuse “épreuve”. Ceux qui devaient lui céder lui ont cédé. Les autres ont mis en évidence, par contraste, le ridicule dérisoire des différents acteurs, — lesquels, la prochaine fois et parce qu’ils ont été ridiculisés cette fois, feront encore plus attention pour ne rien rater de leur rôle, et sur-réagiront à nouveau dans le sens qu’on a vu qui avantage objectivement la structure souveraine française.

Le schéma maistrien est respecté. Les acteurs de la scène politique ne sont que des outils (employons ce mot plutôt que le sévère “scélérats” dont usait Maistre pour caractériser les acteurs de la Révolution). Peu nous importe qu’ils soient intelligents, vertueux ou sages. Ils sont manipulés ou s’auto-manipulent pour rester conformes au grand courant qui se manifeste. Dans ce cas, le “grand courant” est représenté dans l’arène politique par la réaffirmation de la dimension transcendantale de la fonction présidentielle et, au-delà, de l’Etat, et, finalement, de la nation. (Et non pas, comme on le comprend bien désormais, du peuple, — qui montre bien qu’il n’est lui aussi qu’un outil de la transcendance, actif et efficace dans l’occurrence qui importe, absent et peu vertueux dans une autre où son rôle est secondaire.)

Contrairement à des avis scandalisés ou crépusculaires qui nous ont interpellés, il nous semble excellent que le petit Nicolas se soit précipité la tête la première dans la première gaffe qui passait à portée. Cela permet aux grandes tendances du temps de prendre la mesure du personnage, et au personnage de commencer à accepter, bien forcé, le cuir épais qu’il lui faudra désormais porter pour assumer tout le poids et toutes les exigences d’une fonction lestée de la légitimité transcendantale de cette nation. Ainsi entre la sagesse, même chez les plus dérisoires, par la force s’il le faut.