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2818La question que nous posons est de savoir si la laideur du monde moderniste n’est pas la cause principale de la décadence jusqu’à l’effondrement possible de la civilisation (occidentale) qui l’a engendré. Notre réflexion n’est pas esthétique mais psychologique.
Nous voudrions présenter une hypothèse fondamentale qui prend comme outils de sa réflexion un certain nombre de prémisses («commencement d’un raisonnement», [Robert]) que nous proposons ci-après. Ces prémisses ressortent autant de notre expérience que de l’utilisation de notre raison comme outil de réflexion et non comme idéologie directrice, cette raison éclairée par l’intuition et sans que nous prétendions une seconde à l’objectivation.
(A propos de cette “manoeuvre” de l’objectivation, — aucun autre mot ne décrit mieux le processus, — nous estimons, comme on l’a lu pour le cas des historiens [notre Analyse, Vol22 n°13], qu’elle constitue aujourd’hui l’archétype de la tromperie et de la dissimulation d’une pensée qui tente d’échapper au constat de la catastrophe qu’a engendrée l’application de son enseignement dans la réalité.)
• La première de ces prémisses est que la civilisation occidentale est engagée dans un processus accéléré de décadence morale et psychologique. Nous séparons ce constat de l’évolution matérialiste et machiniste de cette civilisation, sans pour cela écarter cette évidence du rapport serré le plus direct, de cause à effet, de cette évolution matérialiste et machiniste sur la décadence morale et psychologique.
• La seconde de ces prémisses est que l’un des caractères essentiels de cette décadence de notre civilisation est la parcellisation et la fragmentation continues du savoir et de la connaissance au profit d’objets de plus en plus réduits, aux dépens d’une vision générale de la situation du monde, de l’esprit et de la psychologie. Des choses de plus en plus réduites sont de mieux en mieux connues et le cadre général où elles se trouvent (et en fonction duquel elles existent et évoluent) est de plus en plus perdu de vue.
• Pour parer aux inconvénients de cette évolution, notamment au niveau des effets sur l’opinion publique et sur les réactions de celle-ci devant la réalité, un processus de transformation de la réalité et du langage qui la décrit est en expansion continuelle, servi par une puissance de communication extrêmement grande. Il nous est arrivé de nommer cela “virtualisme”.
Nous insistons: c’est la laideur qui nous intéresse, et non pas la “beauté trahie”. La laideur est, toujours selon Robert, le «caractère, [l’]état de ce qui est laid»; et le “laid” est ce qui «produit une impression désagréable en heurtant le sens esthétique; qui s’écarte en un genre, un domaine spécifique, de l’idée du beau, de la beauté». Le Robert “culturel” consacre une petite colonne aux définitions additionnées des deux mots et 16 colonnes aux définitions, mais aussi concepts, théories, thèses, etc. des deux mots “beau“ et “beauté”. Les philosophes, — car ce dictionnaire présente la culture du point de vue évidemment philosophique de l’inévitable intelligence française, — s’ébattent avec délice dans le beau et dans la beauté depuis les origines. Le laid et la laideur, par contre, les ennuient considérablement.
L’“avantage” de ne parler que de la beauté est qu’on peut élargir le concept sans frein particulier, jusqu’à y englober peu à peu ce qui, selon le sens commun, serait de la laideur. Ce point particulier, nous le trouvons explicité selon un penchant intellectuel moderniste, justement dans la rubrique que consacre le même Robert “culturel” au concept de “beauté”. L’auteur de la rubrique, Alain Rey, termine celle-ci en s’appuyant sur des citations, exprimant ce qu’il nomme “jeux verbaux” d’André Breton et de Salvador Dali, et écrit: «Echappant aux couchers de soleil, aux cathédrales et aux musées, répandu dans les supermarchés et dans les débris du quotidien, le beau se veut aujourd’hui le signe transcendant du réel, de tout le réel.»
La boucle est bouclée. Le “beau” a échappé aux cathédrales (c’est ça la liberté et nous voilà soulagés) pour se “répandre” (terme bienvenu) dans les supermarchés. Le beau est partout. Tout est beauté, puisque la réalité elle-même est entièrement beauté. La réalité? C’est-à-dire, aussi bien, la réalité virtuelle que construit le virtualisme. Comme Fukuyama nous annonçait “la fin de l’Histoire”, on nous présente “la fin de la beauté” (dans le sens de: qu’est-ce qui est beau et qu’est-ce qui ne l’est pas?). L’idéologie égalitaire est sauvée, comme la démocratie qui en est l’expression finale (“la fin de l’idéologie”?), en instituant que tout est beau.
On comprend pourquoi la laideur fait bien peu recette puisque cette forme de pensée sur la beauté décrète que la laideur n’existe plus. Nous sommes à l’extrême d’une évolution que nous tentons de décrire de cette façon, où l’évolution de l’art entraîne l’évolution du concept de beauté:
• Avec l’affirmation de l’individu après la Renaissance, l’art s’est individualisé. Il a subi un processus de subjectivisation. Il a échappé aux règles objectives de la beauté.
• Les artistes livrés à eux-mêmes ont conservé pendant un certain temps (jusqu’au début du XXème siècle) une conscience aiguë de la beauté. Ils travaillent en conséquence, en tant qu’individus. Ils sont devenus les gardiens de la beauté. Cette mission créa une “aristocratie de l’esthétique”, les artistes se percevant à part, comme une élite de la beauté et de la hauteur de l’esprit.
• Ce risque d’élitisme, qui s’est affirmé au XIXème siècle au milieu du triomphe de la démocratie bourgeoise, impliquait un danger fondamental de contradiction avec ce courant idéologique de démocratisation, qu’il soit libéral ou radical. La chose était évidente dans un temps (le XIXème) où les artistes les plus “avancés” (ils auraient dû être en principe les plus démocrates) s’affirmaient esthétiquement de farouches adversaires de la médiocrité démocratique (Flaubert, Baudelaire, Byron, Berlioz, etc).
• Le XXème siècle a connu un courant visant à éliminer ce risque, et qui correspond assez bien au phénomène que nous avons tenté de décrire du côté de l’histoire: une objectivation (dans ce cas, une “ré-objectivation”) de l’art, sous la forme de l’acceptation de toutes les subjectivités. Le complément impératif était la transformation de la beauté en simple «signe transcendant du réel, de tout le réel». On peut dire que, puisque “tout” est beau, “tout” est art. Il s’agit simplement, dans le système exclusivement dominant, d’être habile en marketing et en communication pour acquérir l’étiquette d’“art” et le titre d’“artiste”.
Le résultat pratique de ce processus conceptuel est évident. La beauté a perdu ses critères originels. Elle est tombée dans le chaos et s’est insensiblement transformée en laideur. C’est dans tous les cas l’affirmation centrale que nous posons, sans éprouver la moindre nécessité de la prouver. Comme d’autres disent que la démocratie est le régime vertueux par essence, nous disons que la situation de la “beauté trahie” revient aujourd’hui à une situation de laideur triomphante. Poser l’affirmation que la beauté a déserté les cathédrales pour rejoindre les supermarchés vaut matière de confirmation sans discussion de notre affirmation, quelle que soit la beauté (sic) du raisonnement par ailleurs, — et la manipulation subversive de la raison impliquée naturellement. Il ne nous importe ici en rien de prouver notre affirmation, d’avoir un débat à ce propos. Nous avons d’autres chats à fouetter et l’évidence nous suffit.
La “laideur triomphante” signifie une trahison de la beauté. Les artistes, ou “artistes” c’est selon, ne sont pas les coupables; tout juste les complices ou les victimes. Souvent, ils sont aussi des révoltés, apportant paradoxalement de l’eau au courant de la trahison de la beauté au nom d’une révolte justifiée contre le système qui pousse, voire qui force à cette trahison. Présenter des chiottes souillées comme une oeuvre d’art implique éventuellement (si l’“artiste” a de l’humour, comme en avait Dali) de moquer la grossièreté et l’inculture du bourgeois qui vient l’admirer en se bouchant le nez, mais aussi de souscrire à la manoeuvre générale du système. Là-dessus, les intellectuels, disposant de locaux remis à neuf où les “toilettes” ont remplacé les chiottes, s’attellent à leur tâche quotidienne de nous montrer que les chiottes souillées sont une partie du «signe transcendant du réel, de tout le réel». C’est ainsi que le piège se referme, avec un claquement sec.
L’oeuvre d’art ainsi transformée n’est que la quintessence initiale du phénomène de trahison de la beauté. Ce phénomène est en fait un système. De la circonstance de la beauté trahie, nous passons au système de la laideur triomphante par l’affirmation du “tout est beau”. De l’accident individuel, nous passons au phénomène systémique collectif.
Evidemment, notre propos concerne bien plus que l’art. La situation de la laideur triomphante (“tout est beau”) a très rapidement débordé le cadre strict de l’art; elle caractérise toutes les structures et toutes les activités de la société. C’est une évolution logique puisque cette situation caractérise un système désormais devenu mondial, un système qui a été expressément “globalisé” et qui se veut, qui s’exige même “global”, — économique, politique, culturel, social, etc. En l’occurrence, l’évolution forcée de l’art n’a fait que tracer la voie à la société.
Cette laideur triomphante s’exprime d’une façon universelle et globalisée, dans l’urbanisme et dans l’architecture, dans les moeurs et dans les modes, dans le discours et dans la pensée. La morale et l’éthique sont également transformées, avec la disparition de valeurs telles que noblesse, héroïsme, honneur, etc. Un corpus imposant a été élaboré pour organiser une perception différente du monde (le virtualisme que nous avons déjà cité), transformant le sens des mots, inventant des “concepts”, utilisant la méthode orwellienne là où cela peut être fait sans trop de risque. Les moyens colossaux de la communication permettent cela. Le fin du fin, dans cette méthode, a été atteint avec le coeur du phénomène de virtualisation: le fait, — notablement anti-orwellien dans ce cas, — que les initiateurs inconscients du processus, les divers “Big Brothers” si l’on veut, croient eux-mêmes à la “réalité” de la perception du monde qu’ils imposent.
Enfin, tout cela n’est qu’accessoire pour notre propos. L’entreprise de camouflage est, d’une façon générale, un échec notable. Si tout le monde subit le système, le nombre de ceux qui n’y croient pas (plus) ne cesse d’augmenter. La cause en est due, notamment mais essentiellement à notre sens, au phénomène de la laideur triomphante qui fait l’essentiel de notre propos.
Tout compte fait, qu’entendons-nous enfin par cette expression de “laideur triomphante”. Il s’agit effectivement d’une trahison de la beauté par le mépris, puis par la mise à l’index des principes qui la régissent. Comme on l’a vu avec les artistes émancipés par la Renaissance, cela vient de loin; mais le phénomène a été fortement dissimulé, pendant longtemps, par les artistes eux-mêmes, leur talent, leur hauteur d’esprit et ainsi de suite. Désormais, la réalité est complètement laissée aux anti-artistes, au point que nous doutons qu’aujourd’hui un Chateaubriand, un Nietzsche, un Baudelaire ou un Proust, pourrait prétendre à la place qu’il occupa en son temps. (Même si ces artistes eurent l’impression, en leur temps, de n’être pas compris; c’était vrai, mais ils occupaient tout de même une place; aujourd’hui, il nous semble que cela est impossible, que seule la dissidence complète pourrait leur permettre de s’exprimer.)
Le triomphe de la laideur se manifeste sous la forme de la déstructuration de tous les modèles structurants, les formes, les sons, les espaces et les volumes d’une part; les principes sociaux et familiaux, les traditions, les psychologies, les pensées et les vertus d’autre part. Il s’agit de la déstructuration du corpus général, concernant aussi bien l’extérieur de l’espèce, l’environnement au sens le plus large du concept, que l’intérieur de cette espèce, tant collectif qu’individuel. Ce mouvement général de déstructuration met en cause d’une façon radicale ce qui, à l’origine, tendait à aider l’homme à progresser vers l’harmonie et l’équilibre. Cette évolution de rupture est le plus exactement conceptualisée, et peut-être explicitée fondamentalement, par la transformation de la beauté en laideur, — trahison de la beauté et laideur triomphante. Cette évolution est explicitée par une dialectique prétentieuse et pompeuse, exaltant des principes primaires de force et d’affirmation individualiste faits pour flatter les vanités et les réflexes hédonistes.
La description du phénomène est par exemple bien illustrée par l’urbanisme, et l’architecture qui va avec. Une description classique de l’architecture urbaine américaniste est trouvée dans une citation fameuse du Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, lorsque son héros, Bardamu, arrive à New York. Elle vaut toutes les analyses savantes et pompeuses de ce domaine dont le jugement convenu est de donner, dans l’époque moderne, la première place aux USA. L’écrivain, lui qui est sauvé par son talent, trouve aussitôt l’essentiel: «New York, c’est une ville debout... Chez nous elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.» Voici, saisie d’une façon inexplicable et inexpugnable, la substance de l’architecture et de l’urbanisme modernes, — qui, littéralement, nous terrorisent. Le contraste est indescriptible avec les cathédrales, avec un Kerouac pleurant devant la beauté de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence et contemplant Notre-Dame, «étrange comme un rêve perdu»...
Ce n’est pas la puissance (celle des gratte-ciels) qui donne de la force à la psychologie, mais la beauté (celle des cathédrales). Les gratte-ciels excitent les psychologies en écrasant ou en inquiétant les âmes. Les cathédrales apaisent les psychologies en élevant les âmes. Lorsqu’on regarde les gratte-ciels, on rentre la tête dans les épaules; lorsqu’on entre dans une cathédrale, on ne peut faire qu’élever son regard. Le cas n’a rien à voir avec l’idéologie ni avec la foi, il a à voir avec la psychologie humaine.
C’est là l’essentiel de notre propos autour de cette question de la laideur triomphante, — même si celle des gratte-ciels est pleine de puissance, ces bâtiments sont la déstructuration même, la rupture des équilibres et des harmonies. La cathédrale, faite pour rassembler la ville étalée et pressée autour d’elle, domestique la hauteur par la grâce des formes, par l’énergique harmonie de l’équilibre des proportions.
Il s’agit d’un exemple de situations entre mille entre l’époque présente et le passé mais l’on retrouve partout les mêmes caractères de l’harmonie trahie par la force brutale, la plénitude de la conception collective trahie par l’affirmation d’une volonté individuelle de puissance. Dans l’appréciation que nous offrons de l’évolution de l’esthétique, il y a sans aucun doute l’évolution idéologique qui caractérise notre époque et triomphe aujourd’hui. De ce point de vue, pour nous, la subversion née de la laideur est l’équivalent psychologique de la subversion politique de l’individualisme.
Ainsi aura-t-on aisément compris ce que nous définissons la beauté par l’énoncé évident de toutes les trahisons qui ont abouti au triomphe de la laideur: harmonie, équilibre, élévation de l’âme, célébration collective d’une communauté d’esprit par la seule vertu du sentiment expérimenté par chacun. Ainsi notre thèse n’est pas seulement celle, évidente, de la décadence esthétique. Elle s’affirme dans une dimension beaucoup plus dynamique et dont la dimension politique est évidente. Elle s’affirme dans sa globalité, ne laissant aucun domaine intact, allant de l’évolution vers la laideur des tenues et des allures des soldats au combat, à l’évolution vers la laideur des paysages détruits, de l’environnement saccagé, du climat violenté.
En échange, la laideur triomphante est celle d’un univers glacé, apparence de rangement totalitaire masquant de moins en moins le chaos de l’absence de règles et de l’absence d’harmonie. Le cas est beaucoup moins idéologique qu’on l’affirme pour sauvegarder l’interprétation vertueuse du processus contre l’évidence de la perception de la chose. Le cas est physique et métaphysique, il est dans la rupture des règles, des équilibres, des harmonies, de tout ce qui nourrit à la fois la beauté et l’apaisement de l’âme.
Il y a déjà eu nombre d’observations et d’études critiques sur les effets sociaux dévastateurs de cette évolution moderniste. Le cas est également évident, dans la famille rompue, dans les sociétés brisées, dans les hiérarchies trahies où les “valeurs” originelles ont été remplacées par des valeurs infâmes. Même la guerre, considérée comme “événement social”, répond au même diagnostic. En un sens, la destruction de l’Irak, telle qu’elle est conduite par la déstructuration moderniste (américaniste) est pire que la destruction de l’Allemagne en 1945. Ce qui compte est moins le volume de la destruction que la forme de la destruction. Plus que détruit, l’Irak est déstructuré, démembré, décervelé (et tous y participent: Occidentaux et terroristes). Sa culture est détruite, la psychologie de ses habitants est violée et brisée en mille morceaux.
Psychologie, effectivement. Le principal effet de la laideur triomphante se fait finalement sur la psychologie humaine. La chose affleurait déjà lorsque le docteur (américain) Beard identifiait la névrose en 1879 comme la maladie de la psychologie laissée à son chaos originel après avoir été privée de ses références structurantes par la “fuite en avant” du progrès américaniste, déstructurant par essence (d’où le nom de “mal américain” donné par Beard à la névrose). Il est insuffisant de dire que la chose (la déstructuration moderniste et sa laideur triomphante qui la caractérise) rend malade ou rend fou. (On connaît la difficulté d’identifier les maladies psychologiques et, au bout du compte, la folie.) Il est plus satisfaisant de constater que le processus moderniste organise de façon mécanique la déstructuration de la psychologie et lui impose un abaissement et un affaiblissement constants. (Nous retrouvons l’image du gratte-ciel déstructurant qui affaiblit la psychologie en terrorisant l’âme, contre la cathédrale structurante qui la renforce en élevant l’âme.)
Ce qui nous intéresse à ce point est la conséquence pratique de ce processus. L’affaiblissement général des psychologies, entraîné par le processus de la laideur triomphante et alimentant lui-même ce processus, a installé et ne cesse de renforcer un comportement général de l’espèce caractérisé par plusieurs points:
• Un rétrécissement constant de la vision du monde, que ce soit au profit d’une connaissance approfondie de sujets de plus en plus réduits (pour les “élites”) ou au profit (?) d’une atrophie générale jusqu’à la nullité de la conscience et de tout ce qui enrichit cette vision.
• Un renforcement constant de la perception individualiste du monde, jusqu’à l’acceptation de l’existence de l’univers réduit à soi-même. Cela organise la rupture psychologique générale et partagée avec tout le reste au profit de liens artefactuels fondés sur des fictions.
• Une croyance de plus en plus grande à des artefacts de réalité à la place des réalités. Cela vaut aussi bien pour les “élites” que pour les masses qui pratiquent évidemment cette forme moderniste de la “servilité volontaire”. Ce phénomène répond à ce que nous nommons le “virtualisme”.
• Le remplacement des valeurs esthétiques au sens large par les valeurs de la laideur triomphante évidemment affirmées comme vertueuses.
• L’absence d’une nécessité totalitaire organisée selon une idéologie pour susciter ce processus. Nul Etat policier n’est nécessaire, nulle doctrine extrémiste (même si l’un ou l’autre caractère de nos régimes semble y renvoyer). Ce sont nos psychologies qui, elles-mêmes, suscitent la situation évidemment totalitaire de notre civilisation.
Tous ces caractères permettent de supporter l’affaiblissement de la psychologie et de le présenter comme son contraire. Face à la réalité du monde et de la civilisation qui est complètement occultée en tant que telle, la psychologie n’a plus aucune capacité de discernement et encore moins d’intervention. Elle perd toute capacité ayant trait à l’instinct de la survie et à l’élan vers la beauté. Elle ne se suicide pas (puisqu’elle a une fausse conscience de la vie) mais s’éteint littéralement comme une bougie qui meurt, s’assèche comme un désert qui s’étend. Elle ne dispose plus d’aucune force pour rechercher son affirmation structurée et son élévation. Elle ne sait plus comment se structurer et s’élever. Elle ne sait plus ce que c’est que “se structurer“ et “s’élever”.
L’état de la civilisation est donc complètement extraordinaire. Il n’a aucun précédent dans l’histoire des civilisations. Il ne s’agit ni de déclin, ni de décadence, mais d’extinction et d’assèchement. La question de la mort de notre civilisation («Nous savons que les civilisations sont mortelles», selon Valéry) est complètement dépassée parce que notre civilisation ne peut mourir selon le sens historique du terme, — parce qu’une civilisation ne décline et ne meurt que dans la mesure où une autre civilisation, ou même une autre force organisée qui paraîtrait peu ou pas civilisée, met en lumière sa faiblesse et en accélère les effets en se posant comme sa concurrente.
La laideur triomphante est le résultat de la déstructuration du monde, on peut même dire qu’elle est déstructuration du monde. (En plus qu’elle l’alimente elle-même, bien sûr, jouant sa fonction de cause à effet.) Elle l’est physiquement, graphiquement et selon les ruptures des volumes, des droites et des harmonies, des accords de tonalité, des équilibres des masses et des formes, des balances entre rythme et mélodie, etc. Elle a transformé et transforme très rapidement l’environnement physique et social en une sorte de paradoxal “chaos organisé”.
Dans cette situation et selon une évolution logique qu’on n’a aucune peine, ni à comprendre ni à imaginer, cet effet déstructurant agresse évidemment la psychologie humaine. La laideur triomphante devient inspiratrice et maîtresse de cette psychologie. Elle forme son univers et tend à remplacer la nature du monde. Sa puissance implique un caractère quasiment irrésistible pour une majorité importante des psychologies. Cela est d’autant plus évident que son effet principal est l’émollience, l’affaiblissement et la réduction des défenses (notamment l’esprit critique, au profit du conformisme). Le cycle est vicieux: les psychologies conquises par la laideur triomphante sont affaiblies à mesure et voient leur capacité de résistance réduite.
Pour autant, la résistance n’est pas éteinte. Rejetée dans la dissidence, elle peut utiliser des outils d’une grande puissance du système pour lui résister, surtout dans le domaine de la communication. Cette résistance, comme c’était déjà évident au XIXème siècle avec les prises de position de nombre d’artistes, est notamment de type esthétique, en refusant les laideurs innombrables du système.
Cette analyse conduit à l’hypothèse que l’esthétique est plus que jamais au centre des valeurs essentielles et qu’il s’agit en plus d’une valeur bien plus riche qu’on ne croit. Elle est affirmation du beau bien entendu, mais encore santé de la psychologie et sauvegarde de l’âme.
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