Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
2542Reprenons le début de notre chronique de la semaine précédente, avec à peine une nuance (après tout, les Français sont des Européens et se prennent si complètement et si vertueusement pour des Européens lorsqu'il le faut) : “Les (Français) se déchirent-ils à propos de l'Irak et de la politique irakienne des États-Unis ?” Pas du tout. Les Français “se déchirent”, dans les salons et dans les rédactions, à propos d'un sujet qui leur sied bien mieux : l'antiaméricanisme. Les Français, c'est dit, sont tous des intellectuels et leur principale qualité, dont ils usent diversement, c'est bien connu, c'est l'intelligence.
Dans Le Figaro du 5 septembre, dans son supplément Figaro Littéraire, avec son titre « Le nouvel antiaméricanisme »; notamment, dans sa deuxième page intérieure, voici donc un débat : « Jean-François Revel, Emmanuel Todd : L'antiaméricanisme en débat ». (Article parmi d'autres, nous en sommes sûrs. Nous ne lisons pas tout mais sommes sûrs qu'on suivra l'affaire du débat sur l'antiaméricanisme partout dans les salons et dans les rédactions. Le Paris intellectuel réagit comme un seul homme aux stimuli de la mode et aux consignes du conformisme.)
[Le Figaro ne donne pas (“ne donne plus”, à l'heure de la rédaction de ces lignes) un lien d'accès à cet article. Ou bien, c'est horriblement incompréhensible et nous n'y comprenons rien, ce qui est plus probable. Il suffit de savoir que Jean-François Revel est là pour “L'obsession antiaméricaine” (Plon), Emmanuel Todd pour “Après l'empire, essai sur la décomposition du système américain” (Gallimard). Et il faut savoir aussi que nous n'avons lu aucun des deux livres ; nous le ferons probablement, et peut-être en parlerons-nous. On verra.]
Le débat Revel-Todd est bien significatif. Il se fait entre deux auteurs dont l'intelligence est au-dessus de tout soupçon. Il est significatif de la démarche française, en ce moment comme à tant d'autres moments. Dans les bruits du désordre de l'histoire lorsqu'elle menace de devenir chaos, les Français, — disons, les intellectuels français, c'est plus sûr, — prennent grand soin de poser leurs bardas, ou leurs stylos, et de s'asseoir, et de s'interpeller : causons, maintenant. Cela, après avoir écrit un livre ou avant d'écrire un livre ; et, si possible, devant des caméras de télévision.
En fait d'antiaméricanisme, ils n'en parlent pas vraiment. Ils parlent de l'Amérique, ce qui est un sujet honorable, ils parlent des erreurs ou, c'est selon, des qualités de l'Amérique, des critiques justes qu'on peut lui faire ou des calomnies qu'on déverse sur elle. Ils parlent de quelque chose qui est à la fois la cause et l'objet de l'antiaméricanisme, ils ne parlent pas de l'antiaméricanisme. Et ils parlent de ce quelque chose “à la française”, c'est-à-dire en voulant passionnément comprendre, c'est-à-dire, d'abord, en exposant leur propre méthodologie, leur propre humanisme, leur propre morale, c'est-à-dire, d'abord en parlant d'eux-mêmes ; puis, traçant un cadre approprié, “à la française”, qui soit leur reflet et leur miroir, où ils mettront l'objet de leur étude ainsi sorti du cadre naturel. Ensuite, ils excuseront ou condamneront, selon leurs propres règles bien plus que selon les mérites de l'objet de leur observation, en fonction des codes qui leur sont propres et communs, attentifs aux modes et aux consignes, tout cela éclairé brillamment, comme a giorno, par l'intelligence française.
Ainsi constate-t-on finalement qu'il n'y a pas vraiment de quoi débattre sur l'antiaméricanisme, car ils sont finalement (bis) tous les deux pas loin d'être d'accord. Revel fait une longue description historique des vilenies émises contre l'Amérique, farcie de lieux communs d'ailleurs (par exemple, le vieux canard pentagonesque qui veut faire de Reagan un visionnaire des budgets pharaoniques des armements, selon lequel « c'est grâce à l'Initiative de Défense Stratégique, dite “guerre des étoiles”, que les Russes se sont sentis dépassés technologiquement », — mon dieu, non ; les Russes n'avaient pas besoin d'une “initiative” qui n'a d'ailleurs jamais été prise pour apprendre ce qu'ils savaient depuis la chute de Krouchtchev et le programme de conquête de la Lune). A cette description de la cabale anti-US, Todd répond : « En ce qui concerne l'antiaméricanisme, je suis d'accord avec vous sur les années 1776-1996 », — ce qui implique que l'antiaméricanisme n'a aucune raison d'être jusqu'en 1996 (pourquoi 1996 ? Il faudra lire son livre). Il est facile de moquer de tels jugements. (Allez relire Chateaubriand et Tocqueville parmi tant d'autres, parce que leur vision évidemment critique est la base de tout antiaméricanisme qui veut se tenir.)
Les Français chérissent leurs plus fieffés ennemis, c'est dans leur genre, c'est leur intelligence qui veut ça. Pendant trois-quarts de siècle du XIXe, la France intellectuelle avec Hugo en tête s'est extasiée devant le progressisme et le modernisme du pan-expansionnisme prussien, jusqu'à la pile de 1870. On a aimé à nouveau le pan-expansionnisme bismarckien chez les intellectuels (cela rendait furieux Léon Daudet, ce personnage peu fréquentable soupçonné de moeurs politiques douteuses), jusqu'au crépuscule de 1914. Dira-t-on qu'on a continué la romance avec Vichy ? Pourquoi pas ? (Lire la thèse de Simon Epstein, Les dreyfusards sous l'Occupation, qui fait le compte, fiche par fiche comme c'est la coutume aujourd'hui, du comportement de la gauche dreyfusarde sous l'occupation. Le tout-Paris intellectuel s'en est étouffé silencieusement de rage.)
Alors, pourquoi pas le pan-expansionnisme américain (ou panaméricanisme) aujourd'hui ? Pourquoi ne pas trouver du charme aux thèses cogneuses de monsieur Kagan, aux plans pentagonesques de Paul Wolfowitz, aux sombres menaces de Dick Cheney ? Pourquoi ne pas découvrir comme un joyau l'éclair de l'intelligence dans le visage de GW plongé dans son éloquence texane ?
Mais parlent-ils d'ailleurs de ce qu'ils disent ? Ils parlent d'une façon intéressante mais pas vraiment du sujet. Car, par-dessus tout, il y a la rationalité française. Elle est bien présente lorsque Revel, le pourfendeur de l'antiaméricanisme, réagissant à une appréciation de Todd (« Je suis partisan de l'économie mixte, j'ai toujours considéré que le capitalisme un peu régulé par l'État est la seule forme d'économie possible... »), jette en réponse, à propos du capitalisme et, par conséquent, du capitalisme aux USA : « Mais il [le capitalisme] a toujours été régulé par l'État ! Le capitalisme pur, ça n'existe pas... » Todd, de répliquer à son tour : « Bien sûr », comme si cela va de soi. C'est là que le bât blesse : cela va si peu de soi que c'est complètement discutable jusqu'à être dénoncé, que c'est de l'Amérique vue par le rationalisme français, c'est-à-dire transformée.
[Le « capitalisme pur », ça existe, avec des modalités différentes c'est tout ; et si l'État « régule » effectivement, c'est qu'il s'agit de s'entendre sur la signification du mot “État” ; pour les Français, et Revel-Todd, c'est un machin qui marche plus ou moins bien et qu'on critique à qui mieux-mieux, mais qui garde à jamais la vertu exceptionnelle d'être l'application du principe régalien du bien public, au-delà des partis et des intérêts particuliers. Pour les US, c'est quelque chose de pompeux, présenté avec respect et admiration, mais qui n'est rien d'autre qu'un machin, un truc, un mécanisme au service des intérêts privés, qui est là pour répartir au meilleur avantage des actionnaires l'argent récupéré du citoyen et des aventures extérieures. Cela, une telle duplicité, la rationalité française ne peut l'imaginer. Aussi discourt-elle d'une Amérique qui n'existe pas, ou qui n'existe que dans les cafés, chez les éditeurs et chez les galopins germanopratins.]
Nos deux compères ne font que discuter de la maison et des affaires du ménage. Ils poursuivent in fine la discussion sur le marxisme qui a égayé tout le XXe siècle parisien, c'est-à-dire effectivement le sujet le plus pressant de notre temps historique. Même s'il ne le disent pas trop, car la matière est tout de même pas loin du ridicule, la chose affleure ici et là. (Un échange vient d'avoir lieu autour de l'affirmation de Todd selon laquelle l'économie US est prédatrice pour les autres, ce que conteste hautement Revel. Puis, Revel à nouveau, soupçonneux cette fois et le disant droitement : « J'ai quand même l'impression que vous vous ralliez à la vieille thèse marxiste selon laquelle l'économie de marché est une forme de cambriolage. » Et Todd, outré : « Pas du tout ! »)
On pourrait croire qu'il n'y a rien de vraiment changé. C'est vrai, les intellectuels parisiens restent semblables à eux-mêmes. Ils débattent et ils ont la passion du débat. Ils ont leurs tics, leurs manières. On retrouve tout ça, de l'époque précédente, et venu de l'époque d'avant là encore. Pourtant, il y a quelque chose de nouveau. Quand Todd, qui tient le rôle du “vilain petit canard”, c'est-à-dire de l'antiaméricain de service, s'exclame : « Je ne donne pas dans l'antiaméricanisme civilisationnel ou obsesionnel ! Mon antiaméricanisme est conjoncturel et politique », — on croirait entendre les dénégations, au siècle d'avant, d'un de ces anticommunistes désignés comme « anticommuniste primaire » par un Marchais quelconque, et qui s'en défend, et qui proteste de sa bonne foi, et qui présente sa vertu en guise de gage de bonne foi : uniquement anticommuniste « >MI>conjoncturel et politique ».
Là où il y a du nouveau malgré la poussière des habitudes et du conformisme, c'est effectivement que, le débat restant le même et les intellectuels restant semblables, l'antiaméricanisme a remplacé l'anticommunisme. C'est à la fois la même chose et c'est à la fois tout nouveau. L'Amérique devenue sujet de débat des salons de Saint-Germain-des-Près, voilà la consécration suprême, le signe que nous sommes entrés dans l'âge adulte de la contestation de l'Amérique. Vous voyez que les intellectuels français ont leur utilité.